L'œuvre de Confucius (ou, pour lui donner son nom chinois, Kong-Fou-Tseu), qui vécut en Chine de 551 à 479 avant J.-C., ne constitue pas un texte unitaire.
Elle nous a été conservée surtout dans plusieurs ouvrages de ses disciples. Comme il est indispensable d'exercer parmi eux une sélection, il est probable que l'intérêt, de notre point de vue, varie d'une édition à l'autre. En outre, l'ancienne écriture chinoise se prête à des interprétations assez discordantes, et il arrive fréquemment que des traducteurs occidentaux suppléent par la fantaisie à leur manque de compétence lorsque le sens d'un passage reste obscur pour eux. La traduction en langue anglaise faite par le Chinois LinYu-Tang donne une idée, par les lourds commentaires philologiques dont elle s'accompagne, des difficultés auxquelles se heurte même un Chinois érudit. Toutefois, sa version coïncide, sur les points essentiels, avec ce qui m'avait le plus extraordinairement captivé dans un résumé de la traduction intégrale du sinologue allemand Wilhelm, publié et commenté par Rudolf von Delius dans la « Bibliothèque populaire » de Ph. Reclams.
Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de citer ici le nom de Delius, et s'il m'était permis de suggérer quelques livres allemands comme dignes d'être connus en France, je donnerais aux siens une place de choix. Dans ses essais Philosophie de l'amour et Psychologie de l'Empire romain, son intuition reconstruit les personnages et les faits à partir de sources souvent médiocres, confuses et calomnieuses (ainsi Néron, vu à travers les Juvénal et autres), et nous les rend Plausibles et réels, tout en nous épargnant le détail de ses méthodes et de ses recherches de savant probe et sérieux. Si ses interprétations aboutissent souvent à un facteur homophile et l'expliquent, ce n'est certes pas parce que l'auteur est « engagé » dans ce sens, mais parce qu'il s'est libéré de tout préjugé. C'est sa clairvoyance, et non sa tendance personnelle, qui lui permet de reconnaître par exemple que tout ce que nous admirons dans la civilisation grecque est inconcevable sans ce facteur homophile. L'idée que le christianisme est indéfendable et que la vie humaine était plus sensée dans l'Antiquité païenne – idée qui a fait son chemin en Allemagne depuis Nietzsche – s'épure, chez Delius, de tout excès et de toute amertume, et ne recule plus devant le tabou de la morale sexuelle. Ce que Delius a à nous dire, ce sont des vérités simples et claires, sans qu'il éprouve le besoin de recourir à un substrat dialectique compliqué ni à l'arsenal d'une terminologie confuse, si chère à nos philosophes et e psychologues ».
Mais, hélas, ce sont ces vérités-là qu'aujourd'hui encore la plupart des hommes se refusent à voir. Ce simple fait devait prédisposer Delius à étudier les anciens philosophes chinois, Confucius et Lao-Tseu, qui tous deux souffrirent de ce que personne ne comprit leur doctrine, qui est la simplicité même. L'analogie avec notre époque est palpable : alors comme aujourd'hui les institutions et les conventions de l'esprit devenaient un danger par l'épanouissement de la vie, la vie « devenait artificielle ». Et Delius, à la fois plus conséquent et plus mesuré que Nietzsche, cherche la solution, comme Confucius et Lao-Tseu, en opposant l'instinct, y compris la simple vérité du cœur, aux préceptes qui s'en écartent par trop, en adaptant ces derniers, ce qui était l'objectif essentiel de Confucius. Car, aux yeux du philosophe chinois, les traditions de son temps paraissent bonnes dans leur fond (ce que l'on ne peut certes pas dire des nôtres), mais leur signification réelle s'était perdue, de même que les rites et les institutions avaient dégénéré par dessèchement, d'où le désordre social, le mauvais gouvernement, l'abrutissement général.
Telles étaient les tâches que s'assignaient Confucius et Lao-Tseu, mais les remèdes qu'ils proposent sont en apparence opposés.
