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Amour des hommes entre eux, entretien avec Jean-Paul Aron

Publié le par Jean-Yves Alt

Il était déjà intolérable aux Grecs, d'un point de vue éthique et théorique. Aujourd'hui qu'il revendique sa liberté, l'homosexuel est cependant confronté sans cesse à un monde qui est souvent son ennemi. Jean-Paul Aron nous en donne une esquisse phénoménologique.

Dans l'Antiquité, chez les Grecs notamment, la pédérastie – amour des adolescents – était considérée comme l'un des attributs de la sagesse. Mieux encore, la pédérastie renvoyait à l'idée d'un amour supérieur à celui qui pouvait exister entre un homme et une femme. De telles conceptions demeurent-elles actives aujourd'hui ?

A propos de la pédérastie, il faut préciser que chez les Grecs de l'antiquité elle représentait une forme d'esthétisme transcendant l'expérience « naturelle » de l'amour qui relevait des nécessités biologiques, bassement utilitaires, de la reproduction de l'espèce. Mais il faut aussi ajouter que la pédérastie tendait à s'opposer à ce que nous nommons l'homosexualité, c'est-à-dire au rapport de deux adultes de même sexe. Pourquoi ? Parce que l'homosexualité était intolérable d'un point de vue éthique et théorique. Les Grecs ne pouvaient endosser que l'amour homosexuel échappe au modèle de la sexualité. Savoir, à la dialectique de la relation, définissant deux rôles, l'un actif et l'autre passif. La passivité étant, bien entendu, uniquement affectée à la femme. De ce fait, il semble que pour les Grecs, la pédérastie ressortissait à un 3e genre échappant tant à l'amour « biologique » et « naturel », qu'à l'amour homosexuel. Voilà pourquoi elle était si sereine et si bien admise. L'homme adulte qui portait son choix sur un adolescent optait pour la gratuité, le luxe, le somptuaire face au fonctionnel et au besoin. Et, du même coup, il épargnait à son jeune amant les flétrissures de la féminité. Devenu adulte à son tour, celui-ci répétait tout naturellement sur d'autres éphèbes l'initiation qui lui avait été enseignée. Il me semble que l'idée de sagesse, comme celle de supériorité, sont propres au mode de pensée grec et qu'elles ont disparu de l'horizon contemporain. L'homosexualité est simplement, aujourd'hui, presque comme une manière différente de s'aimer.

En revanche le Grec pédéraste affichait une certaine misogynie, si je m'en tiens à ce qui vient d'être dit. Vous-même, dans votre pièce : « Les voisines », récemment représentée au théâtre de l'Odéon, je me réfère aux critiques, faites l'apologie de la misogynie. Cela signifie-t-il que l'homosexuel soit foncièrement misogyne ?

Faux. Totalement faux. C'est la misogynie de quelques-uns qui a créé, puis entretenu, et enfin avalisé ce mythe. Je connais, et j'ai connu, beaucoup d'homosexuels appréciant fort la compagnie des femmes, au point de ne pouvoir s'en passer. Ceci s'explique par plusieurs raisons. Dont la plus immédiate réside dans la relation originaire et souveraine de l'homosexuel à sa mère. Rares sont ceux – parce qu'il doit malgré tout en exister – qui ne reconnaissent pas un très grand « appel » des femmes : ils ont besoin d'elles. Bref, pour ce qui concerne la misogynie – je signale au passage que ma pièce pose bien d'autres problèmes –, je dirais plutôt que c'est une attitude d'hommes. D'hommes dits « à femme » qui n'auraient justement pas, vis-à-vis de la femme, les problèmes que connaissent les homosexuels.

Il y aurait alors, chez l'homosexuel, une recherche de la compagnie des femmes qui ressemble à une quête du bien-être, du plaisir : est-ce que ça ne pourrait pas être de l'amour ?

