Défense de Jean-Paul par Jeannine Allain
Ces lignes ne sont pas une critique du roman de Marcel Guersant, Jean-Paul. Les lecteurs d'Arcadie connaissent sans doute déjà très bien ce jeune homosexuel aux multiples aventures qui nous est finalement présenté comme réalisant son équilibre dans l'amour divin.
Mais si je le reprends, c'est qu'à la faveur de cette figure si controversée se pose le problème du mystique et du charnel. Problème immense... Pour l'examiner en profondeur, il faudrait faire intervenir des notions complexes, tant physiologiques et psychologiques, que philosophiques et métaphysiques. En réalité mon ambition est plus modeste : simplement donner forme à quelques réflexions qui me sont venues à la lecture de certains exposés de mes camarades inconnus et cependant proches, d'Arcadie. Je leur réponds comme j'aurais pu le faire au cours d'une conversation amicale, dont Jean-Paul aurait été la cause... Mais je leur laisse d'abord la parole :
— De Serge Talbot (1) « ...Les chrétiens étaient beaucoup plus soumis que les païens à l'obsession du sexe. Les solitudes de l'Egypte étaient peuplées d'ermites principalement occupés à vaincre leur chair. Telle est, au fond, la solution que Marcel Guersant propose aux homosexuels ; Jean-Paul devra-t-il, comme plusieurs saints, posséder un baquet d'eau froide dans sa cellule où il se trempera dès que la tentation se fera sentir ? »
— De Marc Daniel (2) : « Donc, à mon avis, quels que soient nos goûts personnels, profitons de l'existence, ne soyons pas des refoulés... Il n'y a aucune raison de croire les bons apôtres du puritanisme et les R. P. Mermillod (3) qui nous prêchent la mutilation et l'ascétisme stérile... »
— De M. le Professeur Ettore Mariotti (4), présenté par Jacques Remo, je reprends les phrases suivantes qui résument une thèse à laquelle se rattachent les lignes précitées de Serge Talbot et de Marc Daniel : « ...Le plaisir sexuel étant une nécessité et un besoin naturel comme la nutrition, on ne peut aucunement l'interdire et le limiter, que ce soit par punition ou par mutilation de la chair. Vouloir le faire prouve une méconnaissance complète des besoins de l'homme, une méconnaissance des lois de la nature... La chasteté nuit à la juste harmonie de la vie voulue par la nature. Elle est néfaste à l'organisme. »
Ces thèses défendues s'inspirent totalement d'une conception très freudienne de la personnalité humaine. D'ailleurs Serge Talbot, dans l'article auquel je me suis référée, le déclare expressément, puisqu'il cite Freud : « Dans l'immense majorité des cas la lutte contre la sexualité use complètement toute l'énergie du caractère et ceci au moment où le jeune homme a besoin de toute sa force pour se faire une place dans le monde. » Et Serge Talbot de conclure : « Voici une belle réponse à faire à Marcel Guersant. »
Mais la portée de la théorie freudienne est-elle aussi universelle qu'il ne puisse y avoir, pour l'homme, d'autre possibilité d'équilibre qu'une organisation de sa vie en fonction de ces théories ? Si oui, Marcel Guersant nous aurait présenté un Jean-Paul illusoire... C'est, en quelque sorte, un peu sa défense que je viens présenter ici.
Loin de moi, cependant, l'idée de tenter par ces lignes de jeter un tant soit peu le discrédit sur l'œuvre de Freud. Je ne veux pas rappeler ici les travaux de cet éminent psychologue, car à maintes reprises, Arcadie a publié d'intéressants articles auxquels il suffit de se reporter, mettant en lumière le domaine dans lequel s'illustra Freud : ses études sur l'inconscient, sa théorie du refoulement, ses thèses sur la névrose, dont l'un des facteurs essentiels est constitué d'émois sexuels rejetés, sa technique psychanalytique avec investigations de la vie psychique inconsciente par la méthode des associations libres, toutes ces vues furent autant de géniales découvertes.
Les thèses précitées de MM. Ettore Mariotti, Serge Talbot et Marc Daniel, se placent donc dans cette perspective freudienne que l'on pourrait traduire ainsi, en une sorte de langage populaire : Gardons notre équilibre psychique, pour cela vivons pleinement sur le plan sexuel, faute de quoi nous risquons la névrose, par suite du refoulement de nos désirs charnels.
