Déclaration au père par Arthur Dreyfus
« J'ai seize ans. Au pied du mur, face à l'impossibilité de communiquer, sans dire ni oui ni non, j'écris une lettre dramatisante à mon père. Le choc sismique remonte à plusieurs mois. Ma mère, qui rejoint mon équipe, accepte d'en relire le brouillon. Elle suggère, tout en respectant le style initial, plusieurs corrections (notamment sur le plan de la sobriété), inscrites au feutre noir :
Ce qui me pousse à composer les mots que tu vas lire, c'est un […] désespoir, une […] immense solitude.
Si j'avais eu la possibilité, même infime de ne pas être ce que comme je suis, […], je me serais jeté dedans.
En primaire, j'invitais des tas de copains à mes fêtes d'anniversaire et ne me faisais jamais inviter ne serait-ce qu'une fois en retour. Et puis j'ai grandi, et les choses sont restées les mêmes. J'ai commencé à me posera […] des questions.
Ce que je cherchais, c'était un super-ami, un jumeau, avec qui il me serait possible de tout partager, possible de parler de tout, possible de n'avoir honte de rien. […]
L'esprit qui choisirait les problèmes, les malheurs, les conflits, les insultes des imbéciles, qui sont toujours des insultes, les déchirements familiaux, alors qu'il dispose s'il le veut du calme, de la sérénité, d'une vie paisible et « normale » serait ma foi bien désaxé. […]
Je ne t'oblige pas à accepter, ni à accepter les choses dans leur intégralité, et je sais que tu ne cautionneras jamais, mais je voudrais simplement que tu comprennes.
Comme je l'ai dit, je ne savais pas. Je ne comprenais pas, moi non plus.
Je l'étais, je le pressentais. Je refusais de voir cette terrible réalité qui se dessinait.
Je me mentais à moi-même. […]
Je suis même sorti avec une fille en classe verte, mais ça ne m'a pas plu. Je n'étais pas « à ma place ».
Tout à coup dans ma tête résonnèrent des choses bizarres, étranges, pas « normales », […].
Chaque jour, les interrogations tuaient mes nuits. Me torturaient.
Alors tout a cheminé jusqu'au clash des parents. Les parents devant la réalité étrange inattendue. Les parents sans compréhension. Les parents désemparés, et blessés.
Moi qui vivais dans une société où j'entendais parler de bien des choses, il a fallu que cette bizarrerie tombe sur moi.
Et c'est plus qu'une bizarrerie : un casse-tête. Qui fait très mal. Horriblement mal.
C'est coupable que je me suis senti. Coupable de vivre, de respirer en causant tant de troubles, de désaccords. C'est de mourir dont j'ai eu envie, moi l'erreur, le défaut de programme qui assombrissait tant les cœurs et les vies de ma famille. J'ai tant pleuré que mes larmes ne coulent plus aujourd'hui.
Et puis j'ai découvert d'autres avis que ceux de mes parents. Des gens qui n'étaient pas […] comme moi, mais qui ne voyaient pas ma différence comme une tare, une maladie, une honte, mais seulement un trait de caractère à prendre tel qu'il est.
Je me dis que si un jour j'ai des enfants, je les accepterai comme ils sont, car l'amour d'un parent est à nul autre pareil, aveugle. Mais je n'ai pas encore d'enfants.
À partir du moment où les choses sont ce qu'elles sont, et que je n'ai pas le choix puisque je les subis, j'assume ma vie et ses conséquences. […]
Je voudrais dire à un papa qui n'a pas souvent, même plutôt très rarement été là, qu'il n'est pas trop tard pour rattraper le temps perdu, et qu'avant que je parte de la maison, j'aie le temps de conserver une image positive de lui, et non celle d'un odieux personnage qui ne comprend rien, ne cherche pas à comprendre et s'énerve, se fâche, et méprise ce qu'il ne connaît pas, ce que moi-même je ne connaissais pas il y a encore peu. Je n'ai que 16 ans.
La vie est bien assez éprouvante par elle-même. J'ai besoin de ton aide, encore plus que n'importe quel fils. Merci pour les magnifiques vacances que tu prépares, puissent-elles être différentes par leur atmosphère que les […] minutes de notre vie lyonnaise. »
Arthur Dreyfus
in Histoire de ma sexualité, Gallimard, janvier 2014, ISBN : 978-2070143986, pp. 347-350