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David et Jonathan par A. d'Aunis

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans la Bible, l'homosexualité n'apparaît, selon l'opinion courante, que dans l'épisode de Sodome, où elle est condamnée, sans parler du fameux anathème de saint Paul. Nous voudrions en opposition à cette croyance trop répandue, évoquer un épisode de l'Ancien Testament trop peu connu, nous devrions dire escamoté volontairement parce qu'indubitablement homophile et présenté dans le récit sacré sans la moindre réticence, bien au contraire !
Il s'agit de l'amitié qui lia David et Jonathan et que David lui-même ne put caractériser autrement : « Jonathan, mon frère, tu m'étais délicieusement cher, ton amour m'était plus merveilleux que l'amour des femmes. » (II Sam. 1/26).
La tendresse humaine partout présente dans l'Evangile est peut-être ce qui manque le plus à l'Ancien Testament : l'amitié y semble inexistante, le seul récit d'une amitié est celui dont nous parlons et son caractère homophile ne fait aucun doute. Il est au plan du récit, de l'histoire devenue légende, un poème de tendresse humaine aussi beau et ardent que le Cantique des Cantiques et l'on s'étonne de cette conspiration du silence... (ou plutôt nous savons pourquoi). Nous connaissons sur l'amour de ces deux jeunes gens plus de choses que sur la plupart des célèbres « couples » de l'antiquité grecque ou romaine. La dernière étreinte des deux amis, racontée si minutieusement par la Bible, n'a jamais inspiré aucun artiste, exception faite pour un oratorio de Marc-Antoine Charpentier (XVIIe siècle) « David et Jonathas » dont la firme Ducretet a édité le diaphane prélude du quatrième acte. David et Jonathas, le choix de ce sujet trahirait-il chez le grand musicien des tendances qu'il était préférable de cacher au temps du Roi-Soleil ?
Les peintres et sculpteurs de la Renaissance ont eu moins de vergogne à se trahir dans les nombreux David qu'ils nous ont laissés et qui nous enchantent : hommage extasié à la mâle vigueur d'un bel adolescent ; mais s'ils ont eu pour lui les yeux et la tendresse de Jonathan, jamais celui-ci n'apparaît et l'amour qui méritait d'être immortalisé, cet amour « plus merveilleux que celui des femmes » n'a jamais été chanté.
Lorsque le texte du premier et du second livres de Samuel fut fixé (aux approches de l'an 700 avant J.-C.) l'auteur se trouvait en face de sources diverses, de récits plus anciens fortement « poétisés » et quelque peu divergents en certains cas. Par respect pour cette tradition, il dut souvent juxtaposer les données, d'où une certaine maladresse dans l'agencement, mais ce contact avec des récits anciens se révèle pour nous plus émouvant qu'une savante refonte. Emouvantes également la pauvreté, la simplicité directe du vocabulaire, dans un livre peu habitué à des récits de grâce et de tendresse. Dans un contexte souvent si rude, comme elle est belle cette simple remarque : « Jacob servit Laban pendant sept ans, pour obtenir Rachel : ce temps fut à ses yeux comme quelques jours, parce qu'il l'aimait » (Genèse, XXIX/20).
Et quand, dans le récit qui nous occupe, coup sur coup, la Bible s'attarde à nous décrire le jeune David, « d'un blond roux, un jeune homme au beau regard et de belle stature » (I. Sam. XVI/12 – XVII/42), c'est sous la banalité de ces mots l'éphèbe de Michel-Ange qui nous regarde et nous fascine, comme le roi David jadis, lors de cette première rencontre qui décida de tout : « Alors, l'âme de Jonathan s'attacha à l'âme de David et Jonathan se mit à l'aimer comme lui-même » (XVIII/1).