Non pas que de tels cas cliniques de déséquilibre par refoulement sexuel, ne se présentent. Bien au contraire : les faits prouvent que les consultations psychiatriques sont encombrées de ces malades mentaux, névrosés parce que incapables, pour une raison quelconque, de satisfaire leurs besoins sexuels.
Je m'élève simplement contre le fait des généralisations abusives. Ce qu'il faut éviter, dans quelque domaine que ce soit, c'est d'ériger une vérité partielle, particulière, valable pour un être, sur un plan, dans telle circonstance, à tel moment donné, de sa vie ou de son évolution, en une vérité générale qui doit s'appliquer à tous les êtres, sur tous les plans, à tous les moments de leur évolution.
Freud s'est penché avec justesse sur un côté de l'être, son côté physique, son côté de chair. Et il était indispensable d'aider ceux des humains troublés par des conflits de cet ordre et ne réussissant pas, seuls, à les résoudre. Mais une psychologie qui se cantonne à ce seul pôle de l'être : le corps, tombe fatalement dans l'erreur au moment où elle veut ériger en solutions générales et universelles, les solutions valables sur ce plan limité et étroit de la chair. Et c'est l'erreur que n'a pas évitée l'école freudienne en exagérant d'une manière démesurée l'importance à attacher aux complexes sexuels refoulés.
Car si l'homme est chair, il est également esprit. Et je rendrai ici hommage à l'un de mes anciens professeurs de psychiatrie M. le Professeur Baruk, qui s'était ému de l'importance exagérée attachée par les psychanalystes et psychiatres contemporains à ce côté physique de l'être, au détriment de son côté spirituel. M. le Pr Baruk a soutenu dans ses cours la thèse que s'il existe des névroses par refoulement des tendances sexuelles, il existe également des névroses tout aussi réelles, par refoulement des « tendances morales » et qu'il faut se pencher sur le côté spirituel de l'être, tout autant que sur son côté physique.
Il faudrait que la psychologie se souvienne, dans son essai de compréhension de l'être humain, de ces philosophies dites « spiritualistes » qui posent que l'homme est composé de plusieurs parties : de deux parties (corps et âme), de trois parties (corps, âme et esprit) selon les philosophies. Certaines thèses métaphysiques vont même jusqu'à démontrer l'existence de sept plans chez l'être. Ce qui mettrait bien en évidence que le corps humain n'est qu'une très petite portion de cet être. On en déduit facilement l'erreur d'une science qui voudrait expliquer la totalité en généralisant des vérités valables pour une partie et même une très petite partie. Ce plan métaphysique n'est rappelé ici que pour mémoire. Mais il serait à exploiter.
De la même manière, si l'inconscient de l'homme s'ouvre aux régions subconscientes inférieures, il s'ouvre également à des régions supraconscientes supérieures, trop ignorées de notre psychologie contemporaine, en général, et de la psychologie freudienne, en particulier.
S'il existe l'expérience charnelle, il existe aussi l'expérience spirituelle, qu'il n'est pas possible de sonder à la lueur limitée du freudisme. Expérience spirituelle, c'est-à-dire prise de conscience du Transcendant, jonction avec Lui, captation de cette autre Vie qui dépend des sphères supérieures. Et ceci, grâce à des sens si subtils qu'ils ne peuvent être perçus qu'autant que se taisent les sens charnels. Les éveiller est possible et dans l'équilibre total de l'être. Seulement, ces sens subtils sont plus ou moins atrophiés, incapables d'émerger au-dessus des vibrations violentes et passionnées de la chair, chez la plupart des êtres. Ils en sont devenus quelque chose d'irréel pour la pensée courante. Ils sont même niés comme utopie. Cependant, est-ce que parce que l'aveugle ne peut capter la lumière et les couleurs qu'il va en conclure qu'elles n'existent pas ?
Il faudrait que la psychologie tienne compte de cette possibilité, pour les êtres, de la conquête du spirituel, de cette possibilité de réaliser d'autres formes d'équilibre dans lesquelles le point de vue du spirituel ne serait pas exclu comme il l'est dans le freudisme, théorie essentiellement matérialiste.
C'est à cette captation du Spirituel, à cette possibilité d'équilibre en fonction du Transcendant, qu'à voulu nous inviter Marcel Guersant, par l'intermédiaire de son Jean-Paul, sympathique pour les uns, incompréhensible et occasion de scandale pour les autres.
