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L'Archange aux pieds fourchus, Gabriel Matzneff

Publié le par Jean-Yves Alt

Gabriel Matzneff livre dans ce journal deux années de son passé : 1963-1964. Un livre sur la conquête de soi.

1963-1964 : Gabriel a 26 ans. Il est déjà Matzneff. Aucun livre de lui n'a paru mais il sait qu'il est un écrivain. Son destin est là. Il note ses journées, continue depuis l'âge de 16 ans.

Matzneff écrit dans Combat, le grand journal de l'époque. Ses chroniques, personnelles et iconoclastes, dérangent. Gabriel n'est plus un ange : dit ce qu'il pense. Il a de grands amis, mais il se fait haïr. Il est jeune : ses futurs ennemis l'observent. Gabriel connaît déjà le fil trompeur de l'eau, sa jeune lucidité le garde vigilant : « Nous devons tout passer au crible de notre esprit critique, c'est-à-dire de notre intelligence. Il nous faut apprendre à réfléchir par nous-mêmes, et à savoir être seul. »

1963-1964 : c'est le règne de De Gaulle, une Algérie qui n'est plus française, les Turcs contre les Grecs, Khrouchtchev (qu'il rencontre), Jean XXIII, et toujours une Amérique conquérante, dangereuse dans ses certitudes. Matzneff n'est d'aucun parti, mais il prend parti, seul, avec courage : « Le mal patent, c'est l'hégémonie soviétique, le mal souterrain, c'est l'impérialisme américain. Vos croisades ennemies se confondent dans la répulsion qu'elles m'inspirent. »

Le 1er octobre 1964, il note : « François Mitterrand est le seul homme d'État de gauche. »

1963-1964 : Gabriel Matzneff consacre sa vie à l'écriture. Il réunit une série d'essais qui paraîtra en 65 : « Le Défi ». Un titre symbolique et prémonitoire pour un premier livre.

Il se réconcilie avec Montherlant à qui il témoignera toujours admiration et affection. Ils partagent trois passions : l'amour des très jeunes, l'histoire romaine et la littérature. Montherlant a ces mots : « Vous et moi nous déplaisons parce que nous avons une pensée personnelle. Il vous en cuira. Il vous en cuira. »

Il rencontre aussi Mauriac : « Mauriac s'égare. Il ne sert à rien de s'enfermer dans sa chambre si c'est pour y enfermer le monde extérieur avec soi. »

1963-1964 : Des randonnées sac à dos avec de jolis scouts... Mais aussi « Venise, une ville pour y vivre la vie inimitable ; mais aussi une ville pour mourir ». Alger, Alger la toujours blanche, retrouvée : les délices sous le soleil et Cherchell presque intacte après la guerre, Cherchell revisitée avec un gamin maghrébin : « Comme il serait simple, et bien, et doux de mourir là maintenant. La mort est étendue à mon côté. Elle a son visage d'ange aux longs cils baissés. Elle ne me fait pas peur. Je la suivrais jusqu'aux enfers. »

1963 : l'année Tristan. Parmi tous les visages de jeunes adolescents qui traversent le Journal de leur ineffable splendeur, il y a Tristan – « Tristan me captive. Il est si beau que, dès que mes yeux se posent sur son visage, je pique un fard... » – Tristan victime de l'oppression paternelle, arraché à la tendresse, condamné à l'internement : « De son collège-prison, Tristan m'écrit une longue lettre... Ne crains pas que je crois les racontars me disant qu'il faut te quitter à jamais. Toujours je pense à toi, pour me consoler (...) le pense de plus en plus à toi... tu es l'ami inaccessible. Pourtant, tu es mon seul ami. »

1964 : l'année Thérèse. L'amour d'une jeune et superbe fille. Le corps d'une femme soudain immobilisé dans son regard : « ... Moi, devant cette fille divine, Thérèse L., comme paralysé ... Je suis devant elle comme Aschenbach devant Tadzio, dans La Mort à Venise ». Pour Thérèse se joue la valse hésitation : le mariage ? « Vous êtes tenté par cette paix qui sauvegarde l'amour (ou le ruine) ; vous savez pourtant que vous êtes condamné à la solitude et ses plus hautes jouissances. »

1963-1964 : « Je ne parle bien que de moi-même ; et des autres à proportion que je peux les ramener à moi. »

Qu'il y ait un intérêt historique à ressusciter, à travers la vision de l'auteur, les événements et le climat politique et social de ces deux années, cela ne fait aucun doute. Mais ce n'est pas tout.

Durant ces années lumière Matzneff n'a pas les pieds fourchus : les tracasseries et la hargne ne l'ont pas meurtri, tout en sachant déjà qu'« ... il ne faut jamais dans une société, sous-estimer l'influence qu'y exercent les imbéciles ... ». Son goût forcené du bonheur préserve chaque fragment lumineux de son temps.

Il y a encore cette sagesse… les événements de chaque vie individuelle ne sont pas ceux de la mémoire collective. A l'image de ce vieillard slovaque, métaphore de ce Journal : « Il a soixante-quinze ans, il a vécu deux guerres, une révolution, mais son plus beau souvenir est qu'il s'est baigné dans la mer. »

■ L'Archange aux pieds fourchus, Gabriel Matzneff, Éditions La Table Ronde, 1983, ISBN : 2710301334


Du même auteur : Isaïe réjouis-toi

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