Ce coup de foudre, dans le cas de Jonathan, c'est bien de cela qu'il s'agit, éclate dès la première entrevue, au moment où le jeune David sort vainqueur du combat singulier qui l'a mis aux prises avec Goliath. « Lorsque David revint d'avoir tué le Philistin, Abner, le chef de l'armée, le prit et le conduisit devant Saül, tenant dans sa main la tête du Philistin. Saül lui demanda : « De qui es-tu le fils ? ». David lui répondit : « De ton serviteur Jessé, de Bethléem » (I. Sam. XVII/57-58). Jonathan est debout à la droite de son père, le roi Saül ; ses yeux se fixent sur le bel adolescent, celui que Goliath avait méprisé parce qu'il ne voyait en lui qu'un « enfant blond et de belle apparence » (I Sam., XVII/42). Jonathan écoute cette voix harmonieuse dont le pouvoir quasi-magique calmera plus tard les sombres fureurs de Saül ; l'effet est immédiat, total : « lorsque David eut fini de parler à Saül, l'âme de Jonathan s'attacha à l'âme de David et Jonathan se mit à l'aimer comme lui-même ». (I, Sam, XVIII/1). L'âme, pour lui hébreu, c'est une réalité très concrète, c'est la vie même, la vie en sa cause et en son signe : la respiration, le souffle, et le texte traduit à merveille l'effet presque physique réalisé par l'amour qui s'éveille à ce moment chez Jonathan : une communion vivante, une aspiration de tout l'être, une respiration commune dont le baiser sera à la fois symbole et réalisation. « Jonathan se prit à l'aimer comme lui-même » (I Sam. XVIII/1 et 3).
Ce qui frappe dans cet amour c'est, avec sa spontanéité irréfléchie, son pouvoir d'anéantir toutes les différences, toutes les raisons qui militent contre lui. Sans doute la royauté de Saül n'a rien du faste qui entourera plus tard « Salomon dans toute sa gloire », mais aux yeux d'un croyant comme David, Saül reste et restera envers et contre tout, l'oint du Seigneur, le choisi, le béni. Cette dignité religieuse du roi rejaillit sur tout ce qui le touche et en premier lieu sur Jonathan, le fils ainé du roi. David se montrera plus tard très réservé, très réticent quand Saül lui proposa la main de sa fille. « Qui suis-je, et quel est mon lignage, la famille de mon père en Israël, pour que je devienne le gendre du roi ? » (I Sam. XVIII/18). C'est que ce mariage, comme David le dira, c'est une « affaire », un avènement social. L'amitié avec Jonathan est d'un autre ordre ; à aucun moment les deux jeunes gens ne semblent s'apercevoir de ce qui les sépare. Jonathan, qui est déjà un vaillant guerrier (cf. XIV), fier de ses belles armes, est conquis en un instant par ce petit berger de Bethléem, arrivé par hasard à l'armée, rendre visite à ses trois grands frères et leur apporter un panier de fromages (XVII/12).
Pour tout armement son bâton de marche, sa fronde et sa gibecière ! En un instant tout est décidé, non qu'il s'agisse d'une amitié condescendante, d'une sympathie de grand seigneur, mais immédiatement d'un pacte solennel, définitif, d'un véritable contrat religieux : « Jonathan conclut un pacte avec David, car il l'aimait comme lui-même » (XVIII/3). Le caractère religieux de cette union ne fait aucun doute : « Montre ta bonté envers ton serviteur puisque tu l'as uni à toi dans un pacte au nom de Yahweh » (XX/8). La suite du récit, longtemps même après la mort de Jonathan, montrera que pour David ce pacte avait un caractère sacré. Pour Jonathan c'est encore plus net ; il dit à David : « Quant à la parole que nous avons échangée, moi et toi, Yahweh est entre nous deux pour toujours ! » (XX/23). N'est-il pas permis de se demander pourquoi maintenant la bénédiction de l'Eglise, garante de celle de Dieu, est uniquement réservée à un pacte d'amour entre deux individus de sexe différent ; pourquoi Dieu est seulement entre ceux qui s'unissent en ce contrat spécial qu'est le mariage mais qui n'épuise pas les possibilités de don et d'amitié vraie d'un être humain ? Deux amis, au sens le plus fort du mot, n'ont-il pas le droit de se répéter ce que se disaient David et Jonathan, avec une naïve ferveur : « Nous avons échangé une parole, moi et toi, et Dieu est entre nous pour toujours ? ». Ce que la Bible rapporte à la louange des deux jeunes gens apparaîtrait aujourd'hui comme un sacrilège et un blasphème !
