Les déportés nazis ou le destin du corps
Dans sa perfection sinistre, le système nazi a réintroduit, suite logique à son idéologie du sol et du sang, les marques où se lisent soit l'appartenance à un groupe banni, condamné, soit l'appartenance à un groupe élu. L'étoile jaune, les différents triangles ou barrettes furent portés sur les vêtements, mais les corps furent tatoués avec un numéro de matricule. On alla jusqu'à inciser l'étoile de David sur le front de certains juifs.
Les SS se firent tatouer sous l'aisselle le numéro de leur groupe sanguin. Ce qui était stigmate pour les uns devenait blason pour les autres. Car il est bien évident que le numéro du groupe sanguin tatoué sur la peau des SS n'avait pas seulement un sens utilitaire et préventif en cas d'accident, mais constituait la marque élective de ceux qui se revendiquaient d'une race consciente de sa supériorité. Cette inscription les plaçait dans une généalogie par la race ; la conscience génétique venait combler le manque à la conscience de l'histoire.
Il est par ailleurs significatif que dans ce système scripturaire établi sur le mode de la reconnaissance et de l'exclusion, les seules marques permises soient celles sanctionnant le fossé entre la race supérieure et la race inférieure. Le tatouage comme marque de révolte est banni. Il l'est doublement parce qu'il n'est pas uniquement marque de révolte individuelle, mais établit aussi un lien, une identification entre ceux qui en sont les porteurs. Il inscrit là aussi une mémoire, partant d'une généalogie de la révolte. [Ainsi, toute l'œuvre de Jean Genet fait apparaître des hommes pour qui leurs tatouages sont les signes leur permettant de se ranger dans une lignée mythologique ; leurs tatouages sont des blasons.]
Ces images du corps tatoué, marqué, laissent apparaître en filigrane l'image d'un corps lisse qui n'offrirait, lui, aucune résistance. Car c'est bien de résistance qu'il s'agit.
Rappelons-nous que l'art somptueux du tatouage japonais est né d'une résistance de diverses classes et couches sociales face à des privilèges accordés aux seules classes possédant le pouvoir. Dans le Japon féodal, seuls les aristocrates de la cour impériale, les samouraïs, les prêtres lettrés des temples et monastères avaient le droit de porter les splendides kimonos, au même titre qu'en Europe, les classes roturières n'avaient pas le droit de porter certains tissus sous l'Ancien Régime. Pour parer à cette injustice, les marins, les paysans, mais aussi les prostituées ont appris à graver à même leur peau des motifs aussi beaux que ceux des kimonos. Seules les parties découvertes visage, cou et mains, ne devaient pas être tatouées, afin de prévenir tout châtiment possible entraîné par cette imitation sacrilège, ce détournement de l'interdit.
La peau même du corps peut ainsi devenir le lieu d'une inscription de signes à décrypter comme transgression symbolique, comme blason ou comme stigmate.
Dans "Mein Kampf", Hitler parlait des juifs comme d'une plaie syphilitique sur le corps social ; et le discours nazi abonde en images où l'homosexualité est présentée comme une maladie menaçant le corps social d'anémie. L'explication de cette dernière formule par la non reproduction dans la pratique homosexuelle n'arrive pas à épuiser son sens. Anémie et plaie syphilitique, les deux termes renvoient, à la lettre comme au figuré, au sang et à la souillure. Imagerie simpliste mais parlante, assez frappante en tout cas pour fabriquer chez des masses réceptives à la flatterie de leur propre image et de leurs préjugés les plus ancrés, l'image d'un danger à conjurer à tout prix : la plaie judéo-marxiste et le chancre homosexuel.
Finalement, le destin du corps dans le camp de concentration nazi ne faisait que répéter, comme dans une structure en abîme, le destin du corps social sous un tel régime. La périphérie sociale, là d'où vient le danger, c'étaient pour les nazis, en priorité, les juifs, les communistes, les homosexuels, et tous les autres à leur suite. Ce sont eux, par conséquent, qu'ils ont cherché à enfermer, et à éliminer du corps social «sain». Le corps lisse à faire advenir, c'était un corps sans signe. Un corps docile, non résistant, finalement sans signe de vie.
La Mort.