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Le cœur en exil [The Heart in Exile 1953], Rodney Garland

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce roman débute par le suicide d'un jeune avoué, Julian Leclerc. Il se poursuit par l'enquête menée par l'un de ses anciens amants, le jeune psychiatre Tony Page, pour découvrir les mobiles de ce geste. Il s'achève par l'idylle de ce dernier avec son domestique.

Tony, par dégoût des mœurs de ses semblables, a renoncé à toutes relations sentimentales et érotiques. Pour comprendre le suicide de Julian, il redécouvre les promenades vespérales du Londres homosexuel qu'il avait abandonnées des années auparavant. Ce sont pourtant elles qui vont lui permettre d'écouter ses désirs jusqu'à prendre conscience qu'il aime et est aimé de son domestique, Terry. Cette relation amoureuse, connue d'eux seuls dans l'intimité du domicile, lui ouvre les portes de l'épanouissement.

Tony ne se considère pas comme immoral. Il considère que la culpabilité de l'homophile le contraint plutôt à une honnêteté plus grande dans la vie pratique.

Julian Leclerc et Tony Page ont un goût pour les « durs ». Ils ne fréquentent pas les efféminés pour lesquels ils n'ont aucune sympathie. Pourtant le médecin ne les accable pas :

« Je ne devais pas me moquer d'eux, puisque je ne suis pas normal moi-même, mais il m'est pénible de penser que, parce qu'ils s'affichent, c'est d'après eux que tous les homophiles sont jugés. Ils ne craignent pas le ridicule, car ils se rendent compte qu'il les protège : rire, en effet, c'est pardonner à demi. La nature a été injuste à leur égard, et ils essaient de rétablir l'équilibre en choisissant la plus facile et la moins efficace des deux solutions. Au lieu des exercices physiques qui auraient pu les viriliser, ils préfèrent s'épiler les sourcils et se farder outrageusement. » (p. 69)

Toutefois, il ne faut pas se méprendre sur les relations homosexuelles entretenues : ce rapprochement de classes ne supprime en rien les barrières sociales. Dans ce roman, il ne s'agit pas, pour le bourgeois ou l'intellectuel, d'offrir, à l'homme désiré, l'occasion de s'évader de son milieu.

Julian cherche des rudes partenaires non pas pour les éduquer mais pour assouvir ses propres désirs. Il n'existe aucune conception platonicienne dans ses accointances : Julian n'a pas le souci d'enseigner à l'aimé son savoir et sa vertu.

Il reste que le psychiatre est un homophile humaniste :

« Le Don Juan homophile qui se croit obligé d'avoir des rapports sexuels au moins trois fois par semaine avec trois partenaires différents – il ne peut absolument pas utiliser le même plus d'une fois – est vraiment un névrosé. Mais il y en a beaucoup aussi qui laissent tomber leur partenaire simplement parce que les relations entre hommes sont la plupart du temps stériles. Le mariage leur est interdit et la vie commune ne le remplace pas. Je ne veux pas insinuer que la consécration solennelle de l'Église et de l'État suffise à faire d'un accouplement une union, mais elle a une énorme influence sur l'homme et sur la femme qui vivent ensemble. Ils ont des devoirs et des droits légaux ; le divorce, en réalité, n'est pas si facile, et les enfants, s'il y en a, sont un lien supplémentaire entre eux. […] la névrose est toujours un handicap ; mais je suis également certain que, pour beaucoup, l'homophilie est un avantage. […] du fait qu'il est homophile, un garçon peut se développer énormément grâce à une liaison avec un homme capable de lui donner beaucoup. Pas de l'argent ou des cadeaux, car ce ne serait alors que de la prostitution, mais un enrichissement de l'esprit et de la sensibilité. L'exemple classique, évidemment, est Platon et Socrate, mais il ne faut pas s'en tenir à des cas d'une telle grandeur. Je pensais à Dean Emmerling, l'un des plus grande psychiatres américains, qui s'était beaucoup intéressé à moi et m'avait considérablement aidé. Il aurait pu m'apporter infiniment plus encore si l'idée des rapports physiques qu'une liaison aurait impliqués ne m'avait été intolérable, ne fût-ce que parce qu'il avait vingt ans de plus que moi. Mais d'autres n'eurent pas mes répugnances, et le jeune médecin polonais réfugié qu'Emmerling s'attacha après que je l'eus quitté fit grâce à lui des progrès considérables. » (pp. 192/193)

