Correspondance de Paul Claudel et André Gide par René Soral
Paul Claudel et André Gide. Il est difficile d'imaginer deux personnalités plus opposées et leur inimitié est bien connue. Ces deux écrivains, célèbres à des titres différents, furent cependant liés par une amitié qui dura vingt-cinq ans et qui fut matérialisée par un constant échange de lettres, du fait notamment que les fonctions diplomatiques de Claudel lui firent passer une grande partie de sa vie à l'étranger.
Les deux écrivains s'étaient rencontrés dans leur jeunesse chez Marcel Schwob et leur passion pour Mallarmé fut entre eux un premier lien. Par la suite Gide envoya ses livres à Claudel qui lui répondit pour le remercier. La correspondance s'engagea à partir de 1899. Elle resta au début sur un plan assez littéraire.
Lors des congés de Claudel en France, celui-ci commença à consolider ses liens d'amitiés avec Gide et tenta surtout de le convertir au catholicisme.
Claudel, nous le savons, eut la révélation foudroyante de la foi durant les Vêpres de Noël en 1886, derrière un pilier de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Animé d'un prosélytisme ardent, il voulut absolument démontrer à Gide « qu'il n'y a pas d'autres vérités que le Christ ».
Ce fut le début d'une espèce de dialogue de sourds. Claudel proclamait avec ardeur sa vérité ; Gide, angoissé par son drame personnel, attiré par la certitude de Claudel, semblait mordre à l'hameçon. Puis, selon son habitude, il se dérobait et Claudel ne rencontrait plus que le vide.
Nous n'entrerons pas dans les détails de ce dialogue passionnant et passionné. Disons simplement qu'une des raisons principales du refus de Gide de se convertir, outre son esprit nuancé, son caractère un peu indécis, fut sa pédérastie.
Claudel resta longtemps dans l'ignorance des goûts de Gide, d'autant plus que celui-ci était marié. On sait ce que fut la vie conjugale de Gide, qui aimait sa compagne, mais n'avait jamais pu la désirer. Et ce n'est pas l'une des moindres contradictions de cet être si complexe que d'avoir eu une fille hors mariage et devenir à la fin de sa vie un grand-père affectueux, lui qui avait écrit « Familles je vous hais ! ».
Petit à petit, Gide prit conscience que sa pédérastie était un élément fondamental et surtout naturel de sa personnalité. Avec l'honnêteté intellectuelle qui le caractérise, il pense qu'il ne peut la passer sous silence dans son œuvre.
Mais les tabous de la Société sont encore impératifs à cette époque sur ce sujet, et même Proust n'osera pas avouer ouvertement ses goûts dans son œuvre. Gide ne publiera Corydon qu'en 1924 alors qu'il l'avait écrit depuis de nombreuses années, mais il conservait dans ses tiroirs ce livre qu'il dira un jour être le plus important de toute son œuvre.
Cependant, en 1914, Gide écrit dans les « Caves du Vatican » un roman qui paraît dans la Nouvelle Revue Française, un passage assez troublant.
Le jeune Lafcadio, dans le train qui le mène de Rome à Naples, livre ses pensées intimes :
« J'aurais voulu revoir Protos. Sans doute il a cinglé vers l'Amérique. Il n'estimait, prétendait-il, que les barbares de Chicago... Pas assez voluptueux pour mon goût, ces loups : Je suis de nature féline. Passons. Le curé de Covigliajo ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup l'enfant avec lequel il causait. Assurément, il en avait la garde. Volontiers, j'en aurais fait mon camarade ; non du curé, parbleu ! mais du petit... Quels beaux yeux il levait vers moi ! qui cherchaient aussi inquiètement mon regard que mon regard cherchait le sien ; mais que je détournais aussitôt. Il n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui : quatorze à seize ans, pas plus... Qu'est-ce que j'étais à cet âge ?... Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris de moi, il a bien fait de s'en confesser à ma mère : après quoi son cœur s'est senti plus léger. Mais combien sa retenue m'agaçait... Quand plus tard, dans l'Aurès, je lui ai raconté cela sous la tente, nous en avons bien ri... »
Claudel, qui est consul à Hambourg lorsqu'il lit ce passage, est profondément choqué. Il écrit le 2 mars 1914 à Jacques Rivière, fondateur de la « N.R.F. » et ami commun de Gide et de Claudel :
« Je suis, avec un malaise croissant, le roman de Gide, et finalement je suis arrêté par un passage pédérastique, qui éclaire pour moi d'un jour sinistre certains ouvrages précédents de notre ami. Faut-il donc décidément me résigner à croire ce que je me suis toujours refusé à faire jusqu'à présent, que lui-même soit un participant de ces mœurs affreuses ? Après Saül et l'Immoraliste il n'avait plus une imprudence à commettre. Celle qu'il vient de faire le classe définitivement. Ne voit-il pas qu'il se perd, lui et tous ceux qui l'entourent de plus près ? J'avais envie de lui écrire à ce sujet et je le ferai peut-être. En tout cas vous pouvez lui montrer cette lettre, si le cœur vous en dit ? Est-ce pour cela qu'il est tellement désireux de voir attribuer les mêmes mœurs à Arthur Rimbaud, et sans doute à Whitman ? »
Claudel, le même jour, se décide à écrire à Gide ! il a besoin de connaître la vérité…
Arcadie n°89, René Soral (pseudo de René Larose), mai 1961