Le signe immédiat et bien oriental de ce pacte est l'échange et le don de vêtements : « Jonathan se dépouilla de son manteau et il le donna à David, ainsi que sa tenue, jusqu'à son épée, son arc, son ceinturon » (XVIII/4), bref tout ce qu'il y avait de plus usuel à la fois et de plus précieux pour ce jeune guerrier. (Reproduisons la note d'un exégète récent, le R.P. de Vaux, Bible de Jérusalem. Les livres de Samuel, p. 89 : « Dans l'ancienne conception orientale, la personnalité s'étendait aux vêtements que l'on portait, — cf. le manteau d'Elisée, II Rois Il/3 – celui de Booz, Ruth 111/9. En lui donnant ses vêtements, Jonathan s'attache vraiment à David. »). Pour nous, constatons simplement avec joie, qu'à trente siècles de distance, l'amour a toujours spontanément découvert les mêmes humbles moyens d'expression.
La différence de niveau social n'est pas la plus importante des raisons qui auraient dû détruire cette union. Les deux amis vont se trouver engagés dans une situation que la mort seule de l'un d'entre eux pourra éclaircir. Au moment du pacte, Jonathan est le fils aîné de Saül, l'héritier futur de celui qu'a oint Samuel comme premier roi d'Israël (IX-X) — du moins peut-on le croire. En fait, par suite de ses désobéissances aux ordres de Dieu, signifiés par la voix du prophète Samuel, Saül est dès ce moment rejeté par le ciel : « Aujourd'hui Yahweh t'a arraché la royauté sur Israël et l'a donnée à ton voisin qui est meilleur que toi ! » (XV/28) — mais il est seul à le savoir. Il ignore en tout cas quel est cet élu meilleur que lui. C'est précisément le jeune David que Samuel est allé oindre en secret à Bethléem, tandis qu'il gardait tranquillement ses moutons (XVI). A présent, les jeux sont faits, mais comment se jouera la partie ? Jonathan est aux yeux de tous l'héritier de Saül, David est, de fait, par le choix de Dieu, le véritable successeur. Or, ce sont précisément ceux que tout aurait dû dresser l'un contre l'autre, qui s'unissent dans une amitié sacrée. Seule la mort de Saül et de Jonathan, côte à côte, laissera à David libre accès au trône. Il ne fit rien pour provoquer cette mort et ses larmes baignèrent à la fois Saül, l'oint du Seigneur et Jonathan l'ami, le frère irremplaçable.
Le texte biblique ne nous dit rien du problème de conscience qui aurait dû torturer David : savoir de par Dieu qu'un jour il supplanterait Jonathan. Nous savons par contre que Jonathan eut bientôt le pressentiment et de sa mort prochaine et du rôle futur de David. Son amour ne put lui permettre que de s'en réjouir ! « Si je suis encore vivant, puisses-tu me témoigner une bonté comme celle de Dieu ! si je meurs, ne retire jamais ta bonté à ma maison ! Quand Yahweh supprimera de la face de la terre les ennemis de David, que le nom de Jonathan ne soit pas supprimé avec la maison de Saül ! » (XX/14-16). Les ennemis de David, qui sont-ils ? sinon d'abord cette « maison de Saül » (c'est Jonathan, le fils aîné qui parle ainsi !), toute cette famille royale que Dieu a rejetée mais qui ne laissera le trône à David qu'après avoir essayé de toutes manières de faire disparaître ce dernier. Jonathan se désolidarise totalement de son père et s'attache pleinement à ce David qu'il reconnaît comme le béni de Dieu et à qui il recommande d'avance sa propre maison. Ce détachement familial, cet attachement total à l'ami, sont dans le mouvement même du grand texte biblique sur l'amour entre époux. L'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair » (Genèse, 11/24). L'âme de Jonathan s'attacha à l'âme de David, et il se mit à l'aimer comme lui-même.
