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« Babet ou la bouquetière » ou l'abbé, l'ambassadeur, le Ministre, le Cardinal de Bernis (1715-1794) par Pierre Nouveau

Publié le par Jean-Yves Alt

Quel service aux yeux de la postérité Voltaire a-t-il rendu à François-Joachim de Pierre de Bernis en l'affublant d'au moins trois sobriquets ? Quand il s'adressait à lui, c'était « la belle Babet » ; à d'autres, « la grosse et brillante Babet », et pour tous, « Babet la bouquetière », par allusion à la présence, vers les années 1742-1743, à la porte de l'Opéra, à Paris, d'une grosse et fraîche fleuriste : Babette. Ces termes contiennent-ils une indication sur les mœurs de l'abbé ?

Bernis (né à Saint-Marcel-d'Ardèche) était abbé dès l'âge de douze ans, ce qui ne lui donnait aucune position sociale, et pas davantage un bénéfice. Vers les années 1735, il écrit de petits vers, légers, galants, dans le goût du temps ; il est à la mode : on apprécie son esprit, sa finesse, ses madrigaux. Il est « le Chevalier du Parnasse », comme il se qualifie lui-même. C'est l'époque de la célèbre – et pour une fois absolument authentique – anecdote : Bernis, lassé de sa pauvreté, obtient non sans mal une audience du tout puissant et sévère cardinal-ministre de Fleury. Celui-ci coupe court à la sollicitation d'une abbaye : « Monsieur, tant que je vivrai, vous n'aurez point de bénéfice. — Eh bien, Monseigneur — répond Bernis dans une révérence —, j'attendrai. » Ce mot eut une vogue considérable. Le cardinal lui-même l'ayant trouvé savoureux, fut le premier à le divulguer. Cette réponse fut pour son auteur le sésame des rares salons qui ne lui étaient pas encore ouverts. L'abbé la prit même pour devise.

L'année suivante, dans le salon de Mme Geoffrin, il fait la connaissance de Mme Le Normand d'Etioles, et malgré quelques nuages passagers, leur amitié devait durer jusqu'à la mort de celle qui était devenue la marquise de Pompadour. Bernis était sans doute sincère dans ses affections, même s'il avait mis en pratique les conseils du, Père Castel, mathématicien, à J.-J. Rousseau :

« On ne fait rien à Paris que par les femmes. Ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils s'en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent jamais. »

Quant à cette dernière recommandation, rien ne prouve que Bernis l'ait ou non suivie. Sa plume alerte est mise au service de son amie de manière singulière et délicate : c'est lui en effet qui inspire ou même rédige les réponses aux billets que Louis XV fait parvenir quotidiennement à la favorite. De là naît une estime que le roi ne sait trop comment marquer. Mais cela ne crée pas un état, pas même l'élection fin 1744 à l'Académie Française, ni les chambres dans les combles des Tuileries que le roi a fini par lui concéder. Là comme ailleurs, il sait créer une atmosphère raffinée, au point que Voltaire écrivait à d'Argental :

« Je voudrais occuper l'appartement où la belle Babet avait ses guirlandes et ses bouquets de fleurs. »

C'est encore l'époque où, à trente ans, il est « bien joufflu, bien frais, bien poupin », selon Marmontel ; où sa face rose, imberbe et souriante fait dire à Voltaire :

« Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle physionomie, de votre esprit. »

C'est encore le temps où il publie des Chansons, mais ce sont ses derniers vers.

Il s'est fait finalement réflexion qu'un état stable s'imposait à un homme de son âge, pour lui et surtout pour sa famille, fière mais impécunieuse. Dans ce but, il prouve ses quartiers de noblesse au chapitre des chanoines de Lyon, dont il devient membre, et renonce alors à assister aux spectacles et à écrire des vers ; ces deux sacrifices ont dû beaucoup lui coûter : « Je suis né sensible à l'excès », dit-il dans ses Mémoires. En 1751, il est nommé ambassadeur à Venise où il reste trois ans ; il y défraie la chronique... par son absence de liaison féminine, en dépit de ce que prétend Casanova (et quelques précautions qu'il eût prises, la chose aurait été connue : ses gondoliers étaient achetés par les Inquisiteurs d'Etat !). Ensuite, son passage au « Ministère » — c'est-à-dire aux fonctions de Premier Ministre sans en avoir le titre — et le cumul avec les Affaires Etrangères ruine sa santé, et occasionne une brouille avec Mme de Pompadour. Fait cardinal, il ne prend la prêtrise que six mois après (juillet 1759).

On lui prête des écrits graveleux ; Fréron, par exemple, depuis dix ans, fait allusion à des contes scurriles que Bernis aurait édités à la suite des siens (comme ce récit du « chevalier qui faisait parler les c.ns et les c.ls », source possible des Bijoux indiscrets de Diderot. Une édition frauduleuse de ses prétendues œuvres, avec des estampes, est publiée à Lyon ornée d'un frontispice le représentant en déesse mythologique (et quoiqu'il pût obtenir des poursuites, il ne s'abaissa jamais au niveau de ses détracteurs). Nommé Archevêque d'Albi en 1754, il exerce pendant cinq ans, puis est envoyé à Rome comme Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège.

