Centenaire de Kavafy (1863-1963)
A LA VOLUPTÉ
Joie et parfum de ma vie, le souvenir des heures
Où j'ai trouvé et retenu la volupté telle que je la désirais !
Joie et parfum de ma vie, à moi qui ai détesté
Toute jouissance d'amours routinières !
Constantin Kavafis
LETTRES NEO-GRECQUES
Quelle est la contribution des lettres néo-grecques à la volumineuse littérature arcadienne du monde entier ?
Je me suis bien souvent demandé si un compte rendu sur la matière aurait de quoi remplir une page. Mais lorsque je me suis mis à m'en occuper sérieusement, j'ai tremblé devant la lourde besogne qui m'attendait : car, si la production n'est pas massive, elle est souvent d'une qualité si supérieure qu'on ne saurait se permettre de l'examiner en passant. Un nom seul suffirait pour remplir de nombreux articles : Kavafis. Et puis il y a, outre ceux qui ont parlé, ceux qui n'osèrent pas parler ; il y a aussi les commentaires sur les anciens auteurs (1), et encore les victimes de la bigoterie et de l'envie, des victimes parfois tragiques.
CONSTANTIN KAVAFIS
Le poète grec Constantin Kavafis naquit à Alexandrie il y a cent ans, le 17/29 avril 1863 et, exactement soixante-dix ans après sa naissance, le 29 avril 1933, il mourut à l'hôpital grec d'Alexandrie. Aujourd'hui, 29 avril 1963, la Grèce rend hommage à son grand poète à l'occasion de son jubilé ; les grands quotidiens ont publié des articles sur l'œuvre du poète ; la revue Néo Hestia prépare un volumineux Hommage ; l'Institut italien d'Athènes a donné une conférence le 30 avril ; l'Institut français d'Athènes et le Musée Benakis se donnent la main pour des manifestations en l'honneur du poète ; une nouvelle édition de ses œuvres complètes et de ses archives, comprenant une foule de pièces inédites, est annoncée. Les admirateurs de Kavafis trouveront là de nouveaux éléments pour l'étude de son œuvre, de son esprit et de sa vie.
Son importance a déjà dépassé les limites de la frontière grecque. Car en chœur, et sans la moindre dissonance, Anglais, Français, Allemands, Hollandais, Italiens, ont traduit, examiné, commenté son œuvre et ont placé le poète parmi les sommets du lyrisme occidental. Hier encore c'était la belle traduction de M. Pontoni, aujourd'hui c'est la traduction hollandaise de M. Blanken. On l'a toujours dit poète européen, et cette faculté était aisément prouvée à l'occasion d'une rencontre de sa poésie avec la culture occidentale.
Kavafis a été une étape de la poésie néo-grecques. A une époque où le lyrisme impétueux et la prolixité grandiloquente étaient admis comme les éléments indispensable en poésie, Kavafis fut le premier à créer un art d'une sobriété dorique, dénué de tout décor pompeux, un art condensé dans son essence, et dont le charme consiste surtout dans la suggestion. Il a renouvelé la poésie grecque, et son influence a été immense. Ce ne serait pas exagérer que de dire que la nouvelle poésie grecque, d'une façon directe ou indirecte, sort de lui.
Sa poésie, subjective par excellence, est dramatique ; le drame de sa passion, vécu consciemment, est suggéré sans pathos, et son lyrisme est bien souvent modéré par l'humour. Poète pessimiste, anticlassique et antihéroïque en sa pensée, mais classique dans son style imprégné de sobriété, Kavafis est devenu aujourd'hui le poète de l'époque. Une édition de ses poésies en Italie, texte et traduction, lui donne un air classique qu'il n'aurait jamais espéré de son vivant. Car au début il a été traité par le public et par beaucoup de critiques d'une manière insultante et diffamatoire. Son grec spécial —le langage d'un grec de l'étranger ne peut pas toujours être identique à celui qu'on emploie en Grèce — était un autre sujet de raillerie. Le terme e Kavafisme » renfermait une insinuation écrasante. Il est vrai cependant qu'il connut la gloire un peu avant sa mort. Et trente ans après, Kavafis se trouve au centre de la poésie néo-grecque du XXe siècle parmi les grandes figures poétiques de la Grèce moderne, Solomos, Calvos, Palamas, Sikelianos. Kavafis, avec le contrôle presque mathématique qu'il exerce sur ses écrits, ressemble à Valéry et à Eliot. Il est doté d'un charme enivrant et vénéneux, et en même temps il est plein de défauts.
Mais l'élément humain que renferme sa poésie dans son expression condensée se transforme dans l'âme du lecteur en faits, car elle se réfère à des problèmes généraux de l'homme, bien qu'elle prenne son élan grâce à sa passion, qui est pour les autres « son mal ». L'effet que sa poésie apporte à l'âme du lecteur est captivant.
