Daphnis et Chloé (roman attribué à Longus – IIe ou IIIe siècle)
Un pauvre bougre
Je rencontrai, naguère, en Arcadie, l'un d'entre vous, cousins, qui voulut bien s'intéresser à ma lecture du moment. Il faut dire que je ne sors jamais sans ce que Madame de Sévigné appelait fort joliment « un petit livre à lire parmi les blés ». Ce jour-là, j'étais en compagnie des œuvres complètes de Paul-Louis Courier.
— Que lisez-vous là ? me demanda ce cousin d'Arcadie.
— Un pittoresque petit roman...
— Ah !
— Homophile...
— Eh ?
— Homophile partiellement : c'est Daphnis et Chloé.
Ce cousin, sur mon propos, offrit un visage si surpris que je crois bon de prendre ici la liberté (dussé-je rabâcher pour tel ou tel d'entre-vous) d'évoquer ici, en quelques pages, le côté homophile de Daphnis.
L'épisode se situe au livre quatrième et dernier des « Amours pastorales » de Longus.
Un certain Gnathon s'y prend d'amour pour Daphnis qui, lui, n'a d'yeux que pour sa Chloé.
Le portrait n'est pas flatté : « Gnathon était un gourmand qui ne savait autre chose faire que manger et boire jusqu'à s'enivrer, et, après boire, assouvir ses déshonnêtes envies, en un mot tout gueule et tout ventre, et tout... ce qui est au-dessous du ventre ».
Voyant Daphnis, il en tombe aussitôt amoureux « car, outre ce qu'il aimait naturellement les garçons, il rencontrait en celui-ci une beauté telle que la ville n'en eût su montrer de pareille ».
Gnathon éconduit
Il va donc voir le gentil pâtre, « feignant que ce fût pour voir les chèvres, mais au vrai c'était pour voir le chevrier ».
Un soir, ayant épié Daphnis rentrant avec ses troupeaux, il « le baisa premièrement, puis lui dit qu'il se prêtait à lui en même façon que les chèvres aux boucs ».
Daphnis s'y refuse : ceci n'est pas sur son rollet. Gnathon, alors « lui met la main au corps, comme le voulant forcer ». Sur quoi, le jeune berger renverse à terre le trop entreprenant Gnathon, et s'enfuit.
Une enquête accueillie avec faveur
Or, Gnathon est considéré avec faveur par Astyle, fils du maître du domaine. Il le divertit par ses lazzi et vit, en quelque sorte, en bouffon et en parasite chez lui.
C'est tout naturellement à Astyle que Gnathon va demander, dès lors, la main de Daphnis. Le discours, en dépit d'un côté picaresque et un peu outré, ne laisse pas d'être touchant :
« C'en est fait, mon maître, du pauvre Gnathon. Lui qui n'a été jusqu'ici amoureux que de bonne chère, qui ne voyait rien si aimable qu'une pleine jarre de vin vieux, à qui semblaient tes cuisiniers la fleur des beautés de mitylène, il ne trouve plus rien de beau ni d'aimable que Daphnis seul au monde.
Oui, je voudrais être une de ses chèvres, et laisserais là tout ce qu'on sert de meilleur à ta table, viande, poissons, fruits, confitures, pour paître l'herbe au son de sa flûte, et sous sa houlette brouter la feuillée. Mais toi, mon maître, tu le peux ; sauve la vie à ton Gnathon, et te souvenant qu'Amour n'a point de loi, prends pitié de son amour ; autrement je te jure mes grands dieux qu'après m'être bien rempli le ventre, je prends mon couteau, je m'en vais devant la porte de Daphnis, et là je me tuerai tout de bon, et tu n'auras plus à qui tu puisses dire : Mon petit Gnathon, Gnathon mon ami ».
Astyle fut touché à ces mots, « mêmement qu'il avait éprouvé que c'est de la détresse d'amour ». Il promit « qu'il demanderait Daphnis à son père et l'emmènerait comme pour être son serviteur à la ville, où lui Gnathon en pourrait faire tout ce qu'il voudrait ».
Pourquoi un simple pâtre ?
Après quoi, « pour un peu le conforter » Astyle demanda au pauvre Gnathon, en riant « s'il n'aurait point de honte de baiser un petit pâtre tel que ce fils de Lamon, et le grand plaisir que ce lui serait d'avoir à ses côtés couché un gardien de chèvres ; et en disant cela il faisait un "fi", comme s'il eût senti la mauvaise odeur de boule ».