Saül, qui se sait rejeté, a vite deviné en David le rival et le successeur ; l'amour de son fils aîné pour ce berger de Bethléem prend à ses yeux figure d'inconséquence dangereuse, pour ne pas dire scandaleuse. Saül essaye à plusieurs reprises de se débarrasser du jeune homme, de celui qui, partout vainqueur, est salué par les danses et les chants des femmes : « Saül a tué ses milliers, David a tué ses myriades ! » (XVIII/7). Comme le remarque le monarque jaloux : il ne lui manque plus que la royauté (XVIII/8). Cette jalousie fait place bientôt à une sorte de frayeur, de hantise maladive. (XVIII/12-15). David ne se méprend pas sur les intentions de Saül, et les événements qui se précipitent vont lui donner raison. L'agencement des diverses traditions littéraires donne lieu à un certain flou dans la trame du récit, mais faut-il croire totalement les exégètes ou nous fier davantage aux réactions de notre cœur ? Le texte, tel qu'il nous parvient, s'explique facilement dans un climat où les acheminements de l'amour ne sont pas ceux de la grammaire. David est sûr que Saül a juré sa perte ; Jonathan ne peut y croire, même quand il possède certains indices, tout simplement parce qu'il connaît l'inconstance maladive de son père et parce qu'amoureux de David il ne peut imaginer que quelqu'un éprouve à son égard une haine efficace. Bien sûr, en un mauvais jour, Saül communique à son fils Jonathan et à tous ses officiers son dessein de faire mourir David (XIX/1). Que penser de cet aveu ? en pareil cas on est d'ordinaire plus réservé. Par affection pour David, Jonathan l'avertit du projet, mais il veut auparavant « voir ce qu'il y a » de vrai, de sérieux dans ces paroles paternelles.
Il n'y croit pas vraiment, d'autant que, gagné par la chaleur du plaidoyer de Jonathan, Saül, le bizarre, revient sur sa décision et jure solennellement : « Aussi vrai que Yahweh est vivant, David ne mourra pas ! ». Jonathan est rassuré, David reprend sa place à la cour et tout semble oublié, jusqu'au jour où dans un accès de fureur Saül veut percer de sa flèche le beau citharède qui chante pour le calmer.
David s'enfuit, Saül le fait poursuivre chez lui ; là Mikal, sa femme, réussit à le sauver. David se réfugie auprès du prophète Samuel, où Saül vient également donner le spectacle de son délire. David a rejoint Jonathan. Un instant le ton semble tendu entre les deux amis, du moins en ce qui concerne David : c'est que Jonathan ne veut pas croire aux intentions criminelles de Saül : « David dit, en face, à Jonathan : Qu'ai-je donc fait, quelle a été ma faute, quel a été mon crime envers ton père pour qu'il en veuille à ma vie ? Jonathan lui répondit : Loin de toi, cette pensée ! tu ne mourras pas. Mon père n'entreprend aucune chose importante ou non, sans m'en faire confidence. Pourquoi mon père m'aurait-il caché cette affaire ? c'est impossible ! » (XX/1-2). C'est impossible. Jonathan ignore que certaines choses impossibles à celui qui aime sont possibles à celui qu'habite la haine. David est plus clairvoyant : « Ton père sait très bien que j'ai ton amour ; il s'est dit : Que Jonathan ne sache rien de peur qu'il n'ait de la peine. Mais aussi vrai que vit Yahweh et que tu vis toi-même, il n'y a qu'un pas entre moi et la mort ! ».