Toutefois, une telle transformation intérieure, une telle modification de l'utilisation des énergies de l'être est trop vaste et trop complexe pour se produire d'emblée. Le plus souvent, elle ne peut être que progressive. Le seul reproche que, pour ma part, j'adresserai à Marcel Guersant est celui d'avoir pu donner à ses lecteurs l'impression que le passage du charnel au spirituel pouvait se faire sans délais, pouvait être réalisable de cette manière brutale, en un temps aussi limité que celui qui est imparti à Jean-Paul dans le roman dont il est le héros.
En réalité, cet accomplissement de la vie spirituelle, objet de l'étude de Marcel Guersant, est un sommet. Avant d'être une réalisation effective, elle reste longtemps un but, un idéal plus ou moins net, plus ou moins proche, plus ou moins accessible, selon la personnalité en cause.
Et les êtres humains se situent à des points divers d'une échelle d'évolution qui relie ces deux pôles :
— celui de la chair : entièrement captés par elle, ceux qui n'ont ni le désir, ni la possibilité d'aller au-delà, ont entièrement raison de dire « Ne soyons pas des refoulés, jouissons de l'existence, arrière la mutilation et l'ascétisme stérile ». Pour eux, en effet, il ne peut s'agir que de mutilation, s'ils renoncent aux fleurs faciles du plan charnel ;
— celui de l'esprit : ayant réussi à entrevoir, en eux, la minuscule lueur émanée du Transcendant, mais enfouie sous le revêtement épais de la chair, ceux qui ont pu capter cette réalité suivront Marcel Guersant et admettront avec lui qu'un Jean-Paul ait pu trouver un équilibre total, au-delà de la chair, et ait pu construire la Joie. Pour ceux-là, le renoncement à ce plan de la chair n'est pas mutilation, mais rejet en vue de la conquête d'autres horizons, renoncement qui paie.
Car la souffrance est une arme à double tranchant, car il y a deux sortes de souffrances :
— Il y a la souffrance stérile, celle qui est subie avec désespoir et révolte, celle qui n'est que masochisme, celle qui mutile sans rien apporter en échange.
— Il y a la souffrance féconde, qui est utilisée comme un tremplin, en vue de la reconstruction d'une Joie relevant d'autres domaines que de celui de la chair, celle qui permet d'entrevoir d'autres ouvertures. On ne perd sur un plan, que pour regagner au centuple sur un autre... Un Silence doit d'abord s'établir, silence de tout ce qui est charnel, affectif, intellectuel, pour que l'être puisse, au-delà de toutes ces choses humaines, capter l'Autre appel. Une lumière humaine s'éteint, mais c'est pour donner à l'homme l'occasion de voir d'autres lumières...: Tel est le rôle de la souffrance féconde.
Tout ceci est contenu implicitement dans le roman « Jean-Paul ». A noter qu'entre les deux équilibres extrêmes : celui qui relève de la chair et celui qui relève de l'esprit, il existe tous les degrés possibles d'équilibre comportant un mélange à proportions variables des éléments des plans de l'un et de l'autre. L'un des jalons les plus intéressants est fourni par l'expérience artistique. Tout art véritable est prolongement, ouverture vers l'au-delà. Tout art véritable donne l'impression, tant au spectateur qu'au créateur, qu'il y a quelque chose de plus précieux, de plus profond, de plus intense, derrière les formes auxquelles il aboutit. Tout art véritable laisse entrevoir qu'il est un voile séparant de l'être mystique, qu'il y a quelque chose d'indicible qui ne se laisse pas mettre en forme. Et ce quelque chose d'indicible est le mystère esthétique lui-même. L'œuvre d'art s'approfondit bien au-delà de la présence concrète offerte à notre représentation. Elle s'ouvre par communication avec ce qui relève du Transcendant. Elle contient des messages à déchiffrer et qui transportent, messages d'ordre spirituel...
Mais une telle transformation (passage du charnel au mystique), exige un double travail :
— d'une part, libération des énergies de l'être investies dans le plan de la chair ;
— d'autre part, utilisation de ces énergies dans les plans supérieurs de l'être.
