Les amants du soleil levant par Marc Daniel
Entre les rivages sonores de la Grèce et les horizons embaumés du Japon, plus d'une similitude a, dès longtemps, frappé les observateurs, pays nés l'un et l'autre de l'écume des ondes, terres à la mesure de l'homme, où le rythme poétique naît du murmure des flots et où la montagne architecture le ciel.
Historiquement, les comparaisons s'imposent tout autant, sans doute parce que le relief du sol, en Hellade comme au pays du Soleil Levant, a favorisé la naissance d'une société aux cadres géographiques morcelés, et dont la cellule politique est le clan plus que la nation. Ce que nous appelons, en Occident, la « féodalité », le groupement, derrière un chef local, d'hommes unis par une intense fraternité d'armes faite de sens de l'honneur, de fidélité, de discipline, et de maîtrise de soi, a existé aussi bien à Mycènes, à Tirynthe et à Thèbes qu'à Osaka et à Kyôto.
Or, s'il n'est pas vrai de dire, en histoire tout au moins, que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, la féodalité européenne du Moyen-âge n'ayant jamais donné naissance à une homosexualité militaire officielle, il est du moins frappant que, dans les deux pays d'îles, celles de la Méditerranée et celles du Pacifique, ce système de fraternité d'armes ait trouvé à la fois sa plus haute expression et sa force dans une forme particulière d'amour où la camaraderie se mêle à la tendresse et aux liens charnels pour exclure irrévocablement, et le plus souvent avec mépris, la femme.
Ne posons pas ici – ce n'en est pas le lieu – le problème de ces amours de soldats, et rappelons seulement avec quelle facilité, même en nos climats et en nos temps qui ne favorisent guère ces sortes de sentiments, les « copains » deviennent des amants ; je n'en veux comme témoignages, entre mille, que l'amer Chemin des hommes seuls de Walter Baxter et le souriant Vincent Delmas d'Yves Cerny. Il est bien évident que la promiscuité qu'implique la vie des armées, le sentiment du péril partagé au combat, l'espèce d'exaltation de la virilité que constitue l'esprit militaire, ne laissent guère de place à la femme, sinon comme à un passe-temps pour permissions, le « repos du guerrier », comme dit Christiane Rochefort. S'y ajoutent volontiers, dans le cas des armées de métier où coexistent soldats expérimentés et jeunes recrues, une sorte de « socratisme » héroïque, une émulation entre les aînés et les cadets, cette subtile relation émotionnelle qui unit le maître au disciple, l'adolescent à l'adulte, le faible au fort. Et, pour cimenter le tout, ce sentiment d'orgueil qui est le mortier de toutes les armées du monde, la certitude d'appartenir à une communauté supérieure aux autres hommes, la ferveur d'une vie plus intensément vécue à laquelle ne participent point les « civils », bref, ce que nous nommerions volontiers aujourd'hui l'esprit para, et dont on a naguère évoqué, ailleurs qu'en Arcadie, les résonances homosexuelles.
Donc, en Grèce antique, les Doriens, race guerrière entre toutes, chérissaient comme une institution nationale une sorte d'amour-camaraderie, nommée très précisément « païderastia », c'est-à-dire « amour des garçons », qui unissait par couples un soldat expérimenté et une jeune recrue, et qu'a excellemment analysée ici même André-Claude Desmon (1). Unions dont la solidité et l'efficacité militaire sont universellement célèbres, même dans nos écoles, puisque l'un des deux amis ne devait jamais survivre à l'autre dans le combat, et que l'héroïsme, cher à Plutarque, du Bataillon Sacré thébain n'avait pas d'autre cause.
Au reste, on se rappelle que, dans un siècle à coup sûr peu grec, mais très militaire, le cynique marquis de Louvois vantait à Louis XIV les avantages d'une armée de « sodomites », dont les officiers, au moment de regagner les camps, ne s'attardaient point à se « détacher de leurs maîtresses », mais étaient au contraire bien aises « de quitter les dames et d'entrer avec leurs amants en campagne ».
On pourrait multiplier ces exemples de camarades-amants pour illustrer, à travers toute l'histoire du monde, cette vérité indéniable, encore que souvent celée, que beaucoup des plus glorieuses armées ont été profondément homosexuelles, des Spartiates aux Germains, des Romains aux Normands, des Scythes aux Arabes.