 
Jonathan, impressionné par cette assurance, ne sait que répondre, sinon l'aveu de son amour, de son entière disponibilité : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». David alors lui propose une ruse pour découvrir les véritables intentions de Saül : le lendemain, fête de clan en la nouvelle lune, David, qui devait assister au banquet, se cachera dans la campagne et si Saül remarque son absence, Jonathan répondra qu'une fête de famille l'a rappelé à Bethléem. La colère de Saül, si elle éclate, sera signe de son animosité secrète contre David et que « le malheur est décidé ». David, un peu tendu tout à l'heure, retrouve une humble tendresse : « Montre ta bonté envers ton serviteur, puisque tu l'as uni à toi par un pacte au nom de Yahweh. Si je suis coupable, fais-moi mourir toi-même, pourquoi recourir à ton père ? ». « Fais-moi mourir toi-même ! », réplique digne d'un grand passionné racinien. Mais comment Jonathan avertira-t-il son ami des réactions paternelles, surtout si elles sont mauvaises ? Avant de répondre, Jonathan sent le besoin d'une solitude plus grande avec David : « Viens, sortons dans la campagne ! ». Ils sentent maintenant que sont comptés les moments de bonheur et d'intimité ; la gravité de l'instant pousse Jonathan à une solennelle adjuration du Dieu témoin et garant de leur amour : « Yahweh, Dieu d'Israël, est témoin ! S'il paraît bon à mon père d'amener le malheur sur toi, je t'en ferai confidence et je te laisserai aller. Tu partiras sain et sauf, et que Yahweh soit avec toi comme il fut avec mon père. » Jonathan prêta de nouveau serment à David parce qu'il l'aimait de toute son âme. Les deux jeunes gens prennent alors rendez-vous pour le surlendemain. David se tiendra caché en un endroit mystérieux « où tu t'étais caché le jour de l'affaire, à côté de ce tertre que tu sais... . Quel amour n'a pas ses secrets ! Jonathan viendra dès le matin avec un page et lancera des flèches. Il criera à l'enfant : « Va, trouve la flèche ! » ; ce qui suivra aura valeur de message pour David : « Cherche, elle est en-deçà de toi », Saül est bienveillant. « La flèche est au-delà de toi ! », alors il n'y a de salut pour David que dans une fuite immédiate ; mais cette séparation douloureuse ne saurait aller contre un amour scellé par Dieu même : « Quant à la parole échangée, moi et toi, Yahweh est entre nous deux pour toujours ».
Tout se passe comme prévu : banquet royal. Jonathan est en face de son père, la place de David reste vide le premier soir. Saül ne dit rien et pense qu'une impureté rituelle empêche David de participer au repas : « C'est un accident, il n'est pas pur ! ». Saül songe sans doute à une pollution involontaire. Mais le lendemain, l'absence se prolonge ; Saül s'adresse directement à Jonathan : « Pourquoi le fils de Jessé n'est-il pas venu au repas, ni hier, ni aujourd'hui ? ». Jonathan fournit la réponse prévue : fête de famille en la ville natale. Alors éclate la fureur de Saül et toute sa haine à l'égard de David s'attache à Jonathan qu'il accable des injures les plus mortifiantes : « Fils d'une dévoyée ! Ne sais-je pas que tu es l'ami du fils de Jessé à ta honte et à la honte de la nudité de ta mère ! Aussi longtemps que le fils de Jessé vivra sur la terre, tu ne seras pas en sécurité, ni ta royauté ! Maintenant, fais-le chercher et amène-le moi, car il doit mourir ! » Jonathan réplique : « Pourquoi mourrait-il ? qu'a-t-il fait ? » Alors Saül brandit sa lance contre son fils et Jonathan connaît que la mort de David est décidée. Bouleversé, il quitte la table, blessé à la fois dans son honneur et dans sa tendresse pour David. Le lendemain matin, il sera fidèle au rendez-vous et criera au petit page, après avoir tiré une flèche : « Cours... est-ce que la flèche n'est pas au-delà de toi ? ». David, caché tout près a compris ; ce message secret pouvait à la rigueur suffire, mais la tendresse mutuelle n'y trouvait pas son compte. Le garçon, une fois congédié, David se lève d'à côté du tertre, tombe la face contre terre et se prosterne trois fois, mais l'amour rétablit vite l'égalité : les deux amis tombent dans les bras l'un de l'autre et la Bible décrit, impassible, l'étreinte, les baisers et les larmes des deux jeunes gens. La dure réalité, la prudence seules pourront les arracher l'un à l'autre. Jonathan dit à David : « Va en paix. Quant au serment que nous avons juré tous les deux, que Yahweh soit pour toujours entre moi et toi. » (I Samuel, XX).