Lao-Tseu, en apparence nihiliste, se borne à se replier sur soi, en déclarant que chaque être trouve en lui-même tous les ressorts pour vivre correctement, et qu'il suffit de se garder de toute perturbation extérieure. Doctrines et musiques ne pourraient que troubler ce miroir infaillible de la loi cosmique, ou « tao », qu'est l'âme ou la conscience. Une des paraboles de Lao-Tseu est assez intéressante : « le membre de l'enfant durcit, sans qu'il ait rien appris de la sexualité ». Cela signifie que l'initiation sexuelle est superflue, comme d'ailleurs toute autre initiation, toute éducation, et toute loi. A quoi bon tant de mise en scène pour une réalisation qui n'a même pas besoin de notre conscience pour se faire à merveille ?
Evidemment, seul le refus de tout contact « perturbateur » avec le commun des hommes et la volonté de ne pas pousser le raisonnement jusqu'au bout peuvent préserver Lao-Tseu et ses disciples de la découverte que leur attitude n'est pas une solution, mais une fuite devant les problèmes que les instincts, y compris la sexualité, créent inévitablement dans la société. Nous retrouverons cette même naïveté chez Nietzsche. Pourtant la pensée de Lao-Tseu, en tant que principe, est irréfutable, et l'on ne peut trop se réjouir de la popularité qu'elle gagne en Europe depuis quelques dizaines d'années. Il reste seulement à souhaiter qu'on s'en souvienne lors des discussions sur l'utilité de certaines lois...
Confucius est, lui, plus réaliste, et s'attaque directement aux problèmes moraux et sociaux. Si celui de l'homophilie ne figure pas dans son œuvre, c'est à coup sûr parce qu'il ne la considérait pas comme un problème. Il attachait une importance capitale à toutes les créations de l'esprit humain, la langue, les institutions civiles et politiques, les lois, les cérémonies, les arts, les traditions. A l'inverse de Lao-Tseu, il ne les considérait pas comme néfastes en soi, mais au contraire comme aptes à perfectionner l'homme et la société, à condition qu'elles fussent elles-mêmes parfaitement conformes à ce qu'elles doivent être : d'où le vaste champ de ses activités et de ses enseignements – philologie, poésie, composition littéraire, pédagogie, sociologie, politique, archéologie, histoire, folklore, musique, esthétique, bref un humanisme au sens le plus large. Confucius surestimait peut-être, pour nos conceptions d'Occidentaux, l'interdépendance de ces différentes branches, en attribuant par exemple à la musique une influence directe, non seulement sur les mœurs, mais sur la structure de l'Etat. Cependant il faut se rappeler que, dans les sociétés anciennes, culture, religion et vie formaient une unité plus stricte, plus organisée et plus consciente que dans notre civilisation ; ainsi, même un concours de tir à l'arc revêtait une signification religieuse. On se rappelle ce que j'ai noté à propos de Pindare (Max Jurth : Pindare, dans Arcadie, n°77, mai 1960). Quant à la musique, nous devons avouer qu'il nous est difficile de mesurer sa portée sur une sensibilité dont la nature nous échappe, lorsque nous lisons que Confucius, après avoir entendu certaine œuvre, en éprouva une émotion si intense que pendant trois mois il s'abstint de manger de la viande.
L'esthétique musicale de Confucius nous permet en même temps de préciser en quoi il concorde avec Lao-Tseu et en quoi il se distingue de lui : « La musique naît du cœur humain quand il entre en contact avec le monde extérieur. »
Ainsi, Confucius cultive les rapports avec le monde extérieur, tandis que Lao-Tseu s'intéresse exclusivement au cœur humain. De même, un des principaux disciples et successeurs de Confucius, Meng-Tseu (Mencius), définit le grand homme comme « celui qui n'a pas perdu son cœur d'enfant ». Nietzsche, plus tard, dira : « Dans le vrai homme, il y a un enfant caché qui veut jouer. »
Encore plus digne d'attention est le souci de Confucius de rejoindre les mots avec leur vraie signification. Nous qui en savons davantage que n'importe qui sur les confusions désastreuses qui résultent de certaines expressions inexactes et inadéquates, nous comprenons mieux la perplexité de Confucius devant une coupe dont l'on se servait dans les cérémonies et qui était de forme ronde, mais qui avait gardé d'un très ancien passé le nom de « coupe carrée ».
