Aperçus greeniens par Gilles Daes
L'œuvre greenienne, pour ample et forte qu'elle soit, se refuse toujours au tapage, à ces fracassantes révélations qui font la une de nos journaux, à tous les éclats factices qui, faute de talent et de réelle envergure, réussissent à imposer leur homme. D'aucuns diront que la récente parution de deux inédits (dont la transparence de « l'aveu » éclipse l'intérêt strictement romanesque), qu'une Radioscopie de Jacques Chancel (France-Inter, juillet 1974) à l'occasion de la sortie en librairie d'un essai autobiographique sur sa Jeunesse autorisent les plus grandes réserves. Ce serait un vain procès d'intentions, une méconnaissance du rapport privilégié et très complexe, qui s'est tissé entre l'homme et son œuvre. L'âge et la relative tolérance de la capitale, ont pu enhardir notre académicien (successeur de François Mauriac) à sortir de son silence, à jeter le masque ; n'en disconvenons pas. La maturité, toutefois, dans son acception d'épanouissement et d'apaisement, de reconquête et de maîtrise de soi, fournit à notre avis une bien meilleure explication. Elle rend compte du lent cheminement littéraire de Green, des mutations profondes de l'homme et de son travail d'écrivain. Le Journal nous en offre des preuves irréfutables :
« Si je n'avais pas écrit, je n'aurais pas conservé mon équilibre, je serais devenu fou... Mes romans sont le journal de l'inconscient. »
L'écriture, la parole revêtent leur pureté primitive, l'exorcisme. Ecrire pour dire ce qui ne peut pas l'être, pour avouer, pour se défendre en se libérant, pour en finir avec cet autre qui l'habite : « Je me sens autre, je me sens seul, je ne parle pas le langage qu'on parle autour de moi. » Cette problématique du dire, de l'aveu d'une passion douloureusement endiguée est inévitablement l'épicentre psychologique, le ressort dramatique par excellence. La solitude, la souffrance intime et lancinante étoffent cette toile d'araignée où l'homme s'englue.
Dans L'autre sommeil (Plon), Denis remonte le cours de ses souvenirs d'enfant ; la mélancolie et la tristesse président à ses rêveries, à ses premiers désirs impérieux, à son premier amour, son cousin Claude. La Seine et ses eaux sales et grasses, pour toile de fond symbolique. Alors puiser dans l'ennui, dans l'amertume feutrée de l'échec, dans la lassitude de l'adulte déçu par la vie, pour y retrouver le pur joyau de l'Amour-Passion. Un cristal de mille reflets, de mille images comme celle où le corps touche enfin de son ombre le corps aimé, où une main en effleure une autre. L'admirable pudeur qui accompagne la lente découverte de cette passion, rend plus captivante encore l'exploration des profondeurs insondables du personnage et plus émouvants certains moments remarquables d'intensité dramatique : l'avortement de l'aveu, la sidérante impuissance. Cet adieu à l'enfance, qui contrairement à ce qu'on pourrait penser de prime abord n'a rien de timoré (le passage à l'acte n'est pas son objet) restitue ce mélange d'impétueux désirs et d'hésitations, d'interrogations pressantes et de doutes, cette anarchie sensuelle un peu à la dérive dans laquelle tout adolescent essaie de se frayer un chemin. Dans le cours tumultueux et souterrain des émois et des sourdes inquiétudes, l'auteur pourrait se livrer à une sombre ou morbide délectation. Le besoin de souffrir laisse plutôt sa place à l'émergence naturelle d'une irrésistible attraction où le corps et le cœur sont en totale harmonie, et où le péché semble exclu. Le sens du mystère, du tréfonds onirique de l'homme (procédant peut-être d'une tradition fantastique anglo-saxonne à laquelle Green a été formé) brident, s'il le fallait, cette tentation facile d'un masochisme galvaudé. « Du plus profond de ses rêves surgit parfois le visage extasié de l'enfant torturé d'amour. » Quelles traces déceler dans ce possible sous-titre ? Nulles.
L'atmosphère sera tout autre dans Le malfaiteur (Plon), beaucoup plus chargée, où l'accumulation de la violence qui lacère et déchire celui qu'elle habite, ne peut mener qu'à une issue fatale, qu'à un ultime éclat de non-retour. Le malfaiteur, c'est Jean : coupable d'aimer les trop beaux garçons, il vit obscurément tapi dans une société bourgeoise qui l'ignore, jusqu'à ce que le scandale le désigne comme une proie de prédilection. Très longtemps Jean vivra caché avant de se confier à Hedwige qui ne peut le comprendre mais qui aime le même garçon que lui et, plus que tout, il veut détourner la jeune fille de ce destin misérable de femme amoureuse d'un homme incapable physiquement de s'intéresser à elle.
