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Les clés de saint Pierre, un chapitre inédit de Roger Peyrefitte

Publié le par Jean-Yves Alt

« Le chapitre que l'on va lire était le cinquième de la deuxième partie des Clés de saint Pierre. C'est la confession du cardinal Belloro à l'abbé Victor Mas. Je l'ai écrite, parce que j'avais de bonnes raisons de savoir qu'elle correspondait à des réalités. Je l'ai supprimée, parce qu'elle aurait pu laisser subsister certains doutes sur les relations de l'irréprochable Éminence et du petit abbé. Ce ne fut pas sans mal que je me résolus à ce sacrifice. L'occasion me paraissait opportune de rappeler que les erreurs de jeunesse ont parfois des conséquences inattendues. Comme me l'écrivait, au sujet de mon premier livre, un de mes anciens chefs dans la Carrière : "Ces amitiés particulières que l'on persécute dans les collèges religieux, peuvent former, plus tard, des saints, des martyrs, des héros". Nous ne prétendons pas si loin pour notre propre compte, mais nous avons voulu seulement en faire juges les lecteurs d'Arcadie. »

Roger Peyrefitte

Au milieu de la nuit, l'abbé fut réveillé en sursaut par la lumière ; stupéfait, il vit le cardinal drapé dans une houppelande pourpre, debout au pied de son lit. Il se dressa sur son séant et fit le geste de prendre sa robe de chambre pour se lever, croyant que son vénérable maître avait besoin de lui. Le cardinal lui fit signe de rester couché, poussa un fauteuil et y prit place. Il demeura quelques instants absorbé par ses pensées, comme s'il ne pouvait dire ce qu'il avait à dire. Le jeune homme, bouleversé par cette visite et ce silence, retenait son souffle. Enfin le cardinal, regardant en face de lui, vers la porte close, parla tel que dans un rêve :

— Mon enfant, mon enfant chéri, tu m'as fait, l'autre jour, une confession muette. Je viens t'en faire une sans ambages. Je t'ai donné des conseils qui étaient le fruit de mon expérience : je veux que tu saches ce qu'elle a été ; au moins ne serai-je plus seul à le savoir. Tu as ressuscité en moi des souvenirs qui n'étaient pas tout à fait morts, mais que je ne croyais pas si vivants. Depuis plusieurs nuits, ils troublent mon sommeil. Excuse-moi d'être, venu troubler le tien. Tu es mêlé, d'ailleurs, lointainement à cette histoire et je t'en devais le récit à un double titre. Tu verras que les fautes les plus graves peuvent avoir une heureuse issue et qu'il ne faut pas désespérer de Dieu.

« J'avais treize ans, j'étais interne à Mondragone – interne, comme le voulait la règle de la maison, et bien que j'en fusse tout voisin, ma famille habitant Frascati. J'étais plongé dans le grec et le latin et aussi dans autre chose. Ces instructions que les enfants se donnent à l'insu des maîtres, avaient eu en moi un bon élève et c'est sans le moindre scrupule que je menais cette existence secrète au milieu de toutes nos petites dévotions. Je n'avais pas compris encore la grandeur de la religion, malgré l'exemple de mes parents et de mes maîtres, et j'étais porté à croire que c'était une invention des hommes pour brimer la jeunesse. J'adoptai sans la connaître la formule de l'inscription pompéienne que je te citai (1). Je ne m'imaginai pas qu'il pût y avoir dans l'univers de plus grande félicité que celle-là. Une espèce de prosélytisme m'incitait à communiquer à d'autres la science dont on m'avait fait profiter.

J'avais ma religion et mon apostolat. Les disciples étaient nombreux.