Ce serait sortir du cadre de notre revue que d'analyser ici les mérites de Confucius dans toutes les disciplines auxquelles il s'est attaché, mais j'en recommande l'étude à nos lecteurs. Nous avons ici l'exemple, bien rare, d'un philosophe et d'un fondateur de religion (ce qui du reste n'était pas son ambition initiale), dont l'enseignement est profitable, depuis deux mille cinq cents ans, à une énorme partie de la population de notre planète, parce qu'il est fondé sur l'expérience de la vie, sur la connaissance de l'homme et sur l'exemple de l'ordre cosmique et non sur une soi-disant « volonté de Dieu », révélée à travers des cris d'hallucination.
C'est aussi une des rares doctrines morales qui s'abstiennent de maudire, et même de blâmer si peu que ce soit, l'amour entre hommes. En matière de morale sexuelle, Confucius se contente de rappeler à la décence (à propos de certaines musiques et danses) et de préconiser (à l'âge de trente ans pour les hommes!) le mariage « qui règle les rapports entre les deux sexes ». En fait, tout indique que Confucius eut l'âme plus e arcadienne » qu'aucun autre des Illuminés d'une importance comparable dans l'histoire de l'humanité. J'hésite à sélectionner les passages qu'on pourrait invoquer comme preuve, et à les isoler d'un contexte qui mérite par trop d'être connu en son intégrité. Seul m'y résoudra la crainte que, précisément, ces passages ne soient éliminés ou altérés par les traducteurs moins courageux ou moins sincères que Delius ou Lin-Yu-Tang.
Ecoutons d'abord le pédagogue parler du rôle de l'amitié dans la formation d'une jeune âme : « A l'âge de dix-sept ans on observera comment la pensée du jeune homme s'est développée et à quels amis il s'est attaché », et ailleurs : « en accordant des loisirs aux jeunes gens, on leur apprend à se sentir chez eux à l'école, à établir des relations personnelles avec les professeurs, à s'épanouir dans l'amitié et à affirmer leurs convictions ». Parmi les principes de la pédagogie, Confucius n'oublie pas l' « émulation naturelle, ou frottement », et insiste pour que les élèves « admirent l'excellence des autres élèves ». Voilà une phrase qui, étant donné ce que nous savons de l'ambiguïté de l'ancienne écriture chinoise, doit se prêter à des spéculations audacieuses! (Par parenthèse, je signale que Lin-Yu-Tang, lorsque le contexte l'oblige à s'éloigner trop loin d'un symbole confucéen et qu'il se méfie de sa propre interprétation, met sous les yeux de ses lecteurs le sens littéral du symbole.) Confucius, en parlant de « frottement », n'aurait-il pas pu penser à un comportement physique, qui s'accorderait tout aussi bien avec l'admiration due à l'excellence ? Le soin de Lin-Yu-Tang de donner une traduction aussi littérale que possible est digne d'éloges, malgré les difficultés de lecture qui en résultent. Certes, élevé aux Etats-Unis (où son livre sur Confucius a été publié), il ne faut pas s'attendre de sa part à une inclination excessive envers les interprétations « arcadiennes », comme on pourrait le soupçonner de la part d'un esprit libre comme Delius. Ainsi, l'explication donnée par Lin-Yu-Tang du soi-disant « divorce » de Confucius à cause de son exigence en matière culinaire est d'autant moins satisfaisante que le passage d'où est tirée cette anecdote est en flagrante contradiction avec maints autres, qui, eux, correspondent beaucoup mieux avec ce que nous savons du caractère de Confucius. Delius, sans parler de divorce, touche plus au fond, en remarquant que l'amour conjugal de Confucius était certainement moins chaleureux que celui qu'il éprouvait pour ses disciples. De même, l'influence américaine qu'a subie Lin-Yu-Tang l'amène à « forcer » les parallèles qu'il trace entre Confucius et Moïse, Jésus ou certains saints chrétiens, alors que Delius, écrivant pour des lecteurs européens, préfère insister délibérément sur les oppositions plutôt que sur les rapprochements.