Pour Tony, le jeune psychiatre, le véritable drame de l'homophile n'est pas d'être bafoué, traqué, persécuté, mais de ne pas savoir aimer :

« […] la société actuelle n'accepte l'homophile en littérature qu'à la condition qu'il ait une fin tragique. Être homophile est un crime et un crime ne doit pas rester impuni, du moins dans les romans. Je pense que l'écrivain, de son côté, essaie de gagner par ce moyen la sympathie et la pitié du lecteur. C'est ce qui explique les titres larmoyants, les citations bibliques, le ton lugubre et les sous-entendus inquiétants. Sans compter que le bonheur, « normal » ou « anormal », est toujours dénué d'intérêt. […] Leur tourment vient de cette menace qu'ils sentent toujours peser sur eux, mais le vrai malheur c'est que la plupart d'entre eux redoutent d'aimer. Voilà ce qui les rend si misérables. On ne devrait jamais avoir peur de l'amour, même si on risque d'être abandonné. C'est la seule raison de vivre, n'est-ce pas ? » (pp. 193/194)

À maintes reprises, l'auteur donne des informations sociologiques – sans complaisance – sur le milieu homophile londonien de l'après guerre, au cours de différentes conversations que le narrateur-enquêteur tient avec d'autres homophiles ; discussions qui s'appliquent à déterminer le rôle de la guerre dans le développement de l'homophilie, les causes de la virilisation des homophiles dans les jeunes générations, les fondements de l'attrait d'une liaison masculine sur un ouvrier hétérosexuel, l'attirance exercée par les uniformes, le caractère exaltant et dangereux pendant la rencontre, les rapports du sport et de l'homophilie, le problème du mariage, la "guérison" de l'homosexualité, etc. :

« La guerre avait fait de la plupart des membres de la "confrérie" des profiteurs de l'aventure. Les jeunes soldats étaient loin de leur foyer, de leur milieu, de leurs amis. Pour quelques-uns, c'était presque un drame, mais pour les autres c'était une source d'occasions comme jamais ils n'en avaient eu jusque-là. La guerre avait supprimé toutes les inhibitions, et le danger exaspérait la sexualité. L'opinion publique était moins sévère, et la police, diminuée, était occupée ailleurs. Les plaisirs habituels – femmes, dancings, cinémas, restaurants – étaient chers, alors que la "confrérie" offrait une hospitalité qui semblait fastueuse aux jeunes provinciaux encore inexpérimentés. » (p. 65)

« Le milieu homophile en Angleterre comprenait à cette époque, d'après les calculs des experts, de un million cent mille à deux millions de mâles. Mais il ressemble aux icebergs dont la partie qui émerge au-dessus des vagues paraît trompeusement si petite, alors que la partie la plus considérable demeure cachée sous l'eau. Les homophiles que les autres identifient et étiquettent ne constituent qu'une infime fraction. La majorité ne fréquente pas les pubs, les clubs ni même les réunions privées, ne traînent pas dans les gares et les autres lieux de rencontre. Il y a, parmi les millions de jeunes gens "normaux", des milliers de jeunes homophiles qui habitent avec leur ami dans des pensions de famille, de petits appartements, des hôtels d'étudiants, des clubs, parfois même chez les parents de l'un des deux. Le secret est absolu et les scandales sont rares. Plus conformiste et plus cachée dans les petites agglomérations que dans les grands centres, la "confrérie" est répandue partout. Elle envahit chaque bourgade et chaque métier. Comme les communistes, les homophiles tendent à former des cellules, mais celles-ci sont restreintes, spontanées et totalement indépendantes les unes des autres. La recherche du bonheur individuel, si difficile ou même dangereuse qu'elle soit, peut difficilement servir de base à une organisation sociale. Il y a des homophiles partout, mais la proportion en est moins forte chez les maçons, les cantonniers, les dockers ou les forgerons. Ce ne sont pas là des métiers très plaisants et, s'il naît dans cette profession, l'homophile ne suit pas les traces de son père ou de ses frères "normaux" ; il résiste à l'enrégimentement familial et aux contingences matérielles, rompt avec son milieu et trouve plus agréable de devenir coiffeur, par exemple, ou garçon de café. » (pp. 112/113)