Amour ! Le terme est excessif. Je préférerai que l'on dise : sentiment dans la mesure où le désir de l'homosexuel l'éloigne de la femme et que ce qui l'en rapproche est plutôt d'ordre affectif. Parce que le sentiment consiste en une fusion des âmes, en une sympathie – dans son sens le plus riche –, en une communauté de pensées et d'émotions. Le sentiment, c'est le bien-être-ensemble. Très exactement ce que j'entendais tout à l'heure par compagnie. Disant cela, il me vient à l'esprit un parallèle qui pourra surprendre. L'amour bourgeois, voilà qui me paraît de nature comparable au sentiment amoureux de l'homosexuel envers la femme. L'homme bourgeois, le père de famille au XIXe siècle, aime sa femme en ne la désirant pas. Toute la littérature de l'époque nous explique longuement cette drôle d'affaire d'amour sans désir. Pour le plaisir, pour la jouissance, le bourgeois déserte le lit conjugal. Sa femme est une épouse, une conseillère, la mère de ses enfants, elle n'est pas – ou très rarement – une maîtresse. Et il ne serait pas de bon ton qu'elle le fût. Elle-même ne prétend aucunement à ce rôle. Pourtant ce serait se tromper grossièrement que d'en conclure que le bourgeois n'aime pas sa femme. Il l'aime. D'autant plus que, précisément, il ne se livre pas sur elle aux actes qui, avec une autre, le conduisent à la jouissance. De tels actes gâcheraient cette fusion sentimentale, cette sympathie, cette communion de pensées dont je parlais plus haut. En fait, pour adopter un langage éthique, l'homme bourgeois – qui n'attend finalement de sa femme que la perpétuation de l'espèce, puisque cela permet la sauvegarde du patrimoine – ne respecte son épouse, et ne peut la respecter qu'en n'espérant pas d'elle d'illicites satisfactions.

Changeons de registre. Depuis plusieurs mois la séduction est à la mode. Or, à ma connaissance, le rapport homosexualité/séduction n'a jamais été abordé, ce qui m'étonne beaucoup car il me semble que le désir de séduire est une constante de l'homosexualité.

C'est en effet un vrai problème. Afin de le résoudre, je pense qu'il faut partir d'une donnée fondamentale : qu'il y a au fond de la vie homosexuelle un conflit irréductible, donc très douloureux, la recherche d'une identité jamais totalement obtenue. L'homosexuel est incertain de son essence. Il est dans une perpétuelle quête de lui-même et, comme il vit au sein d'un monde menaçant et dangereux, il cherche aussi en permanence à se forger un univers assurantiel. Car n'oublions pas que, de lui, nos sociétés ne prennent rien en charge, ni ses conduites, ni ses goûts, ni ses choix, ni même parfois son apparence. Autrement dit, l'homosexuel, qui est en situation constante de marginalité, se trouve contraint pour se protéger, et peut-être se sauver, de constituer cet univers assurantiel. L'une des façons d'y parvenir, c'est de plaire. Et j'estime qu'il est possible de repérer chez l'homosexuel un désir originaire de plaire, parce qu'ainsi, à défaut de pouvoir s'affirmer, il va essayer d'être reconnu. J'emploie à dessein le terme de plaire plutôt que celui de séduire. Laissant à d'autres le soin d'expliquer si l'on passe par transition insensible du projet de plaire à la séduction proprement dite. Car, que l'on y regarde de près : qu'est-ce que plaire ? Plaire c'est, sinon combler la distance, abolir les différences, surmonter l'obstacle, du moins se donner l'illusion que les différences sont plus ou moins voilées, la distance plus ou moins effacée, l'obstacle plus ou moins contourné. Plaire, c'est se rapporter aux choses en les apprivoisant. Plaire c'est engager avec le monde un rapport de propitiation, c'est s'efforcer de colmater les brèches, c'est composer à l'intérieur de l'hétérogénéité une figure fantasmatique de l'homogène. Plaire, c'est inventer un équilibre, fût-il précaire et provisoire dans une existence ébranlée. Sous cet angle, il n'y a pas d'existence homosexuelle qui puisse échapper à ce projet. Projet urgent et frénétique, parce que, à chaque instant, tout peut être remis en question. Plaire, plaire sans cesse, pour persévérer dans l'être.

Désir de plaire ! Mais c'est la parfaite illustration – ou explication – de la formule sartrienne : « l'homosexuel est toujours un traître en puissance. »

