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Amour et Arcadie par Roger Peyrefitte

Publié le par Jean-Yves Alt

Il m'est bien agréable de commencer l'année « en Arcadie ». Je m'y sens encore mieux chez moi, depuis que j'y ai fait de nouvelles découvertes. Il y a plus d'un territoire en Arcadie, comme « il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ».

Certains lecteurs d'Arcadie ont considéré Jeunes Proies comme un reniement et s'étonnent que cette revue ait prôné cet ouvrage. C'est qu'ils n'ont pas su lire l'ouvrage, ou qu'ils ne savent pas lire la revue. Il me semble pourtant inutile d'insister sur la première partie du livre, qui est une confirmation, dirai-je pathétique, des Amitiés particulières et qui devrait me valoir l'indulgence des Arcadiens les plus farouches. Mais je ferai observer que la « jeune proie » féminine de la seconde partie ne m'aurait pas conquis, si elle n'avait été Arcadienne. Enfin, tous les commentaires que méritait mon livre, ont été faits admirablement, ici même, par André Baudry et par Simone Marigny. Ces deux signatures résument la question : l'homme qui a fondé cette revue et qui la dirige avec une conscience et une intelligence qui en ont si vite assuré le rayonnement, savait ce que je voulais dire ; la femme qui connaît et qui a décrit le versant féminin d' « Arcadie », sait ce que j'ai voulu dire. La plupart des lettres que j'ai reçues et que je continue de recevoir, me prouvent qu'ils n'ont pas été les seuls.

Notre ami Portal a déclaré dans son Protestant, ce livre si remarquable sur le versant masculin d' « Arcadie » : « Pour moi, l'univers n'a qu'un sexe » — le sexe fort, bien entendu. Loin de moi de critiquer une si jolie phrase ; mais je crois que nous devons éviter l'erreur de lui attribuer une valeur objective. Si Arcadie avait été fondée pour soutenir que « l'univers n'a qu'un sexe », son entreprise serait vraiment désespérée. Arcadie me paraît avoir été fondée pour montrer qu'il ne devrait pas y avoir de problème de sexe et c'est bien pour cela que, dès le premier jour, elle enrôla les Arcadiennes, non moins que les Arcadiens. Elle ne prétendait pas se changer, pour cela, en agence matrimoniale. Mais, à côté d'André du Dognon qui voudrait le mariage légal entre hommes et quelque émule de Sapho qui voudrait le mariage légal entre femmes, elle ne bannit pas nécessairement ceux qui veulent savoir comment est faite une femme, celles qui sont curieuses de l'homme, et elle parrainera sans scrupule les enfants qui en naîtront. Arcadie ne peut avoir été fondée pour inviter « les deux sexes à mourir chacun de son côté » : elle existe à la fois, pour encourager ceux qui sont satisfaits de leurs goûts, pour consoler ceux qui en souffrent, pour ouvrir des horizons à ceux qui veulent en changer, ne fût-ce que momentanément.

Change-t-on jamais, en effet ? Nos sentiments, nos expériences, nos heurs et nos malheurs ne sont pas effacés par la plus délicieuse nouveauté, mais tout ce qui nous donne la preuve de notre liberté et de notre humanité, est souhaitable et respectable.

Les journaux ont parlé de « conversion » au sujet de Jeunes Proies, mais on sait ce que c'est que le style journalistique. « Pourvu que ça dure ! » a dit finement le Canard enchaîné. Ce qui dure, c'est notre moi : rien de ce qui l'enrichit, ne doit lui être étranger ; mais rien de ce qui l'enrichit, ne doit détruire le passé. Le subtil Maurice van Moppès a noté, dans le Crapouillot, que « quelques réflexions de Jeunes Proies, où pointe le bout de l'oreille, laissent douter que ce retournement soit définitif ». Tant qu'on a les reins souples, on peut se retourner de bien des manières et tant qu'on a de l'oreille, on peut chanter plus d'un air.

Si j'ai parlé moi-même de « libération », qu'on n'oublie pas que mon cas était très particulier : le culte idéal et périlleux de la minorité représente également, Dieu merci, la minorité de l'espèce. Le lecteur bougon qui m'écrit qu'à cinquante ans, il est parfaitement heureux avec un ami de trente, me rappelle celui qui signa « agrégé de l'université, lauréat de l'Institut » et qui m'écrivit, à propos des Amitiés particulières, qu' « interne chez les bons pères pendant dix ans, jamais aucun d'eux ne l'avait réveillé en lui faisant respirer une rose. »

Un autre lecteur, compréhensif celui-là, regrette qu'un double drame pèse sur Jeunes Proies. « Pourquoi donc, dit-il, meurt-on toujours dans vos livres, quand on aime d'une certaine façon ? » Le fait qu'on meure à cause des « amours impossibles », ne dépose pas contre elles, puisque les amours normales font mourir encore plus de monde. D'ailleurs, le baron de Gloeden de mes Amours singulières mourut de sa belle mort, après avoir vécu toute sa vie dans la félicité arcadienne à sens unique et le père de Trennes vit encore. Enfin, si l'auteur de tous ces livres a le plaisir de souhaiter bon jour, bon an aux lecteurs d'Arcadie, c'est la preuve que les tenants des « amours impossibles » ne meurent pas tous, même quand tous sont frappés.