« J'avais souvent entendu vanter [la] conduite héroïque [des homophiles] pendant la guerre. Il y en avait plusieurs qui étaient pilotes à l'époque de la bataille d'Angleterre en 40 et ils avaient eu autant de cran que les "normaux". Certains homophiles sont braves précisément parce qu'ils sont homophiles : c'est pour eux une forme d'exhibitionnisme, et un moyen de dramatiser leur existence. D'autres veulent prouver par là leur virilité, car dans l'esprit de l'homme de la rue, l'homophilie est associée à l'idée de crainte et de couardise. Ainsi la bravoure devient-elle un camouflage. Mais un fait est certain : C'est rarement par manque d'imagination que les homophiles sont courageux, car la plupart d'entre eux ont un sens très aigu du danger. Il y a aussi le type du casse-cou romantique, généralement rude, costaud, dur, poilu et doté d'une voix grave, type assez rare en Angleterre mais plus fréquent en Allemagne et en Amérique. A beaucoup d'égards, Julian était l'un de ceux-là. » (p. 127)

« […] dans [la génération] de l'après-guerre, la tendance des homophiles est d'être plus vigoureux de corps et d'esprit. Ils savent que de solides biceps et de larges épaules sont de meilleurs atouts aujourd'hui que la connaissance des œuvres de Sartre et de Maugham […] » (p. 231)

Ce roman connut un vif succès en Angleterre et en Amérique. Il a contribué à éclairer le grand public et préparé les voies au Comité Wolfenden (1), qui l'a d'ailleurs utilisé comme source d'information.

Si Tony Page est partisan de modifier la loi, il ne croit pas que cela apportera beaucoup de changement : « il y aurait moins de drames, moins de suicides, mais la réprobation publique subsisterait. Les homophiles resteraient une minorité atteinte d'un complexe de culpabilité que l'hostilité générale transformerait, à des degrés divers, en névrose. La compréhension, certes, adoucirait leur sort, mais elle n'était pas moins nécessaire ni moins chimérique à l'endroit de tant d'autres problèmes dont certains étaient plus importants que le bonheur d'une minorité » (pp. 110/111). Il pense que les jeunes homophiles se suicident plus car « ils ont une plus grande capacité de désespoir et une expérience nulle du malheur » (p. 76).

Parallèlement à « l'enquête », se développe discrètement une idylle entre le médecin narrateur et son domestique Terry, à la fois viril d'allure et affectueux :

« Je savais maintenant que j'étais amoureux de Terry ou du moins que j'étais plus près d'aimer que je ne l'avais jamais été de ma vie. Chacun de nous attend le miracle qui changera son existence. Quelquefois, il arrive tard. Pour moi, il survenait miséricordieusement tôt, juste au moment où je sentais qu'il était temps de prendre une décision et de me fixer. L'amour peut causer de grands ravages dans l'esprit, mais j'avais toujours su que, parfois aussi, il peut guérir. J'en espérais ma guérison car, ce dont j'avais souffert, c'était d'avoir un cœur atrophié. Cette infirmité n'avait que peu de rapports avec ma préférence pour les hommes, car il y a des milliers de gens dans le milieu "normal" qui ont aussi le cœur trop petit. L'amour rend certains êtres jeunes et insouciants, mais moi je savais que je mûrirais sous son influence. Je ne serais plus agité. Je n'aurais plus ce désir fou de "vivre" un roman. » (p. 300)

Sans dévoiler le dénouement de l'enquête, sachez que le suicide de Julian Leclerc n'est dû ni à un chagrin d'amour ni à une menace de chantage… Et l'on redécouvre, une nouvelle fois, la complexité de la psychologie humaine.

■ Le cœur en exil [The Heart in Exile 1953], Rodney Garland (pseudonyme de Adam de Hegedus), préface et traduction de Jacques de Ricaumont, éditions Robert Laffont/Pavillons, 1959, 309 pages


(1) Comité d'études créé par le Home Office en août 1954, présidé par le professeur d'université, sir John Wolfenden, et composé de douze membres, hommes politiques, juristes, ecclésiastiques, médecins, éducateurs. Ce Comité publia en septembre 57 son Rapport au terme duquel il recommandait une réforme de la loi sur l'homosexualité, connue sous le nom d'amendement Labouchère et suggérait que les relations homosexuelles entre adultes consentants dans un lieu privé cessassent d'être considérées comme un crime et même comme un délit.

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