David commence alors une vie de fugitif, traqué par Saül. Un jour, Jonathan réussit à le rejoindre pour une courte entrevue (XXIII/16). Il veut avant tout rendre courage à son ami. « Ne crains rien, mon père ne t'atteindra pas. C'est toi qui régneras sur Israël et moi je serai ton second. » L'humble tendresse de Jonathan est intacte et les deux amis renouvellent une fois de plus leur alliance. Ils ne se verront plus ; jamais Jonathan ne sera près de David le second, aimant et dévoué, que son amour avait rêvé. Une grande bataille oppose Israël aux Philistins, sur le mont Gelboé : Saül et ses trois fils se battent vaillamment, mais la bataille tourne au désastre. Jonathan périt d'abord avec ses deux frères, Saül se suicide en se jetant sur son épée. A l'aube, les ennemis pillent les cadavres : on coupe la tête de Saül et de ses fils et leurs corps sont exposés sur les murailles des vainqueurs (XXXI).
Un messager apporte la nouvelle à David : « Saül et Jonathan sont morts, l'accès du trône est libre ! » L'annonce soudaine de cette catastrophe arrache à David un de ses plus beaux poèmes, cette élégie dont la Bible nous dit qu'elle fut conservée dans un recueil poétique qui était une sorte de « classique » en Israël. « Elle est écrite au livre du Juste pour qu'on l'enseigne aux enfants de Juda. » (II, Sam., 1/17). Personne semble-t-il, ne s'offusqua jamais de l'aveu explicite qu'elle contenait : « J'ai le cœur brisé à cause de toi, Jonathan mon frère. Tu m'étais délicieusement cher, ton amour m'était plus merveilleux que celui des femmes ! ». Avant d'être la plainte de l'ami, cette ode funèbre est celle du croyant profondément blessé de voir la défaite du peuple de Yahweh, celle aussi du guerrier désolé de voir abattus deux vaillants compagnons : « L'arc de Jonathan jamais ne recula ni l'épée de Saül ne revint inutile. Saül et Jonathan, aimés et beaux, ne furent pas séparés dans leur vie et leur mort. Plus que les aigles, ils étaient rapides, plus que les lions, ils étaient forts ! » (II, Sam., 1/22-23). Notons que c'est seulement par ce souvenir douloureux que nous apprenons la beauté de Jonathan, alors que celle de David nous a été si souvent rappelée. Dans la dernière strophe, c'est l'ami seul qui pleure et se consacre à l'ami disparu dont la tendresse l'émerveille encore et lui paraît surpasser tout ce que ses expériences féminines lui ont apporté.