On peut traduire ses poèmes sans porter atteinte à une musique de mots (ce qu'on n'éviterait pas en traduisant Baudelaire), ni détruire les rythmes parfaits ou des rimes millionnaires. En voici un :
LES MURAILLES
Sans prudence, sans regret, sans pudeur
On a bâti autour de moi de grandes et hautes murailles.
Et me voici maintenant assis ici, désespéré.
Je ne pense qu'à cela ; mon esprit est rongé par ce destin,
Car j'avais beaucoup à faire dehors.
Ah ! Quand on bâtissait les murailles, comment ai-je pu
Ne pas y prêter attention ?
Mais je n'ai jamais entendu de bruit de maçon ni un son.
Sans que je m'en rende compte, on m'a isolé du monde extérieur. (2)
Il est difficile de trouver, dans n'importe quelle littérature, une expression de la captivité humaine formulée aussi dramatiquement et sobrement que, dans ce poème, qui parle de l'asservissement de l'homme à lui-même, à autrui, aux circonstances.
Voici un autre poème :
MONOTONIE
A un jour monotone, un autre
Identique, monotone, succède. Les mêmes choses
Vont se passer, de nouveau elles auront lieu.
Les moments pareils nous trouvent et nous laissent.
Le mois passe et amène l'autre mois.
Les faits à venir, on les conjecture facilement
Ce sont ceux d'hier, les mêmes, les ennuyeux.
Et demain finit par ne plus ressembler à demain.
« Ainsi les jours s'écoulaient dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées », dit Flaubert (3).
Evidemment, ce n'est pas Kavafis qui a découvert l'ennui, ni qui a été le premier à en parler. Mais de quelle façon il le fait !
Cette plainte sans cris : « et demain finit par ne plus ressembler à demain », combien elle diffère des plaintes qu'on a déjà entendues ! Le premier vers du poème rappelle le commencement d'un autre d'Anna de Noailles :
Le jour morne est d'un jour morne autre suivi. (4)
Mais combien différentes en sont la manière et la philosophie ! Voici la suite du poème français :
Brave et tenace au cours du chemin monotone,
Le corps rêveur escompte un bonheur qui l'étonne ;
Pour ce peu de bonheur que l'on espère, on vit !
Ce sont des vers sobres, et cependant, placés à côté de ceux de Kavafis, ils semblent oratoires et chargés d'emphase. Encore un exemple Kavafien : quelques vers de son poème La Ville :
Tu as dit : j'irai à une autre terre, j'irai à une autre mer...
Tu ne trouveras point de nouveau pays, point d'autres mers,
La ville te suivra...
... Comme tu as gâché ta vie ici,
Dans ce petit coin, tu l'as abîmée aussi sur toute la terre.
Plus pessimiste que le « Any where out of the world » de Baudelaire !
Voici maintenant un autre, symbolique celui-ci :
LUSTRE
Dans une chambre petite et vide, rien que quatre murs
Recouverts de toile toute verte,
Un beau lustre flambe ;
Et dans chacune de ses flammes
Une passion lascive, une fougue lascive brûle.
Dans la petite chambre qui resplendit, ardente
Par le feu intense du lustre,
Cet éclat n'est pas du tout banal ;
Elle n'est pas faite pour des corps timides,
La volupté de cette chaleur.
« La volupté de cette chaleur n'est pas faite pour des corps timides... » Je crois entendre la voix de Wilde : « Weak ? Do you really think, Arthur, that it is weakness that yields to temptation ?... there is no weakness in that ; there is a horrible and terrible courage... » (5)
Expliquant à un de ses contemporains le symbolisme du Lustre, Kavafis avait dit en 1930 : « La petite chambre, c'est la vie de l'individu qui est dominée, presque terrorisée par un certain vice ; en même temps la chambre vide, parce que céans le vice unique, avec sa flamme terrible, a brûlé et détruit toute obligation, tout devoir, toute opportunité de l'individu. » (6)
Il ne fut qu'au début opprimé par l'idée que sa passion était anormale ou malsaine. Cependant, il ne put jamais la regarder en face avec la conviction de l'homophile qui se considère comme aussi normal qu'un hétérosexuel, bien qu'il eût enfin jeté loin les préjugés. Déjà en 1902 il écrivait dans ses notes :
« L'idée m'est venue ce soir d'écrire sur mon amour. Et cependant je ne le ferai pas. Quelle force ont les préjugés ! Moi, je m'en suis libéré ; mais je pense aux asservis, sous les yeux desquels peut tomber ce papier. Et je m'arrête. Quelle pusillanimité ! Que je note cependant la lettre T comme symbole de ce moment. » (7)
Cependant, tout en se donnant des airs de philosophe, il ne s'occupait en réalité qu'à faire des confessions. Il écrivait à un ami :
« Il y a une catégorie de poèmes dont le rôle est de "suggérer"..., chez un lecteur cultivé et de disposition sympathisante, qui se pencherait sur mon poème, je suis sûr que mes vers pourraient suggérer une image de désespoir profond et infini qu'ils contiennent mais qu'ils ne peuvent révéler. » (8)
En effet, sa vie amoureuse ne lui donne pas un moment de bonheur :
« Toujours l'angoisse, la peur, le remords. Son estomac est douloureux. Ses yeux présentent un écoulement continuel. L'insomnie l'épuise. L'oubli efface tout ce qu'il a vécu brièvement, pour ne laisser que des formes vagues, et jamais aucun plaisir de l'âme, rien de noble ou durable, aucun sentiment qui puisse ressembler à l'amour... » (9)
Au début, il jurait toujours de ne pas recommencer. C'était en vain. Le 16 mars 1897 il écrivait :
« J'ai cédé de nouveau. Aucun espoir. A moins que je ne m'arrête. Mon Dieu, aidez-moi. »
Sa santé s'en ressentait. Il avait fait, en cette année 1897, un voyage à Paris. Il en était revenu en août et, 36 jours après son retour, il écrivait :
« Je suis pâle et laid, tandis que pendant les premiers jours on me félicitait sur ma bonne mine... Quelle erreur de croire... Cela a des conséquences. Ce matin j'avais des troubles à l'estomac... Angoisse angoisse... Torture. Je me suis couché à trois heures du matin. J'ai de nouveau cédé. Horreur, horreur. »
Ce n'est que vingt-trois ans plus tard, en 1920, qu'il commença à négliger les convenances.