Et Gnathon répondit de la sorte : « Celui qui aime, dit-il, ô mon cher maître, ne se soucie pas de tout cela ; ainsi n'y a chose au monde, pourvu que beauté s'y trouve, dont on ne puisse être épris. Tel a aimé une plante, tel un fleuve, tel autre jusqu'à une bête féroce, et si pourtant, quelle plus triste condition d'amour que d'avoir peur de ce qu'on aime ? Quant à moi, ce que j'aime est serf par le sort, mais noble par la beauté. Vois-tu comment sa chevelure semble la fleur d'hyacinthe ; comment au-dessous des sourcils ses yeux étincellent ne plus ne moins qu'une pierre brillante mise en œuvre ; comme ses joues sont colorées d'un bel incarnat ! et cette bouche vermeille ornée de dents blanches comme ivoire, quel est celui si insensible et si ennemi d'Amour qui n'en désirât un baiser ? J'ai mis mon amour en un pâtre ; mais en cela j'imite les dieux : Anchise gardait les bœufs, Venus le vint trouver aux champs ; Branchus paissait les chèvres, et Apollon l'aima ; Ganymède était berger, et Jupiter le ravit pour en avoir son plaisir. Ne méprisons point un enfant auquel nous voyons les bêtes mêmes si obéissantes ; mais bien plutôt remercions les aigles de Jupiter qui souffrent telle beauté demeurer encore sur la terre ».
Astyle à ces mots se prit à rire, disant qu'Amour, à ce qu'il voyait, faisait de grands orateurs ; et depuis cherchait occasion d'en pouvoir parler à son père.
Morale et conclusion
Mais le « deus ex machina » veillait. On apprit, sur ces entrefaites, que Daphnis était de naissance illustre. Ainsi fut-il (uniquement ainsi, je me permets de le souligner) sauvé des entreprises du malheureux Gnathon.
Malgré quoi – et bien que Longus ne le dise pas en propres termes – le déplorable Gnathon continua d'aimer, en secret, le beau Daphnis. Il le lui prouva, dans tous les cas, peu de temps après, en sauvant la douce Chloé des entreprises de Lampis, le bouvier. Ramenant Chloé à son Daphnis, il put, une fois encore, admirer ce garçon qui ne voulait pas qu'il l'aimât.
Le reste, cousins, est silence. Il nous est permis, certes, de rêver à loisir sur le triste sort du pauvre Gnathon, dont l'amour était plus impossible encore que celui que chanta Barbey. Pour ma part, quelquefois, j'y songe, dans la paix de mon ermitage. Il est de tous les jours, hélas, et de partout, cet amour d'un garçon pour un homme insensible au charme des garçons...
Mais l'histoire, ne l'oublions pas, est celle de Daphnis, celle de Chloé. Elle n'est pas celle de Gnathon. Longus le perd de vue après cet épisode ; force nous sera donc d'en faire autant.
Gnathon, somme toute, n'aura été qu'une des nombreuses traverses, un des nombreux obstacles accumulés sur le chemin des deux héros vers leur bonheur, donnant du sel à leur idylle. Et si Gnathon est si antipathique, apparemment, c'est en grande partie, semble-t-il, pour servir de repoussoir au tendre Daphnis, qui se doit d'être sympathique : la logique du récit l'exige.
Tout compte fait, je sais gré au bon Longus (qui, à en juger par le portrait de Gnathon, n'était pas lui-même homophile) de nous avoir, dans cette bambochade bucolique vieille de quelque dix-huit siècles, abandonné, en quelque sorte, incidemment, négligemment, et comme, presque, par distraction, une poignante confession d'amour qui est de tous les temps : l'amour ignore tous les tabous sexuels, comme il ignore toutes les barrières sociales. A nous, cousins, il est précieux, je crois, qu'une telle leçon, ce soit, seul dans l'ouvrage entier, un homophile qui la donne : le malheureux Gnathon aux amours malheureuses. Et n'est-il pas, tout de même, curieux que cette « déploration » constitue, dans toute l'églogue, le seul instant où l'intrigue, la couleur locale s'effacent devant quelques idées, quelques sentiments ; bref : devant une vérité humaine ? Curieux, certes... et significatif.
Votre cousin de Boétie,
Jacques Fréville
Arcadie n°149, mai 1966
Lire aussi l'article de Lionel Labosse en rapport avec Daphnis et Chloé : Lo, de Lucie Durbiano sur son site altersexualite.com