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Entre les lignes : Benjamin Constant par Jacques Fréville

Publié le par Jean-Yves Alt

Quatre mots, dans « Le Cahier Rouge »

J'en arrive à Constant. Il faut avouer que son œuvre est, sur l'homophilie, d'un mutisme éloquent.

Une note, pourtant, une brévissime, notule de rien du tout, a excité ma curiosité. La voici, lapidaire et sibylline :

« Voyage à Berne. Connaissance avec Gibbon. Knecht. Amours Grecs de Berne. »

Ces quelques mots suffirent à me mettre en appétit.

Un jeune homme de bonne famille

Qui était donc ce Knecht ? Un tout jeune homme, fort lettré, des plus cultivés, et qui se prénommait Johann Rudolf.

Il était fils de richissimes bourgeois de Berne. Lors de son voyage à Berne, en 1787, Benjamin Constant s'était lié d'une vive amitié avec lui. Une brillante correspondance s'ensuivit. Puis, brusquement, Constant mit fin à cette correspondance. Pourquoi ? Benjamin s'en explique de la sorte, dans une lettre adressée en août 1789, à leur amie commune, Mme de Charrière, qui était d'ailleurs sa parente :

« Vous souvenez-vous », écrit-il, « d'un jeune Knecht dont, sur votre canapé, dans votre antichambre, les derniers jours de 1787, ou les premiers de 1788, je vous lus des lettres qui vous firent plaisir ? Eh bien, ce jeune Knecht, à qui tout promettait une carrière active et une fortune aisée, qui avait de l'esprit, de l'instruction, du nerf, de la raison, ne s'est-il pas allé empêtrer dans cette chienne d'affaire socratique de Berne, et ne voilà-t-il pas qu'au moment que je veux lui écrire, j'apprends qu'il est banni, flétri, et ses biens mis en discussion !... »

Une « chienne d'affaire socratique »

Heureusement, dans cette « chienne d'affaire socratique », Benjamin a évité de se commettre, ne fût-ce que de très loin. Il l'a échappé belle : juste au moment où il allait écrire au « pauvre Knecht » ! Quelle maladresse évitée, et, ma foi, bien involontairement !... Benjamin dut soupirer d'aise.

Pendant plus de vingt ans, dans sa correspondance, il ne souffla plus un mot de l'ami Knecht.

Et puis, dans son journal, brusquement, le 20 mai 1811 ; il laisse couler, du bout de sa plume nonchalante, ces quelques mots énigmatiques :

« Diné chez Mme de Gingins. Knecht. »

Il faut dire que Constant est coutumier de ces formules lapidaires. Ses lecteurs en prennent vite l'habitude ; l'ésotérisme n'en est qu'apparent ; il est même parfois transparent.

De quoi briller dans un salon

Cette note signifie simplement que, le 20 mai 1811, chez Mme de Gingins, on « parla Knecht » : le sujet divertit.

La bonne pitance que c'était là : une affaire toute fraîche, pimentée, croustillante, un tantinet mélancolique, truffée à la fois de détails scabreux et de péripéties émouvantes ; l'occasion, pour briller dans un salon, était bonne à saisir. Et quand on s'appelle Benjamin Constant...

Quatre jours plus tard, Benjamin écrivait à sa sœur Rosalie. Il racontait l'affaire par le menu.

L'ami Knecht, le brillant compagnon de jadis, avait été condamné, dès 1789, et par contumace, pour pédérastie, à la perte de ses droits de bourgeoisie, à la réclusion perpétuelle, à une amende de 10.000 livres, aux frais du procès, et à la confiscation de tous ses biens. (On n'incinérait plus : on est civilisé ou on ne l'est pas...)

Perdu de réputation, totalement ruiné, le malheureux finit, en 1811, par être livré aux autorités Bernoises, qui l'enfermèrent dans l'hôpital-prison de l'Isle. On l'y soigna si bien qu'il en mourut fort proprement, « dans les meilleurs délais », comme disent les gens d'affaires.

Somme toute, pas de quoi fouetter un chat. Tout juste de quoi briller dans un salon. Pas trop longtemps. Quelques minutes seulement. Ces histoires-là divertissent quelquefois. Quant à intéresser. Peste, Madame !...

Quelques maximes, pour terminer

Voilà, cousins, tout ce que pensa de cette affaire le père du libéralisme ; en tout cas, ce fut tout ce qu'il en écrivit.

Pour nous consoler, plaçons en regard, avant de conclure, quelques-unes de ses maximes, quelques-uns de ses aperçus.

— « En prodiguant des noms odieux aux lois de la nature, on ne parvient pas à les éluder » (Mélanges de littérature et de politique).

« Un homme de génie me disait un jour qu'il se sentait meilleur après avoir contemplé longtemps l'Apollon du Belvédère. Il y a, je l'ai déjà dit ailleurs, mais on ne saurait trop le redire, dans la contemplation du beau en tout genre, quelque chose qui nous détache de nous-mêmes (...) Il y a dans l'émotion, quelle qu'en soit la cause, quelque chose qui fait circuler notre sang plus vite, qui nous procure une sorte de bien-être, qui double le sentiment de nos forces, et qui, par là, nous rend susceptibles d'une élévation, d'un courage, d'une sympathie au-dessus de notre disposition habituelle » (Ibid.).

« Rien de plus absurde que de violenter les habitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le premier des intérêts, c'est d'être heureux ; et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur » (De l'esprit de conquête et de l'usurpation, considérés dans leurs rapports avec la Civilisation Européenne).

« La variété, c'est de l'organisation! l'uniformité, c'est du mécanisme. La variété, c'est la vie. L'uniformité, c'est la mort » (Ibid.).

« On peut toujours supposer d'autres circonstances que celles qui ont existé, et travestir en accidents les lois de la nature. »

Et ceci, que bien des nôtres, en bien des cas, hélas, pourraient rappeler à tels qui les prétendent juger sans daigner vouloir les comprendre :

« Pour connaître les hommes, il ne suffit pas de les mépriser » (Loc. cit.).

Si, tout compte fait, Benjamin n'a pas compris Knecht, Constant, par ses magistrales analyses du cœur et de l'esprit humains, a compris (sans lui-même s'en rendre toujours bien compte, semble-t-il) tous les frères, tous les neveux, tous les arrière-petits-neveux du pauvre Knecht, et par conséquent vous, mes cousins,

et, par surcroît, moi-même, qui vous prie de me croire,

Votre très humble serviteur et très affectionné cousin de Béotie,

Jacques Fréville

Arcadie n°142, Jacques Fréville, octobre 1965

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