« L'homme s'unissait au poète. Le drame était fini. La double vie avait cessé, l'équilibre était venu. Les remords, les hésitations étaient inutiles. Qu'avait-il maintenant à redouter ? Si le mariage, la famille, les enfants l'attiraient, oui, il aurait pu se repentir. Mais il détestait tout cela. Penser à son rang social ? Le temps où l'aristocratie d'Alexandrie l'intéressait était fini ! Sa réputation professionnelle ? Heureusement il avait donné sa démission. Il était indépendant. De quoi aurait-il eu peur ? De l'opinion ? Mais les mœurs étaient alors devenues si relâchées ! le monde acceptait déjà sans protester les confessions de Proust, de Wilde, de Gide... Redouter plus spécialement le public de Grèce ? Non plus. Il n'était pas l'anormal qui avait écrit des poèmes, il était le poète à qui il était arrivé, dans sa jeunesse, d'avoir été égaré, qui avait écrit quelques poèmes voluptueux, avec les autres, les poèmes historiques et philosophiques. » (10)
En effet, lorsque en 1924 on osa publier à Alexandrie un pamphlet diffamatoire contre lui, après une protestation des intellectuels Alexandrins, une trentaine d'hommes de lettres d'Athènes signèrent et insérèrent dans trois grands quotidiens une déclaration exprimant leur « entière admiration pour le poète, le premier, le plus haut et le plus grand représentant des intellectuels de Grèce en Egypte, leur très profonde sympathie et leur estime au grand homme, etc. »
Quelques années plus tard, un changement du timbre de sa voix donna le signal d'alarme. En 1932 sa situation avait empiré.
Il vient à Athènes pour se soigner. Toute la presse athénienne lui souhaite la bienvenue, avec des expressions flatteuses. Son hôtel devient un lieu de pèlerinage : hommes de lettres, journalistes, caricaturistes, admirateurs, s'empressent autour de son lit. Il les reçoit avec un plaisir que seuls ses yeux peuvent exprimer, car il ne peut pas parler. Il rentre à l'hôpital, où on lui enlève une tumeur à la gorge. Après l'opération, tous reviennent demander des nouvelles sur son état de santé. Il revient vite à l'hôtel. Quelques jours après, il marche dans les rues d'Athènes... Quelle belle ville ! Une jolie réception en son honneur a lieu. Il est venu à Athènes en juillet, il ne repart pour Alexandrie que fin octobre ! Hélas, il ne sait qu'il est condamné. Et, six mois plus tard, il meurt en pleurant au milieu de ses amis à l'hôpital grec d'Alexandrie, à l'âge de soixante-dix ans.
(1) Entre autres, sept traductions du Banquet de Platon, avec prologue de chaque traduction sur l'amour grec chez Platon.
(2) Traduction mot à mot : « On m'a enfermé hors du monde ».
(3) L'Education Sentimentale.
(4) Ténacité (« Derniers Vers »).
(5) An Ideal Husband, acte II : « Faible ? pensez-vous réellement, Arthur, que c'est la faiblesse qui cède à la tentation ?... il n'y a pas là de faiblesse : il y a un courage horrible et terrible. »
(6) M. Yalourakis, Le Kavafis du T Majuscule, Alexandrie, 1959, pp. 61 et 67.
(7) Loc. cit. — L'auteur de Kavafis du T Majuscule pense que cette lettre est l'initiale du titre Murailles (en grec « tikhi »).
(8) Loc. cit., p. 109.
(9) M. Peranthis, Le Pêcheur (biographie de Kavafis), p. 130.
(10) M. Peranthis, ibid., p. 211.
Arcadie n°120, D. Costandinou, décembre 1963