Les desesperados qui n'admettent pas que l'on compose et prennent cette revue pour un radeau de la Méduse, ont droit assurément à toute notre sympathie. Mais gardons-la d'arborer le pavillon du désespoir. Les dieux ne sont que pour les causes victorieuses, laissons à Caton les causes perdues. Arcadie est la revue des sentiments exceptionnels, mais elle gagnera à montrer ce qu'ils ont de commun avec les autres. Si l'Unesco l'a inscrite récemment au nombre des publications qui ont droit à l'échange, ce n'est pas au titre d'une minorité opprimée et parfois opprimante, mais d'un groupe d'êtres humains qui cherchent à comprendre, autant qu'à faire comprendre. Ainsi, peu à peu, le « radeau » romantique deviendra-t-il un yacht de plaisance, sans préjudice des passagers, des matelots et, théoriquement, des mousses. Sa devise sera : « Tout ce qui est amour est nôtre », comme c'était la devise de l'Arcadie.

On parle beaucoup de l'amour grec, mais sait-on bien ce que c'était ? L'amour grec n'était pas seulement l'amour des garçons, et, si la formule ne désigne plus autre chose, c'est que les arbres ont empêché de voir la forêt. L'amour grec était la fusion harmonieuse des deux amours, l'amour dans lequel rien n'est interdit ni aucun sexe. C'est pourquoi, chez les Grecs, cet amour fut en usage et en honneur. Il était devenu normal, parce que les hommes qui le pratiquaient, aimant aussi les femmes, passaient pour normaux.

Solon, l'un des sept sages, qui chanta les attraits des jeunes garçons et fut amoureux de Pisistrate, se maria et eut deux fils. Socrate dont le nom même évoque l'amour éphébique, fut le mari de Xantippe et en eut progéniture. Alcibiade, célèbre par le nombre de ses amants comme par sa beauté, fut amoureux fou d'Aspasie. Sophocle se faisait voler son manteau par un jeune garçon dans un bosquet d'Athènes, mais fut deux fois époux et deux fois père. Alexandre aimait Ephestion et épousa Roxane. Démosthène entretenait sous le toit conjugal le jeune Cnosion, Eschine se vante, dans une de ses harangues, « de fréquenter les gymnases et d'être l'amant de plusieurs jeunes Athéniens » ; dans une autre, il parle des trois enfants que lui a donnés la fille de Philodème.

Cet heureux équilibre qui fut celui des Grecs, fut également celui des Romains. Là aussi, nous voyons César « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris », comme, du reste, ses rivaux Antoine et Pompée. Cicéron, deux fois époux et deux fois père, tel Sophocle, aimait son secrétaire Tiron. Auguste, époux de Livie, aimait « les petits garçons au visage et au bavardage agréables ». Horace chanta Ligurinus non moins que ses maîtresses et nous avoue qu'il a éprouvé de « furieuses ardeurs pour mille filles, pour mille garçons ».

Mille puellarum, puerorum mille furores.

(Il nous dit aussi plus crûment qu'il suffit, dans les occasions pressantes, d'avoir sous la main « un esclave ou une servante »).

Catulle se partageait entre Juventius et Lesbie ; Tibulle, entre Marathus et Glycère. Arrêtons la liste au divin Pétrone : tous, absolument tous les personnages masculins du Satyricon, immortel bréviaire de l'amour antique, sont ambidextres. Le plus jeune même, l'aimable Giton, n'échappe pas à cette loi : sortant des bras de ses deux amoureux, Encolpe et Ascylte, il accueille volontiers les caresses de la petite Pannychis – sine dubio, non repugnaverat puer.

Mais l'amour antique n'est-il pas aussi l'amour moderne ? Aucun de ceux qui ont illustré d'une manière quelconque la cause qui nous est chère, n'a été sans expérimenter l'autre sexe : Michel-Ange et Raphaël, Shakespeare et Molière, Henri III et Monsieur, Tolstoï et Wilde — n'allons pas plus avant.

« Guérir l'âme par les sens, guérir les sens par l'âme », recommandait Wilde. Laissons notre âme dans le sexe de notre choix, mais apaisons-la dans l'un et l'autre, pourvu que ce soit « en beauté », comme voulait Platon.

Cet été, en Italie, on entendait chanter, siffler, seriner partout la chanson Guaglione, dernier grand succès napolitain. Baudry et moi, nous rencontrant à Naples, souriions de cheminer aux accents de ce refrain. Guaglione, on le sait, veut dire « gamin » — gamin de Naples — et la tendresse des paroles était troublante. J'allai, plus tard, en Sicile et y retrouvai, naturellement, la chanson, mais avec une variante : Guaglione y était devenu Guagliona. Le « gamin » s'était changé en « gamine », comme certains traducteurs d'autrefois changeaient Juventius, Ligurinus et Marathus en Juventie, Ligurine et Marathe. Je suis bien éloigné d'approuver ces métamorphoses, que j'ai raillées dans un de mes livres. Mais ce n'est pas en les réprouvant que l'on supprimera le mot fâcheux d'inversion : on le supprimera en aimant tour à tour Guaglione et Guagliona, Marathe et Marathus.

J'ai longtemps réfléchi avant de décider quel poète, selon moi, avait écrit le plus beau vers à la gloire de ce qu'il aimait. J'ai conclu que c'est Shakespeare, s'adressant au jeune homme dont l'amour le tourmentait et qu'il désigne par deux mots où se résument les deux amours, tous les amours, toute l'Arcadie :

Master-mistress of my passion.

Arcadie n°37, Roger Peyrefitte, janvier 1957

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