Mes yeux ne s'étaient pas encore élevés très haut, n'est-ce pas ? Un jour – c'était quelques mois après ce beau début – je m'avisai de regarder mes camarades. Les initiés, comme nous disions, et les initiateurs, c'est-à-dire les grands qui avaient leur chambre où nous trouvions bien moyen de les rejoindre, bref, tous me semblèrent épouvantables. Les plus impurs étaient presque toujours les plus laids. Ils avaient l'air d'être heureux de souiller ainsi la beauté des autres. Ceux qui étaient beaux me parurent de ces fleurs où traînent des limaces, quand ils ne me parurent pas des monstres d'hypocrisie. L'un d'eux pourtant, qui avait deux ans de plus que moi, m'évoquait la vraie beauté et le vrai front des anges, bien qu'il ne se conduisît pas comme eux.

Je m'attachai à lui et il me rendit cet attachement. Peu à peu, nous avions rompu tout lien avec nos camarades. Nous avions continué de faire ensemble les mêmes choses, mais nous nous étions devinés, puisque, d'un commun accord, nous décidâmes bientôt de ne plus les faire. J'avais compris soudain pourquoi, moi, j'y renonçais, mais ne voulus pas le lui dire, avant de savoir pourquoi, lui, il y renonçait.

Il répondit à ma question que c'est parce qu'il m'aimait. Oh ! que je l'aimais aussi ! C'est parce que je l'aimais plus que tout le reste que je lui sacrifiai cela. Je l'aimais, comme David aimait Jonathan, d'un "amour au-dessus de l'amour des femmes".

Je ne t'ai pas encore dit que ce garçon, dont la famille habitait Rome, était Français par sa mère et que sa mère était de Versailles. Nous passâmes ainsi le reste de l'année scolaire. A la fin des grandes vacances, le sort nous sépara. Sa famille se transférait en Argentine dans de vastes exploitations qu'elle venait d'hériter. A notre dernière rencontre, il me demanda si je savais ce que c'était qu'un serment, un serment à tenir jusqu'à la mort, et je lui assurai. "Je te demande cela, dit-il, et tu ne sais même pas, nous ne savons même pas ce que c'est que la vie." Je lui dis que je le savais, puisque nous nous étions connus. Alors, il me jura de rester toujours à moi, à moi seul. « Je ne te réclame rien, me dit-il, j'ai voulu m'engager et te laisse libre. »

Sans hésiter, je lui fis le même serment, qui le remplit d'une joie indicible. Il n'avait que seize ans et moi quatorze, mais nous n'étions plus des enfants.

A ce moment-là, nous nous trouvions dans la campagne, sur une route solitaire, non loin de Frascati. Nous aperçûmes entre les oliviers une ruine monumentale en forme de tour, qu'on appelle le tombeau de Lucullus et où s'est adossée une vieille église, elle-même en ruine. Jamais nous n'avions parlé de Dieu : c'était pour nous un thème scolaire, un mot vide de sens, à force d'avoir été seriné. La porte de cette église était ouverte, une lampe, allumée sans doute par un pâtre, brillait mystérieusement et nous attira. On eût dit la dernière flamme entretenue par le dernier fidèle dans le dernier temple d'une religion croulante. Nous avions l'esprit tout occupé encore de nos serments : ne dépassaient-ils pas nos forces ? ne préjugeaient-ils pas du temps ? Les auréoles des fresques à demi effacées dansaient dans la pénombre. Mon ami me prit la main tout à coup et je sentis les battements de son cœur dans la sienne. "Tu es certain de garder ta parole ?" me demanda-t-il d'une voix que je ne lui avais jamais entendue, car ce n'est pas chaque jour qu'on entend la voix de l'âme. Je ne pus dire un mot, mais les pleurs qui coulaient sur mes joues étaient ma réponse. "Eh bien ! poursuivit-il, nous allons refaire ici notre serment devant quelqu'un à qui nous ne pensions pas et qui nous aidera peut-être à le tenir."

Nous ne nous sommes jamais écrit, nous ne nous sommes jamais revus. J'ai appris par hasard, l'automne dernier, qu'il était mort il y a vingt ans. Il était entré dans un ordre missionnaire et soignait les lépreux en Afrique.

Tu vois, mon enfant, que les combinazioni de Dieu, pour faire un vrai saint et un pauvre cardinal, sont plus surprenantes que toutes celles des hommes. »

Arcadie n°130, Roger Peyrefitte, octobre 1964

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