Ces larmes de David ne constituent pas le seul tribut payé au souvenir de Jonathan ; une fidélité indéfectible concrétisée dans un fait durable nous émeut tout autant. Lors du désastre de Gelboé, Jonathan possède un fils de cinq ans, Méribaal. A la nouvelle de sa défaite, la nourrice s'enfuit avec l'enfant : une chute malencontreuse et le petit restera toute sa vie un estropié (II, Sam., IV/4). Lorsqu'après bien des luttes, David est reconnu roi et peut s'installer à Jérusalem, il pose cette question : « Y a-t-il encore un survivant de la famille de Saül pour que je le traite avec bonté, par égard pour Jonathan ? ». On fait venir Ciba, un vieux serviteur : « Il y a encore un fils de Jonathan qui est estropié ». « Où est-il ? ». On l'envoie chercher et David de lui déclarer : « N'aie pas peur, je te traiterai avec bonté, par égard pour ton père Jonathan. Je te restituerai toutes les terres de Saül, ton aïeul, et tu mangeras tous les jours à ma table. » Méribaal mangeait à la table royale avec les fils de David et la présence quotidienne de cet infirme était pour David le rappel continuel d'une amitié merveilleuse.
Tel est, dans ses grandes lignes, le récit biblique de cette amitié. Nous avons essayé de l'analyser objectivement, sans tirer du texte plus qu'il ne contient, mais sans non plus qu'on escamote un caractère homophile évident. A la première entrevue, l'amour éclate soudainement dans le cœur de Jonathan ; en un instant, il est ébloui et fasciné et cet amour n'est pas désir, mais don, oblativité. Il aime David « comme lui-même », il se dépouille de ce qu'il a de plus usuel et de plus précieux à la fois pour l'en revêtir, il n'aspire plus qu'à disparaître devant lui, il renonce d'avance à la royauté, à tout ce qu'il devait et pouvait espérer. David parait d'abord moins épris ; pour lui, aimer Jonathan c'est se laisser aimer par lui, répondre pleinement à ce pacte qui lui est proposé, mais les baisers et les larmes de la séparation parleront assez et l'annonce brutale de la mort de Jonathan lui fera mesurer ce qu'avait de délicieux cet ami, ce que sa tendresse lui apportait d'inégalable, de supérieur à toute tendresse féminine.
C'est qu'en effet ni David ni Jonathan ne sont exclusivement homophiles ; cet amour très tendre qui les unit, qui va jusqu'aux baisers, qu'a consacré un serment solennel et définitif, ne les empêche pas d'avoir des relations hétérosexuelles et d'être mariés. Quand Jonathan mourra, il aura un fils. Au temps de son amitié avec Jonathan, David épouse sa sœur Mikal (I, Sam., XVIII/26) ; au temps de sa vie errante, il épousera Abigaïl et Ahinoam (XXVI/42-43) et plus tard, la vue de Bethsabée au bain lui fera ajouter le meurtre prémédité à l'adultère. Quand donc il compare la tendresse de Jonathan à celle des femmes, il parle d'expérience. Pourtant Mikal l'aimait vraiment, le texte nous dit positivement qu'elle s'éprit de lui (XVIII/20) et elle prouvera son amour en sauvant la vie de son mari, quitte à encourir les fureurs de Saül (XIX/10-18), mais le mariage, spécialement dans le cas d'un fils de roi comme Jonathan ou d'un brillant parvenu comme David, revêtait trop le caractère d'une « affaire ». David emploiera le mot. Le rôle essentiel de la femme est de donner des fils à l'homme qu'elle épouse, d'où le mépris qui entoure les stériles ; elle n'est pas d'abord l'amie, la confidente, la compagne. Mikal aime David, mais quand elle a réussi à le faire échapper aux émissaires de Saül et que ce dernier le lui reproche et lui demande pourquoi elle l'a fait, au lieu d'invoquer l'amour qui est le vrai mobile, elle sent si bien que cette réponse ne porterait pas, qu'elle est obligée d'inventer un mensonge : « C'est lui qui m'a dit : laisse-moi partir ou je te tue ! » (XIX/17).