A nouveau je pense que cela doit être nuancé. Effectivement, celui qui est démangé par le besoin de plaire, parce qu'il ne peut vivre qu'à ce prix – à moins de disposer d'une énergie singulière –, est menacé par des compromissions. Donc, à la limite, par la traîtrise. Toute tentation aussi radicale, je dirais aussi ontologique, de plaire à tout prix, enveloppe ce danger. Néanmoins, lorsque je considère la situation globale de la condition humaine contemporaine, lorsque je regarde les rapports des gens les uns avec les autres, aussi bien dans l'immédiateté du rapport humain, que dans les rapports idéologiques, les rapports économiques, les rapports de pouvoir, je constate tant de traîtrises, que je me dis que cette métaphysique de la traîtrise – comme composante originaire et irréductible de la vie homosexuelle –, est éminemment contestable. En revanche si nous cherchons un traître constitutionnel, un traître par vocation, nous en avons un dans la main : l'intellectuel français. Voilà le grand, le véritable traître – ce serait l'objet d'un autre discours, mais je tiens à le signaler là – et je suis prêt à développer cette thèse quand on le voudra : l'histoire de l'intelligentsia française depuis 30 ans me fournit à foison des arguments aussi navrants qu'irréfutables. Mais au moment où nous devisons, un scrupule me saisit. Nous vivons dans un monde où il n'y a plus de réalité, où les objets de pensée se sont évanouis, où les signes sont flottants, interchangeables, où il n'y a plus de prise sur les choses, parce qu'il n'y a plus de choses, où il n'y a plus d'étant – pour parler comme Heidegger, où l'on n'habite plus, où l'on ne communique plus, où les simulacres ne jouent même plus – comme le faisaient auparavant les apparences – la comédie du réel... dans un tel monde, y a-t-il encore place pour la trahison ? Peut-être seulement pour l'imposture...

Donc, accord pour l'homosexuel séducteur, mais refus pour l'homosexuel traître (en tout cas s'il l'est ce ne sera pas plus que les autres). Et l'homosexuel dragueur ?

La drague... Elle existe, elle est fréquente, et elle peut revêtir parfois des formes violentes. Je préférerais pourtant insister sur la parole. On ne dira jamais assez à quel point elle engage le rapport des homosexuels entre eux. Un petit ouvrier de chez Renault, un employé sans culture seront toujours subjugués par l'intellectualité de la parole de l'autre. Dans la relation homosexuelle, il y a une espèce de symbolisation entre la tête et le pénis. Mais, cependant, je ne saurais oublier qu'au cours des rencontres furtives, la nuit, dans les lieux où rôdent les homosexuels en quête d'un partenaire – parcs, jardins, rues, pissotières –, les prises de contact s'effectuent souvent en silence, sans qu'il y ait d'échanges verbaux. Par contraste, il me semble que, si dans la vie courante la parole est dominante, il y a des moments et des lieux voués au silence, des rencontres fulgurantes, frénétiques et abstraites, où l'élément de séduction passe exclusivement par le corps : son apparence, ses attitudes, son énergie, sa beauté, sa prestance, les dimensions du sexe. Cela est très important dans l'homosexualité et la distingue passablement des modes habituels de l'existence hétérosexuelle.

Est-ce que nous ne soulevons pas là, du coup, une question décisive : celle de l'extrême solitude de l'homosexuel ?

Il y a environ une quinzaine d'années que cette question est à l'ordre du jour. Qu'elle est réellement affrontée par l'homosexuel. En ce qui me concerne, si j'en reste à ce que j'ai vu et entendu, je crois qu'il existe une solitude fondamentale dans l'homosexualité. Toutefois, nous devons relever les phénomènes qui se produisent actuellement. Notamment aux Etats-Unis, au Danemark, en Hollande et dans de nombreux autres pays. Les homosexuels tendent à se constituer comme couples, au même titre que les hétérosexuels. Ce mouvement va grandissant, s'officialise, et manifeste ainsi un désir de régulariser ce qui paraissait asocial, un désir de codifier ce qui pourtant est irréductible aux codes dans nos sociétés. J'y vois, quant à moi, des tentatives bien illusoires, car je pense que la solitude est la fatalité de l'homosexuel.

Il vieillira seul... Une situation dramatique, non ?

Terrifiante. Il est juste de dire que la peur de vieillir seul obsède l'homosexuel. Et sa recherche constante de l'« ami » représente la tentative dérisoire pour pallier cette déréliction.

Un bilan ?

Je viens de souligner qu'il y a un destin homosexuel. Mais il n'est pas contradictoire d'indiquer qu'il n'y a pas, aujourd'hui, un hiatus aussi considérable qu'on l'affirme entre les manières d'être des homosexuels et des hétérosexuels. Par là, j'entends que le clivage ne passe plus par des choix libidineux selon une vision simpliste et tendancieuse. Des quantités d'hommes, qui ont choisi les femmes comme objet de satisfaction sexuelle, vivent leur rapport à cet objet, et, par delà, aux hommes et à l'existence tout entière, d'une façon profondément homosexuelle. Il m'apparaît que le problème de l'homosexualité et de l'hétérosexualité doit se transcender dans une réflexion sur l'essence même de la relation sexuelle. Relation qui a été considérablement occultée, et même par la psychanalyse.

Le Magazine Littéraire n°163, Propos recueillis par Dominique Grisoni, juillet/août 1980

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