Mais restons-en pour aujourd'hui aux cas dans lesquels cette camaraderie-amour a été officiellement reconnue, institutionnalisée en quelque sorte, et revenons-en par conséquent, après ce détour, au Japon des Samouraïs.
Un peu comme chez nous en Occident, la « chevalerie » japonaise, avec son cortège de rites exquis et son éthique particulière, s'est développée sur un terrain de brutalité et de violence. C'est au cours de la période dite « Fujiwara » (en gros, les XIe et XIIe siècles de notre ère), que le pouvoir des empereurs avait disparu devant l'indiscipline croissante des provinces, de sorte qu'à partir de la période « Kamakura » (XIIIe-XIVe siècles), le Japon se trouve, en fait, sinon en théorie, divisé en « principautés », ayant chacune à leur tête un « daimyô » pratiquement indépendant. Au XVIe siècle, le spectacle de ces daimyôs évoque curieusement celui des princes italiens de la Renaissance, leurs contemporains : fastueux, cultivés, raffinés, perfides, amants des arts, avides et sans scrupules.
Bien entendu, comme dans l'Italie du Quattrocento, la civilisation s'épanouit à la cour de ces daimyôs en même temps que leurs guerres emplissent les chroniques et alimentent les légendes. Précisément, le plus célèbre d'entre eux, Nobunaga Oda, le véritable maître du Japon au milieu du XVIe siècle, réalise à merveille ce type de guerriers de haute stature, entouré de jeunes « Koshô », écuyers et amants, parmi lesquels Rammaru Mori, le plus intelligent et le plus brave, qui mourut aux côtés de son seigneur dans un combat. Et la tradition populaire, qui perpétue jusqu'à nos jours les hauts faits de Nobunaga Oda et de Rammaru Mori, n'ignore nullement la nature sexuelle de leurs relations (2).
A l'inverse de l'Occident, la féodalité japonaise, même si elle disparut peu à peu sur le plan politique devant la vigueur centralisatrice des « shogûn », les « grands vizirs », continua à imprégner jusqu'au milieu du XIXe siècle toute la vie intellectuelle et spirituelle de l'Empire du Matin.
C'est que, dès l'époque « Fujiwara », elle s'était codifiée en une sorte de règle de vie idéale, le « bushido » ou « loi des chevaliers », un peu l'équivalent, toutes proportions gardées, du Miroir de prouesse et de chevalerie de nos barons médiévaux, mais un Miroir de prouesse et de chevalerie qui aurait eu l'importance d'un évangile et qui aurait constitué pendant six cents ans l'armature morale de toute une société.
Le « bushido », du reste, a bien des points communs avec le code chevaleresque occidental : de même que la fidélité du vassal au suzerain est la première des vertus féodales de nos pays, de même le « koshô » jure à son « daimyô » une foi sans limites. Semblables aussi d'une extrémité du monde à l'autre, les exigences de courage et d'abnégation, de mépris de la souffrance, de désintéressement, de culte de l'honneur ; les combats singuliers sont en honneur à Kyôto comme dans les châteaux-forts de France et d'Angleterre ; enfin la politesse, la « courtoisie » pour lui donner précisément son nom féodal, fleurit là comme ici.
On trouve beaucoup moins, par contre, dans la chevalerie d'Occident, l'équivalent du goût de la poésie et de la musique que le « bushido » exige du « samouraï ».
Mais on y chercherait surtout en vain, au moins dans les textes, cette catégorie très particulière de sentiments qui unit le « samouraï » à son « koshô », le seigneur à son écuyer, et qui, nous l'avons dit, s'apparente bien davantage à la « païderastia » grecque qu'à la « foi » féodale (3). Et, de même, la chevalerie d'Occident, si elle a connu la « camaraderie » comme celle de Roland et d'Olivier, n'a jamais, même tacitement, admis que ce sentiment pût être de nature sexuelle : le croire comme certains auteurs modernes, notamment dans le cas des Templiers, est faire preuve de la plus incroyable ignorance de l'esprit du Moyen-âge.
Or les Japonais d'autrefois considéraient au contraire la chose comme tellement banale qu'ils en parlaient sans réticences, et leurs « chansons de geste » y font allusion à plusieurs reprises. Ainsi, le Shidzu-no Odamaki, roman épique anonyme du XVIe siècle, raconte les amours de deux jeunes samouraïs de la cour d'un daimyô, Yoshida Daizo et Hirata Sangoro, âgés l'un de quinze ans et l'autre de vingt-cinq, amours qui connaissent une fin héroïque sur un champ de bataille de Corée ou Hirata se tue sur le corps de son ami mortellement blessé (4).