Pour David et Jonathan, l'amour se situe à un plan infiniment plus merveilleux : celui du libre choix, de la gratuité absolue, d'une connivence délicieuse et inexplicable entre deux personnes. Il s'agit vraiment d'amour, non d'un simple pacte d'alliance, d'un amour qui n'a certainement pas attendu le moment de la séparation pour devenir étreinte, larmes et baisers. Il est significatif que, voulant fixer un lieu précis pour l'ultime rendez-vous, Jonathan propose spontanément à David un endroit écarté de la campagne connu des deux amis et déjà utilisé pour un rendez-vous secret : « tu iras à l'endroit où tu t'étais caché le jour de « l'affaire », tu t'assiéras à côté de ce tertre que tu sais » (XV/9). Quelle est cette mystérieuse « affaire » ? La Bible souvent voile pudiquement des réalités trop précises sous les mots vagues à dessein... et qui dans le cas présent laissent place à notre rêve. Et puisqu'il s'agit de rêver, ne nous est-il pas permis d'appliquer à cet amour les termes mêmes de cet autre cantique d'amour qu'est le Cantique des Cantiques ? Aussi bien David était-il poète ; pour quoi la ferveur de leur jeune amour n'aurait-elle pu faire éclore sur les lèvres des deux amis des phrases toutes semblables à ces versets du Cantique (souvent suggérées par le récit historique lui-même) :
— Qu'il me baise des baisers de sa bouche, car son amour est meilleur que le vin ! (Cant., I/1).
— Mon bien-aimé est pour moi une grappe de cypre dans les vignes d'Engaddi. Oui, tu es beau, mon bien-aimé, tu es charmant. Notre lit est un lit de verdure. (Cant., 1/14-16).
— Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé parmi les jeunes hommes. J'ai désiré m'asseoir à son ombre et son fruit est doux à mon palais. Que sa main gauche soutienne ma tête et que sa droite me tienne embrassé (Cant., 11/3-6).
— Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui ! (ibid v/16).
— Ma tête est couverte de rosée, les boucles de mes cheveux sont trempées des gouttes de la nuit 1 (Cant. V/2 - cf. I, Sam., XX/24).
— Qu'a donc ton bien-aimé de plus qu'un autre bien-aimé Mon bien-aimé est frais et vermeil. Il se distingue entre mille. Sa tête est de l'or pur, ses boucles de cheveux flexibles comme des palmes. Ses yeux sont comme des colombes au bord des ruisseaux, se baignant dans le lait, posées sur les rives. Ses joues sont comme des parterres de baumiers, des massifs de plantes odorantes ; ses lèvres sont des lis d'où s'écoule la myrrhe la plus pure. Ses mains sont des cylindres d'or, émaillés de pierres de tharsis, son sein est une sculpture d'ivoire couverte de saphirs, ses jambes sont des colonnes d'albâtre posées sur des bases d'or pur. Son aspect est celui du Liban, élégant comme le cèdre. Son palais n'est que douceur et toute sa personne n'est que charme. Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami. (Cant., V/10-16).
— Je suis à mon bien-aimé, et c'est vers moi qu'il porte ses désirs. Viens, mon bien-aimé, sortons dans les champs, passons-y la nuit ; dès le matin, nous irons aux vignes ! (cf. I, Sam., XX/11). Nous verrons si la vigne fleurit, si les bourgeons se sont ouverts, si les grenadiers sont en fleurs : là, je te donnerai mon amour (VII/12-13).
— Oh, que ne m'es-tu un frère ? Te rencontrant au dehors, je te donnerais un baiser et personne ne me mépriserait. (VIII/1). Et quelle plus belle transcription du pacte d'amour entre les deux jeunes gens, que cette finale du Cantique ?
— Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras !
Car l'amour est fort comme la mort ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de Yahweh.
Les grandes eaux ne sauraient éteindre l'amour et les fleuves ne le submergeraient pas.
Un homme donnerait-il pour l'amour toutes les richesses de sa maison ?
On se moquerait de lui !
Arcadie n°63, A d'Aunis, mars 1959
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