La confession de Jean est le récit de ses expériences, un « miniroman » d'apprentissage où peu à peu cœur et corps désormais s'excluent ; il cherchait l'amour et n'a trouvé dans sa quête que des nuits blanches, des peurs atroces, et quelquefois de furtifs instants de plaisir, dérobés à la grisaille quotidienne. Au fond de lui, il y avait un sourd appel à la beauté, incarnée par la statuaire antique qui l'avait émerveillé dans son enfance, mais il avait oublié, que dans nos contrées, on ne la consommait qu'au féminin. Alors Jean se révolte contre cette société qui l'oppresse. « La passion qui s'est ancrée en moi peut vous sembler bizarre et répugnante, à moi elle paraît belle. Elle m'a enrichi plus que ne l'eussent fait les tranquilles amours de l'homme à femmes, elle a aiguisé mon intelligence et développé dans mon âme timide, le goût du risque et de l'aventure. La réprobation de ce qu'on appelle les honnêtes gens a vite cessé d'être pour moi un épouvantail... Je sais à présent ce que valent les défenseurs de la vertu : ils se recrutent pour la plupart dans la foule immense des adultères. » Jean compte se défendre en écrivant un roman intitulé Le Malfaiteur. « Un esprit d'apostolat m'animait, je voulais être vrai, je voulais porter témoignage et prendre la défense de ceux qui n'osent pas parler. » Roman dans le roman, où sa vie se déforme, se transfigure ; la fiction et la réalité s'interpénètrent sans possibilité de tracer des frontières et recréent sans cesse la relation vivante du vécu à l'œuvre et inversement. Sa faiblesse de caractère annihile le duel des deux hommes qui sont en lui, et entre lui et les autres. Cette confession doit s'y substituer. Elle ne parviendra jamais, hélas, à Hedwige. Elle tombera entre les mains de la mort « bourgeoise », Mme Pauque, un des piliers de la famille qui met chaque printemps des boules de naphtaline dans les vêtements d'hiver et qui écrit, placide et sèche, les faire-part et surveille les mœurs. Ce sera la préfiguration symbolique de l'issue finale : le suicide de Jean à Naples. La révélation de la vraie nature de Gaston Dolange, le « double aimé », conduira à son tour la jeune fille vers une mort salvatrice. L'incompréhension qui règne en maîtresse absolue et le tourment du Désir que sillonne l'obsession de la foi seront les deux dominantes de ce livre. Mais loin de filer, avec plus ou moins de bonheur, un ou deux thèmes, Green s'occupe de destinées humaines ; ses héros dramatiques acquièrent une stature, une présence sans pareilles.
Il faut voir comment ces destinées mi-hasardeuses mi-fatidiques parviennent à se recouper, à s'emboîter pour mieux converger vers telle ou telle figure, l'emprisonner, et la pousser à accomplir son forfait, pour en être convaincu. L'inscription de ce drame dans une réalité provinciale étouffante, permet une plus grande corrélation « des consciences malheureuses », une meilleure et plus sournoise démolition du bel édifice (cercle familial, bourg de province) déjà miné par de silencieuses hostilités.
Et certains critiques de l'époque de s'empresser de dire que Green : « c'est Poe dans la robe de chambre de Balzac ». L'opinion est d'autant plus discutable que le fantastique de Poe dérive surtout du ténébreux et du macabre (ce qui n'est pas le cas de Green) et que, même lorsqu'il s'immisce dans la vie quotidienne de ses personnages, il ne se révèle pas réaliste à la Balzac. A moins d'entendre par là ce qu'Albert Béguin avait remarquablement saisi : l'impression de réalité ne naît que de la présence en filigrane de tout un univers de forces obscures et diaboliques.
Certes le vieil hôtel bourgeois aux armoiries effritées qu'occupent des couples mal assortis et quelques solitaires maléfiques, n'est pas sans rappeler la pension Vauquer du Père Goriot. La construction serrée du roman, un style minutieux, voire pointilliste, agençant les moindres détails, étayaient aussi l'hypothèse d'un renouveau naturaliste. Le roman greenien s'avérait alors opération du regard. Mais ce regard à force de s'aiguiser sur les objets bascule vers l'intériorité : traversant la réalité brute et opaque, dans la fusion des sensations et de la vision crue surgit l'autre réalité. Spirituelle ? Monstrueusement charnelle? Ce sont les deux univers confrontés (plutôt enchevêtrés) nécessaires à cet écrivain « réaliste ».
L'écrivain est le lieu où ces deux mondes se concilient ou se déchirent. « Troublé par le problème que j'ai pris l'habitude d'appeler le problème des deux réalités : la réalité métaphysique et la réalité charnelle. Vais-je leur servir de champ de bataille jusqu'à la fin de mes jours ? »
Le lieu circonscrit le secret fondamental (l'écart sexuel). Sans lui pas de romans possibles, pas d'écrivain, pas de langage. Ce secret permet le romanesque, l'étoffe d'une mystérieuse étrangeté, où fourmillent les voix « brouillées de l'intérieur ». Ces voiles diaphanes qui parent ce secret n'existent que pour être ôtés (un à un – avec l'indicible plaisir de l'effeuillage), que pour nous inviter à un voyeurisme subtil et raffiné.
Du voyou au voyant, du prosateur au « somnambule hanté », ce sont les étapes d'un long itinéraire spirituel que les romans, plus que le Journal, dévoilent subrepticement. A nous maintenant de déchiffrer les signes épars de cet univers, et de recomposer dans leur touffeur, notre propre itinéraire.
Arcadie n°255, Gilles Daes, mars 1975
■ Une interview : Julien Green par André-Michel Calas (1974)