Mais le principal témoignage littéraire qui nous demeure de l'amour des samouraïs est le recueil de Saïkakou Ebara, Nanshok-Okaganti (Histoires glorieuses d'amour viril) (5).
Saïkakou Ebara vécut de 1641 à 1693. Sa Vie amoureuse de Yonosouké, écrite à l'âge de quarante ans, lui apporta la gloire ; puis ce furent La Vie amoureuse dune femme, l'Éternel Comptoir du Japon, Les cinq femmes amoureuses, les Histoires glorieuses d'amour viril, les Histoires de l'Esprit des samouraïs, toutes œuvres où l'amour des garçons est si crûment évoqué que les éditions modernes en sont, paraît-il, expurgées au Japon.
En tout cas, dans la préface des Histoires glorieuses d'amour viril, Saïkakou Ebara, fort irrespectueusement pour les dieux, attribue l'origine de la pédérastie au fait que, selon la mythologie il y eut, au début du monde, trois générations de dieux mâles avant la naissance de la première déesse. « Aujourd'hui », ajoute-t-il, « nos yeux sont souillés par ces femmes aux cheveux mous... qui ne peuvent servir qu'au plaisir des vieillards dans les pays où il n'y a pas de beaux garçons. Un homme jeune, sain et de sang chaud, n'a que faire de ces méprisables beautés féminines. Si un homme s'intéresse aux femmes, il ne peut connaître les joies bénies de l'amour viril. » Voilà au moins une prise de position sans équivoque, et qui eût réjoui Georges Portal, lui qui considérait comme un oiseau rare l'homosexuel détestant les femmes ! On retrouve là l'opinion des anciens Grecs, que l'amour des femmes est avilissant pour l'homme : comme le dit Ken Sato dans sa notice liminaire à la traduction de Saïkakou Ebara, « un amour avec une femme passait, selon l'opinion d'un Samouraï, pour rendre un homme lâche, faible et efféminé », et il faut bien reconnaître que les excès de la gynolâtrie qui s'étale crûment sur nos murs, nos journaux, nos ondes, nos scènes et nos écrans donne quelque poids a ce point de vue partagé par les Grecs, les Japonais... et quelques autres.
Je ne connais pas, dans la littérature occidentale, d'équivalent à ces pages exquises, où la civilisation la plus raffinée du monde a répandu son parfum, sa grâce, sa douceur. Comme dans ces estampes à l'encre de Chine, où une branche de cerisier en fleurs suffit à évoquer tout un univers de fraîcheur et de poésie, une touche légère, dans ces contes délicats, fait revivre les jardins, les chrysanthèmes, la soie blanche des hara-kiri, les prairies au printemps, les sourires et les larmes d'amours à la fois si semblables aux nôtres et si lointains.
C'est bien dans le cadre du « bushido », de ce code austère et viril de morale chevaleresque, que se situent ces histoires de Saïkakou Ebara. Tout y respire le culte de l'honneur, la fidélité, la pureté d'âme, la jeunesse sans compromissions. Rien n'y évoque, même de loin, le goût avilissant du plaisir, la promiscuité, le laisser-aller qui souillent presque toute la littérature homosexuelle de nos pays. Elles ont la même authenticité, la même grandeur et la même dimension poétique que Tristan et Yseult ou Daphnis et Chloé. Je ne me console pas, pour ma part, d'appartenir à une civilisation qui s'est jusqu'à présent révélée incapable de les égaler, puisque Socrate n'a pas écrit de romans et qu'Hadrien et Antinoüs se sont contentés de vivre le leur.
(1) A.-C. Desmon : Le Banquet de Platon, dans Arcadie, n°63, mars 1959, p. 170 : « L'amour chevaleresque »
(2) E. Carpenter, Intermediate Types Among Primitive Folks, Londres, 1914, pp. 149-150
(3) Suyewo-Iwaya, The Comrade-Love in Japan, dans Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen, IV, 1902, pp. 265-269
(4) E. Carpenter, op. cit., pp. 152-154
(5) Trad. française : Saïkakou Ebara, Contes d'amour des Samouraïs, trad. par Ken Sato, Paris, Stendhal et Cie, 1927, 108 p., in-8
Arcadie n°66, Marc Daniel (Michel Duchein), juin 1959
Lire le conte : L'âme d'un jeune homme amoureux suit son amant en voyage