Le seul fait que Confucius ait considéré l'amitié comme un phénomène social digne de sa préoccupation et de la protection de la morale et de la religion, à l'égal des relations entre souverain et sujet, entre père et fils, entre mari et femme, entre frère et frère, le situe dans une lumière plus « arcadienne » que tous les autres moralistes ou sociologues. On ne saurait nier que l'amitié, ou la vénération, que ses contemporains éprouvaient pour lui, et auxquelles ses disciples ajoutaient une affection chaleureuse, fussent à ses yeux des sentiments supérieurs à ceux que le « beau sexe » inspire aux hommes. Ainsi, un jour, choqué de voir tous les regards de la foule se porter sur la femme, extrêmement belle, d'un prince en compagnie de qui il se trouvait, « jamais le peuple n'est aussi impressionné par un savant vertueux que par une belle femme », dit-il, et il quitta les lieux. Ce n'était pas là une simple réaction d'amour-propre blessé, mais l'expérience du point jusqu'auquel les charmes féminins peuvent détourner les hommes de leurs devoirs et de leurs plus nobles aspirations. Ainsi disait-il (sans galanterie) : « les femmes sont comme les gens sans éducation : dès que l'on est aimable avec elles, elles deviennent effrontées ; et si l'on ne s'occupe pas d'elles, elles se froissent ».
Or, pour les jeunes gens, Confucius se montrait bien plus indulgent. Ceux du village de Hu étaient célèbres pour leur turbulence et leur brutalité ; comme le Maître les recevait avec cordialité, ses disciples s'en étonnèrent. « Ne soyez pas si sévères », leur expliqua-t-il : « ce qui m'importe à moi, c'est la façon dont ils se comportent devant moi, et non ce qu'ils feront quand ils seront partis. Si quelqu'un vient à moi avec des intentions pures, j'apprécie ces intentions, bien que je ne puisse garantir ses actions futures. » Par contre, lorsqu'il s'agissait d'une fille, l'indulgence de Confucius était bien moins grande. A une chanson, dans laquelle une jeune fille amoureuse se plaint de ce que la demeure de son bien-aimé soit si loin, il ajoute ce commentaire : « en réalité, elle n'est pas si peinée qu'elle le dit, car si elle était vraiment amoureuse la distance lui paraîtrait courte ».
Ecoutons maintenant une conversation agréable entre le Maître et ses disciples, qui en même temps donne une idée de sa pédagogie pratique. Il invite Yen-Hui et Tse-Lu à préciser en quoi consiste, pour eux, la vie idéale. Tse-Lu répond : « J'aimerais me promener, vêtu d'une fourrure légère, avoir cheval et voiture, et partager tout avec mes meilleurs amis, jusqu'à ce que les choses prennent fin. » Yen-Hui réplique : « J'aspire, pour ma part, à ne jamais devenir orgueilleux ni vaniteux. » Alors Tse-Lu : « Pouvons-nous savoir quelle est votre ambition à vous, Maître ? » Et voici la réponse de Confucius : « Je voudrais que les vieilles gens vivent en paix, que tous les amis soient fidèles les uns aux autres, et que tous les jeunes gens aiment les plus âgés. »
Une autre fois, la même enquête auprès des disciples de Confucius révèle comme ambitions dominantes chez eux le désir d'être rois, pour pouvoir faire régner l'ordre et la paix, imposer l'enseignement de la musique et de la morale, célébrer les cérémonies rituelles. Confucius sourit de ces réponses, et s'adresse à Tseng-Tien, qui vient de jouer les derniers accords sur le « seh ». Celui-ci repose l'instrument et se lève. « Mes ambitions à moi sont d'une autre nature », dit-il. « Peu importe », réplique le Maître : « nous voulons justement connaître ce que désire le cœur de chacun. » Alors Tseng-Tien : « Je voudrais, à la fin du printemps, me baigner dans le fleuve Yi en compagnie de cinq ou six hommes et de six ou sept garçons, me réjouir après le bain d'entendre le vent murmurer dans les montagnes de Wuyu, et chanter sur le chemin du retour. » Confucius soupira alors profondément, et, se tournant vers Tseng-Tien : « Toi, tu es un homme selon mon cœur », dit-il.
