Lettres d'amour en Somalie, un film de Frédéric Mitterrand (1982)
Il faut un certain culot pour construire un long métrage autour d'une voix off. Marguerite Duras pouvait s'offrir le luxe, elle, d'ennuyer un vulgum pecus auquel elle ne s'adressait pas : elle pouvait compter sur d'inconditionnelles groupies qui se pâment au son de sa voix.
Ce n'est pas le cas de Frédéric Mitterrand, dont "Lettres d'amour en Somalie" était le premier film : d'emblée il s'est fait plaisir, n'a fait de concession qu'à son propre goût et à son propre cheminement et, miracle, après quelques instants de flottement et de réticences, on prend le prochain vol, on "rattrape" Frédéric déjà enfoncé dans cette toujours misérable corne orientale de l'Afrique.
« Il n'y avait pour m'accompagner que la douleur que tu m'avais laissée. »
A tort ou à raison, j'imagine que ces lettres pleines des blessures d'une rupture sentimentale récente sont adressées à un garçon. Pudeur, ou plutôt clin d'œil et exercice de style, Frédéric Mitterrand s'est astreint tout au long du film à éviter toute expression susceptible de trahir le sexe du destinataire. Son texte mêle les notes documentaires aux états d'âme du narrateur : l'horreur des camps de réfugiés, l'effroyable misère d'un des cinq pays les plus pauvres de la planète, deviennent le support de la douleur psychique d'un individu.
On pourrait voir dans cette démarche la volonté de montrer par un parallèle provocant et cynique que le monde peut bien crever autour de vous, subir toutes les injustices et toutes les tortures, il n'y a que votre souffrance qui vous intéresse, il n'y a que les contrariétés supportées par votre petit ego de nanti qui vous touchent vraiment.
Il y a cela sans doute dans "Lettres d'amour en Somalie", mais ce serait raté s'il n y avait que cela, si cette impression n'était pas dépassée. Par le décalage volontaire entre le texte et l'image, Mitterrand suggère la futilité et la dérision des tourments des Occidentaux face au malheur qui frappe les populations déshéritées.
«Cette douleur, je te l'ai prise.», dit le narrateur à son correspondant ; mais cette douleur, que pèse-t-elle face aux nomades de Somalie qui luttent pour pouvoir encore manger demain ?
Ce film a obtenu le "Prix Jean-Louis Bory", (qu'il a partagé avec le film de Salvatore Nocita consacré à un peintre méconnu, Ligabue : sensible comme il l'était à la souffrance des autres, fût-elle collective ou cachée au cœur de l'individu, Jean-Louis Bory (mort en 1979) aurait mis sa voix et sa plume au service de ces deux films. Le jury de l'époque ne s'y est pas trompé.
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