Si la première phase négative qui consiste essentiellement en la domination des énergies sexuelles, reste la seule, c'est-à-dire si l'appel charnel est jugulé sans contrepartie, sans investissement pour et par un autre élan, refoulement, névrose, déséquilibre sont l'aboutissement. Et Serge Talbot a justement évoqué ces dangers de la répression qui n'est pas suivie de la phase constructive. Ces ermites qu'il nous décrit comme toujours obsédés au fond de leurs retraites, étaient animés par un idéal de dépassement d'eux-mêmes, mais sans doute n'avaient-ils été que peu ou que partiellement au-delà de la phase négative de répression.
Il est d'ailleurs évident que la possibilité n'est pas donnée à tous de dépasser cette phase négative, ou de la dépasser d'emblée. Mais l'incapacité de certains n'est aucunement une raison suffisante pour généraliser cette impossibilité, et pour faire affirmer, en conséquence, que tout équilibre n'incluant pas la sexualité est un équilibre illusoire, conclusion trop hâtive et trop superficielle de l'école freudienne.
Ceux qui l'affirment sont à blâmer, de même que le sont au même titre, ceux qui, étant parvenus au stade d'utilisation sur quelque plan supérieur, de leurs énergies, voudraient entraîner sans discrimination tous les êtres dans cette voie difficile, mais cependant, réalisable. En ce sens, je reproche à la figure du Révérend Père Mermillod, conseiller de Jean-Paul, un dessin un peu trop rigide, trop figé, trop fanatique. J'aurais aimé trouver chez lui des traits plus adoucis, de telle manière qu'il puisse nous paraître aussi compréhensif des problèmes de la chair que de ceux de l'esprit.
En conclusion, la psychologie freudienne devrait être intégrée dans un ensemble plus vaste, revue à la lumière d'une psychologie aux vues plus amples. Ne pas la détruire, certes, car elle présente des images indiscutablement réelles de l'être humain, mais la remettre à sa place, en quelque sorte, l'inclure comme l'un des éléments de l'être total, alors qu'à l'heure présente elle veut se poser comme concernant l'être total.
Et c'est dans une telle perspective élargie que l'on peut seulement comprendre l'homme dans sa totalité, d'une manière réelle. Tout être possède en lui une somme d'énergie qu'il doit utiliser pour conserver son équilibre. Il y a refoulement, névrose, troubles mentaux, psychose, seulement si l'énergie est bloquée, si elle n'a pas les moyens de se canaliser par ou vers quelque chose. A chacun de voir sur quel plan il peut s'exprimer le mieux, selon l'étoffe de sa personnalité, sur quel plan il peut libérer cette force qui repose en lui, pour réaliser le plus harmonieux développement possible de lui-même. Dans une telle perspective, on conçoit que l'équilibre freudien qui exige une vie sexuelle effective, ne peut être le seul. C'est seulement une possibilité parmi d'autres, qu'il n'exclut pas.
Comprendre les êtres ; ne pas les juger en fonction de soi-même, admettre qu'autrui puisse avoir d'autres façons de penser, de vivre, de se réaliser, que les siennes propres...
Comprendre et ne former aucune généralisation en ce qui concerne les possibilités d'équilibre d'un être, car il est fonction de facteurs infiniment variables de l'un à l'autre et qu'on ne peut codifier : celui-là ne pourra vivre harmonieusement sans la réalisation charnelle, cet autre sera capable de s'élever jusqu'à l'amour mystique. Mais l'un comme l'autre peut réaliser une formule équilibrée selon les modalités variables se rattachant à ces sphères différentes.
Comprendre celui pour qui sa plénitude d'homme exigera la formule hétérosexuelle, alors que tel autre ne peut s'épanouir que dans les amours homophiles.
Comprendre, ceux dont la vie affective a besoin de se matérialiser d'une façon tangible par la réalisation charnelle.
Comprendre, enfin, ceux qui, à la suite d'un Jean-Paul, ont pu construire un épanouissement total mais d'une autre nature, basé sur la transmutation des énergies, ultime alchimie qui ouvre les portes du Transcendant et qui a comme corollaire une Joie d'un autre domaine, la Joie de Jean-Paul (5).
(1) Voir Arcadie, n°19-20 : « Rôle et valeur de la sexualité » article de Serge Talbot
(2) Voir Arcadie, n°35 « La chance d'être homosexuel » de Marc Daniel
(3) Voir « Jean-Paul », roman de Marcel Guersant
(4) Voir Arcadie, n°26 « Néophilie » de E. Mariotti
(5) Jean-Paul, Ed. de Minuit, 1953, 531 p. 960 F
Arcadie n°39, Jeannine Allain, mars 1957