Comment est mort Edouard II d'Angleterre ? par Marc Daniel
La mort de ce pauvre Edouard II d'Angleterre intrigue et passionne décidément les Arcadiens. On ne peut pourtant pas dire que ce soit un mystère d'actualité, puisque ce drame se déroula en l'an 1327 ! Mais, du fait que Marlowe en a fait le sujet d'une tragédie célèbre, dont Iorwerth G. Llewelyn entretenait les lecteurs d'Arcadie en décembre dernier, et que le romancier Maurice Druon en a fait un récit haut en couleurs dans Les Rois maudits, suscitant ainsi la curiosité de Raymond Avignon (Arcadie, mars 1964), le malheureux roi assassiné se trouve en quelque sorte placé sous les projecteurs de l'actualité... de notre revue !
En terminant son article du numéro de mars, Raymond Avignon se demandait s'il était possible de savoir la vérité exacte sur cette affaire. Or, un historien anglais de grande réputation, T.F. Tout, a précisément étudié, voici quarante-quatre ans, les divers témoignages que nous possédons sur le mystère de cette mort, et j'ai eu la curiosité d'aller consulter cette étude : The Captivity and Death of Edward of Carnarvon, publiée à Manchester en 1920. Peut-être les lecteurs d'Arcadie seront-ils intéressés par ses conclusions...
On sait à quel titre Edouard II nous intéresse. Ce souverain anglais du XIVe siècle – fort mauvais roi, au demeurant – se rendit célèbre par son amour pour deux favoris successifs, Pierre de Gaveston ou Gabasron puis Hugues Despenser, à qui il confia pratiquement le gouvernement et la puissance royale. Comme, en même temps, l'Angleterre traversait une crise économique sérieuse et que la misère était grande, on rendit les favoris responsables de cet état de choses, et l'opposition se cristallisa autour de la propre femme du roi, Isabelle de France, femme cruelle et vindicative, qui ne pardonnait pas à son mari de la délaisser pour ses amis. Elle passa en France avec son amant, Roger Mortimer, y leva une armée, débarqua sur la côte sud, marcha sur Londres, y entra, fit son mari prisonnier ainsi que le malheureux Hugues Despenser, et fit proclamer son fils roi sous le nom d'Edouard III (celui-là même qui devait commencer la Guerre de Cent ans), tout en gardant le pouvoir pour elle-même et pour son amant.
Or, si l'on connaît assez bien le sort réservé à Hugues Despenser (un atroce supplice que Raymond Avignon, après Maurice Druon, a décrit dans notre numéro de mars), la destinée du roi détrôné est restée un sujet de controverse. On sait qu'il fut d'abord emprisonné au château de Kenilworth, sous la garde de son cousin et ennemi Henri de Lancastre, pendant deux ou trois mois. Mais, comme des bruits couraient que des royalistes restés fidèles allaient le délivrer, il fut transféré au château de Berkeley, et confié cette fois à la garde de Thomas de Berkeley, le propre beau-frère de Roger Mortimer, et de son parent Sir John Maltravers. Peu après, un troisième larron, Sir Thomas Gurney, âme damnée de Berkeley, fut adjoint au couple de geôliers. Ensuite, officiellement, tout ce qu'on sait est que, le 21 septembre 1327 – soit environ cinq mois après l'arrivée à Berkeley – on annonça la mort subite du prisonnier et on l'enterra avec les honneurs dus à un ancien souverain.
Bien entendu, personne ne crut à une mort naturelle. Edouard était d'une forte et robuste constitution, et en parfaite santé au moment de son arrestation (il avait quarante-trois ans). Du reste, quelques années plus tard, son fils Edouard III ayant chassé Mortimer, intenta un procès aux anciens geôliers de son père comme coupables de l'avoir assassiné. La version de l'assassinat est aujourd'hui couramment admise, mais à l'époque, nombreux furent les gens qui crurent qu'Edouard II s'était échappé. Une lettre d'un prêtre Italien, conservée à Montpellier, précise même que ce prêtre avait entendu en confession (sans pouvoir, bien entendu, révéler le nom de la personne qui le lui avait confié) que l'ancien roi s'était réfugié en Italie et y vivait, pénitent, en ermite. Qui sait ?...
En ce qui concerne l'assassinat, si assassinat il y eût (et c'est bien probable, car la reine Isabelle et son amant commençaient à craindre sérieusement que des fidèles n'essayent de libérer le roi prisonnier, auquel cas la vie des rebelles qui avaient osé emprisonner leur souverain aurait été fort compromise), nous savons qu'il y eut, à l'époque, beaucoup d'hypothèses émises et beaucoup de racontars. Il faut certainement en prendre et en laisser. Ce n'est guère que dix ou quinze ans après l'événement qu'un chroniqueur, Higden, qui écrivait en latin, précisa que le roi avait été tué cum veru ignito inter celanda confossus (« avec un fer rouge enfoncé dans le fondement »). Ce qui donne du poids à ce témoignage, c'est qu'il fut traduit en anglais et admis comme véridique par le propre curé de Berkeley, John Trevisa, qui connut Thomas de Berkeley, témoin presque oculaire des derniers jours d'Edouard.
Pourquoi ce supplice atroce, d'une barbarie qui laisse loin derrière elle la torture du pal chère aux Orientaux du Moyen-âge ? La raison en serait probablement double d'une part, éviter toute blessure visible au cas où aurait lieu un examen du corps, comme il était de coutume à l'époque ; d'autre part – et cela serait bien dans l'esprit du Moyen-âge – « punir le coupable par où il avait péché », vengeance qui dût être douce au cœur de la femme cruelle qu'était Isabelle... Cette version de l'assassinat, en tout cas, fut ensuite adoptée par plusieurs chroniqueurs et annalistes, et notamment par le plus célèbre, Geoffrey the Baker, qui écrivit trente ans après les événements. Ce texte de Baker, largement répandu dans l'Angleterre du Moyen Age, a contribué à populariser l'image classique des derniers moments du malheureux roi. Malheureusement, il est aisé de prendre Baker en flagrant délit d'inexactitude sur de nombreux points que nous pouvons vérifier (sur le nom du responsable de l'ordre de mort notamment : Baker l'attribue à l'évêque Orleton, qui se trouvait alors à Avignon !), de sorte que la valeur de son récit s'en trouve très amoindrie sur les détails invérifiables, qu'il a dû largement inventer, à moins qu'il n'ait tout simplement répété des ragots et des racontars recueillis à droite et à gauche.
Marlowe, écrivant pour la scène, choisit une version sensiblement moins atroce, et surtout plus aisée à représenter au théâtre : il nous montre Edouard II écrasé, ou étouffé si l'on préfère, par une table jetée sur lui. On peut être certain que cette façon de faire périr le prisonnier ne fut pas choisie par ses bourreaux : il n'aurait pas été possible, ensuite, d'exposer le corps et de prétendre que le roi était mort de mort naturelle. Mais la littérature a ses raisons, qui ne sont pas, heureusement, celles de la politique..., car on n'imagine guère le supplice que raconte Baker représenté par des acteurs, si géniaux soient-ils !
Le pauvre Edouard II connut, après sa mort, une popularité tout à fait inattendue : l'horreur de son supplice, le caractère émouvant de sa chute et de sa captivité, le firent considérer comme un martyr, et pendant plusieurs années il y eut un pèlerinage et des miracles sur sa tombe, à la cathédrale de Gloucester. S'il eût été canonisé, les Arcadiens auraient pu le choisir pour saint patron ; mais le pape ne donna pas suite à l'affaire. Dommage...
Arcadie n°126, Marc Daniel (Michel Duchein), juin 1964