Convaincu de représenter à Rome le plus grand roi de la Chrétienté, il mène un train de vie fastueux (non pour lui-même : ses goûts et sa goutte lui imposent un régime de légumes bouillis). Il déploie son sens exquis des nuances, ce « quelque chose de féminin qui enveloppait et séduisait, à la fois patelin et souple », selon d'Argenson. Il tient table ouverte, et pendant le conclave de 1774, qui devait élire Pie VI, sa cellule était le centre des conversations : les cardinaux étaient attirés par les friandises, gaufres, sucreries, glaces, qu'il leur offrait.

C'est là aussi qu'il commence à dicter ses Mémoires, dont il dit :

« Ce serait ici la place de l'histoire de mes erreurs ; mais la peinture en serait peut-être plus dangereuse qu'utile. »

Aussi bien ce texte est-il d'une extrême discrétion sur ses sentiments profonds. De même, aucune de ses lettres ne laisse apparaître un indice sur ses inclinations. Même à Mme de Pompadour, qui l'appelait son « pigeon pattu », il ne paraît avoir jamais fait de confidences. Pourtant son insistance à bien marquer ses amitiés féminines devrait nous retenir. Il écrit (le 12 septembre 1746) à sa nouvelle belle-sœur :

« J'ai dit à tout le monde, ma chère sœur, que vous m'aviez écrit la première. Je ne suis pas fâché que l'on sache qu'une jolie femme m'a fait des avances. »

A Rome, c'est une amitié profonde et sans faille qu'il voue à la princesse italienne de Santa-Croce (puis après la mort de celle-ci, et à partir de 1790, à la duchesse de Polignac, émigrée). Il se lia très rapidement avec le représentant du roi d'Espagne, le très fin don José Nicolas, chevalier d'Azara, dont le goût pour les beaux-arts lui avait fait entreprendre des fouilles et fréquenter les artistes :

« Il régnait entre eux une intimité assez semblable à celle de deux époux bien assortis. Le chevalier d'Azara avait apporté dans cette union l'énergie, la raison calme, la sagesse inaltérable, la fermeté qui appartiennent plus particulièrement au sexe fort ; Bernis, les grâces, la douceur, la facilité de caractère, toutes les qualités et même quelques-uns des défauts qu'on se plaît à trouver dans le sexe aimable » (1).

Trois jours avant sa mort (novembre 1794), après avoir dicté son testament, il regarde toute l'assistance et s'arrête longuement sur le chevalier « tandis qu'une joie inexprimable illumine son visage ». Seul ensuite avec lui pour ses dernières confidences il lui remet les clés de ses tiroirs secrets. C'est le chevalier qui publie, à titre posthume, le poème de la Religion vengée (en 1795), que son ami tenait manuscrit depuis longtemps (2).

Bernis avait donc fait son intime de ce diplomate dont il est dit, dès la mort à Paris en 1804 :

« Quelles qu'aient été ses opinions secrètes, qu'il serait téméraire, même à ses amis, (le qualifier, sa conduite extérieure a constamment été irréprochable » (3).

Faut-il, peut-on, doit-on conclure ? Le mystère demeure, à l'égard de Bernis, et il semble sage, et somme toute délicat, de le respecter.


(1) Serge Dahoui : voir bibliographie, ci-dessous ; pp. 434-435.

(2) Ayant appris que Louis Racine, le fils du dramaturge, préparait un poème intitulé La Religion, Bernis ne voulut plus qu'on parlât du sien, dont quatre chants étaient déjà terminés (1739). Rare marque de délicatesse !

(3) Bourgoing : voir ci-dessous, p. 23. Le même biographe ajoute : « Il (Azara) se lia (à Paris) surtout intimement avec un de nos ministres, dont la société était devenue la plus douce consolation de sa vieillesse (...) La fréquentation assidue d'un homme, qui attachait à la fois son esprit et son cœur, était pour lui un besoin de tous les jours, et il y manquait rarement. »


Bibliographie : Le cadre étroit de ces quelques pages ne peut contenir qu'un aperçu et non une étude poussée. On se référera pour de plus amples informations aux ouvrages suivants :

— Bernis : Mémoires, publiés par Frédéric Masson (1878)

— Baron F.J. Bourgoing : Notice historique sur le chevalier d'Azara, Arragonais (sic) — (1804)

— Jean Orieux : Voltaire, ou la Royauté de l'Esprit (1967)

— et surtout, à la somme biographique passionnante de Serge Dahoui : Bernis, ou la Royauté du Charme (1972)

Arcadie n°301, Pierre Nouveau, janvier 1979

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