Contentons-nous de ces quelques raisins tirés du gâteau. Ils suffisent pour nous montrer que voici enfin une philosophie et une religion que nous pouvons dire nôtres. Au fait, est-ce vraiment une religion ? Confucius parle peu des choses métaphysiques. Il admet un ordre supérieur cosmique, « le Ciel », mais il en parle rarement, et sans laisser entendre qu'il en sait là-dessus plus qu'autrui. N'est-ce pas, en définitive, la plus grande marque de respect que nous puissions montrer envers la « Cause Première » que de nous taire à son sujet ? Confucius respecte profondément tout être vivant : il se refuse à chasser l'oiseau au repos, à pêcher au filet, parce que ces procédés lui semblent ignobles (sans doute parce qu'ils ne laissent à l'animal aucune chance de s'échapper). Combien nous voilà loin de l'arrogance judaïque de l'homme et de son Dieu vis-à-vis de l'univers! C'est probablement ceux qui ont manqué à ce « respect de la vie » (dont les penseurs chrétiens commencent seulement à prendre conscience) que Confucius vise lorsqu'il dit : « Ceux qui ont péché contre le Ciel n'ont plus personne à prier. » Il oppose son idéalisme et la justice à l'avidité matérialiste – dont le Décalogue ne fait pas mention – « l'homme supérieur sait ce qui est juste, l'homme inférieur ce qui est profitable ».
Il est difficile de savoir à qui s'adressaient les prières de Confucius. Conservateur de tempérament, il disposait d'un panthéon bien fourni, legs de la tradition chinoise ; mais il garda secrètes ses préférences, et se borne à parler du Ciel comme instance transcendantale. On peut en déduire qu'il n'attachait pas d'importance au nom sous lequel on adore la Divinité, et que l'essentiel était pour lui la ferveur de cette adoration, qu'il cherchait à ranimer en insistant sur l'importance d'une exécution consciente et minutieuse des rites et des cérémonies. Parfois, d'ailleurs, Confucius donne l'impression de considérer que le « Ciel » réside dans le cœur de l'homme, et il dit que la musique « vient du Ciel ». Cela montre, de sa part, un discernement extraordinaire des ultimes mystères, où psychologie et métaphysique se confondent.
Si les conceptions rituelles et le panthéon de Confucius ne nous intéressent pas directement (conditionnés qu'ils sont par la tradition locale), son éthique par contre est d'une validité universelle. Son centre de gravité est la a règle d'or » (ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fit à toi-même), ou simplement la « réciprocité ». Il n'est pas besoin d'insister pour montrer à quel point ce principe s'accommode de l'optique e arcadienne », tandis que l'hétérosexualité reste, par nature, incompatible avec lui. On peut discuter des limites d'application de la « règle d'or » dans la vie pratique (ainsi le fait de manger de la viande, que les végétariens considèrent comme une violation de cette règle) ; on peut aussi objecter que les goûts diffèrent d'un individu à un autre (ce qui est agréable à l'un peut être désagréable à l'autre, et réciproquement), et il faut reconnaître que Mencius, principal disciple de Confucius, soutient au contraire la similitude des idiosyncrasies humaines. Mais on ne saurait nier que la « règle d'or » est la mesure par excellence de toute éthique, et que toute rupture avec elle ne peut être considérée que comme un e mal nécessaire ». Enfin, un coup d'œil sur certains aspects de la morale hétérosexuelle suffit pour nous convaincre que la « différence des goûts » n'excuse pas grand-chose, et que les femmes en général n'aiment pas plus subir ce que la plupart des hommes se refusent à souffrir que les animaux n'aiment qu'on les tue pour manger leur chair.
Mais Confucius se garde d'établir des critères fixes pour l'application de la « règle d'or ». Nous avons vu le compromis personnel qu'il fit entre son goût de la viande et son respect de la vie animale. C'est encore un trait sympathique que ce recours, dans certaines circonstances, à l'arbitrage de la conscience individuelle : e L'homme supérieur vit sa vie sans plan préconçu et sans tabou (sic dans la traduction de Lin-Yu-Tang) ; il décide à chaque instant ce qui est convenable. » Et cette maxime, où apparaît en pleine lumière la compénétration de la « règle d'or » et de la préoccupation fondamentale de Confucius moraliste : « La raison pour laquelle l'homme sage est capable de concevoir le monde comme une famille et la nation comme un seul homme (ce qui est valable pour un homme est valable pour tous), c'est qu'il n'édicte pas des ordres arbitraires mais cherche à comprendre la nature humaine, à définir la destinée humaine, afin d'acquérir une notion précise de ce qui est bon ou mauvais pour l'humanité. »
Pour terminer ce portrait, je ne saurais mieux faire que de transcrire cette description que Confucius fit de lui-même, et où nous devinons, après le savant et le sage, l'homme simple et modeste, mais ardent, qu'il était au fond : « Je suis un homme qui oublie de manger quand il s'enthousiasme pour quelque chose, qui oublie tous ses soucis quand il est heureux, et qui ne s'aperçoit pas de la fuite du temps. »
Et pour mieux illustrer ce « bonheur » de Confucius, LinYu-Tang a noté dans ses commentaires que e le Maître se sentait heureux quand il était entouré de deux ou trois de ses disciples favoris ».
Max Jurth
A l'intention des lecteurs d'Arcadie qu'intéresse la doctrine confucéenne, Marc Daniel a dressé une brève bibliographie des travaux et éditions en langue française sur ce sujet. Ont été exclus les ouvrages trop anciens, les ouvrages sur le « néoconfucianisme » moderne, les ouvrages écrits par des théologiens chrétiens pour rapprocher le Confucianisme du Christianisme et les monographies sur des sujets trop étrangers à la morale, tels, par exemple, que le droit politique ou la philologie chinoise.
Editions des œuvres de Confucius en français :
L'édition majeure est celle du R.P. Séraphin Couvreur, intitulée : Les Quatre Livres de Confucius et Meng-Tseu (Paris, Cathasia, 1949, 4 vol. : texte chinois, avec trad. française et latine).
La même traduction, avec commentaire de Tchou-Hi et étude préliminaire d'Edouard Chavannes (Paris, Club des Libraires de France, 1956).
Editions partielles :
Les pensées morales de Confucius, trad. par René Brémond (Paris, Pion, 1953).
La doctrine de Confucius, trad. par G. Pauthier (Paris, Classiques Garnier, 1921,).
Les pages immortelles de Confucius, choisies et expliquées par Alfred Döblin (Paris, Corrêa, 1947).
Les préceptes de Confucius, trad. et comment. de G. Soulié de Morant (Paris, H. Piazza, 1929).
Études sur Confucius en français :
Lin-Yu-Tang : La Sagesse de Confucius, trad. de l'anglais (Paris-Neuchâtel, 1949).
P. Do-Dinh : Confucius et l'humanisme chinois (Paris, éd. du Seuil, collection « Maîtres spirituels », 1958 : écrit d'un point de vue catholique).
René Étiemble Confucius (Paris, Club Français du Livre, 1958).
Marc Semenoff Confucius, sa vie, ses pensées, sa doctrine (Paris, Le Prat, collection « Sagesse », 1951).
Alexis Rygaloff : Confucius (Paris, Presses universitaires de France, collection « Mythes et Religions », 1946).
Chang-Kuang-Tsu : Étude critique de la doctrine pédagogique de Confucius (Bruxelles, éd. du Caducée, 1937).
Arcadie n°85, Max Jurth, janvier 1961