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Devant une statue d'Antinoüs par Jean de Nice

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans son Répertoire de la statuaire grecque et romaine, (Leroux, Editeur, Paris 1897), Salomon Reinach reproduit une quarantaine de statues dites d'Antinoüs conservées dans les musées du monde entier (nues, chlamyde sur l'épaule, à demi-drapées dans l'himation, en Asklepios, Dionysies, Héraclès, Vertumne, Ganymède, Osiris, etc.). Plusieurs sont douteuses quant à l'authenticité, d'autres peuvent aussi bien représenter des Apollon, Adonis ou Narcisse.
Dans le doute une sélection s'impose. Pausanias, dans son Voyage en Arcadie, écrit à propos du temple de Mantinée : « Pour moi, je n'ai jamais vu Antinoüs, mais j'ai vu de ses portraits et de ses statues. » (traduit par Gedoyn, 1797, tome 3, page 276).
Il est donc sûr que des statues d'Antinoüs ont été sculptées de son vivant et qu'elles le représentent de façon indiscutable. Nous pouvons être ainsi certains que la statue d'éphèbe exhumée le 13 juillet 1893, par les fouilles de l'école d'Athènes dans les ruines de Delphes (ci-dessous à gauche), et conservée au musée de cette ville, est vraiment le portrait du favori d'Hadrien.
L'on sait en effet que cet empereur romain, grand admirateur de la Grèce, combla les Delphiens de tels bienfaits qu'ils érigèrent cette statue à son protégé, honoré à l'égal des dieux.
« C'est l'une des plus belles statues d'Antinoüs, et des mieux conservées, écrit M. de la Coste-Messelière dans son livre sur Delphes, (éditions du Chêne, Paris, page 331). L'épiderme du marbre miroite encore de ce luisant de porcelaine que produisait la « ganosis » huile subtile qui pénétrait, blondissait et lustrait le marbre. On enduisait et frottait légèrement mais fréquemment les statues, surtout celles qui recevaient un culte : cet entretien équivalait à un acte religieux. »
Cette constatation confirme encore notre certitude de voir Antinoüs dans l'éphèbe de Delphes. La statue est malheureusement mutilée des avant-bras, mais la tête est intacte. Son « chiasme » est le suivant : jambe gauche active (elle porte le corps) opposée au bras droit passif (on devine par la position de l'épaule qu'il pendait le long du corps). Jambe droite passive (elle plie) opposée au bras gauche actif (il devait être légèrement replié). Un cercle de joncs du Nil ceint la chevelure abondante, bouclée, descendant sur la nuque La physionomie est celle décrite par Mme Yourcenar dans les Mémoires d'Hadrien (Plon, Paris, 1951). « Il a des yeux que l'allongement des paupières fait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché (page 163). La moue boudeuse des lèvres s'est chargée d'une amertume ardente, d'une satiété fixe. » (Ibid.) On pourrait ajouter que le pli soucieux des sourcils exprime une sorte d'angoisse : celle d'avoir bientôt 20 ans, c'est-à-dire la fin de la vie pour l'éphèbe Antinoüs, las de l'existence parce que saturé de tout : amour, honneurs, richesses... dégoût qui fut la vraie cause de son suicide.
Le corps est bien celui d'un éphèbe : « L'âge préféré de l'artiste grec, celui où le jeune homme vigoureux vient d'acquérir la plénitude de son développement, ayant perdu la mollesse et la bouffissure de la première enfance, la gracilité et la gaucherie de la première adolescence, mais avant que la maturité n'ait encore empâté et alourdi les chairs. » (L'Art en Grèce, par de Ridder et Deonna. La Renaissance du livre, Paris, 1924, page 117).
Une seconde statue paraît représenter vraisemblablement Antinoüs à cause de la ressemblance de la tête avec celle de Delphes. C'est l'Antinoüs dit « de Capoue » ( ci-dessous à droite) découvert en 1750 dans l'amphithéâtre de cette ville et maintenant au musée de Naples. Selon l'avis du professeur Maiuri, superintendant des Antiquités de la Campanie, cette statue aurait été sculptée par un artiste de l'époque d'Hadrien qui se serait inspiré du style de Praxitèle. Cependant il est indiscutable que son chiasme est celui du Doryphore, c'est-à-dire le suivant : la jambe droite active qui supporte le corps correspondant au bras gauche actif portant la lance, et la jambe gauche passive qui fléchit correspondant au bras droit passif pendant le long du corps.
Il en est de même pour la statue de Capoue, malgré les apparences. Le bras gauche est actif puisqu'il agite, se plie légèrement et que les doigts sont vivants, souples et gracieux. C'est le bras droit qui est passif car il pend comme celui du Doryphore, en dépit de la main qui serre le tronçon de canne à pêche.

Pourquoi, malgré la ressemblance de ces deux statues, M. Picard (Manuel d'archéologie grecque. La sculpture. Période classique. IVe siècle, première partie, tome 2, page 511, Editions Picard, Paris, 1948), écrit-il : « Le Doryphore eut été tenté peut-être de parler sévèrement ou dédaigneusement aux éphèbes praxitéliens » ?

Il est d'usage, en effet, de considérer les jeunes gens de Praxitèle comme efféminés. Leur hanchement accentué leur donnerait une allure équivoque (?). On pourrait répondre à M. Picard que ni le Sauroctone, ni le Periboetos, ni même l'Hermès plus âgé, ne sont des athlètes comme le Doryphore. Les muscles du porteur de lance sont très apparents et dénotent l'entraînement intensif d'un athlète du pentathlon. Il possède les bras, les épaules et les pectoraux d'un lutteur, les cuisses, les mollets et le célèbre bourrelet Sus-rotulien du coureur et du sauteur, les obliques du lanceur de disque et de javelot ; chez lui les aponévroses abdominales ressortent.

Aucune de ces caractéristiques ne se retrouve chez Antinoüs. Un corps de 19 ans ne peut présenter la musculature d'un athlète qualifié par Pline de « viriliter puer » en opposition au « molliter juvenis » qu'était le Diadoumenos pourtant plus musclé qu'Antinoüs.

Loin de parler sévèrement ou dédaigneusement à son « Junior le Doryphore se serait reconnu en lui lorsqu'il avait son âge et l'aurait encouragé à « sculpter son corps » par l'entraînement physique.

L'académie d'Antinoüs constitue en langage sportif un « beau départ ». Sa morphologie le prouve. Il possède sept têtes dans le corps comme le fameux canon de Polyclète, ainsi que les dimensions signalées par Gallien et relatées par le sculpteur Guillaume – voir Le nu dans l'art grec du Professeur Richer (Plon, 1926, page 231).

Si l'Antinoüs de Capoue n'est pas un athlète, c'est en tout cas, un garçon, un vrai garçon. Bien que de style praxitélien, il n'est ni le rêveur porteur de l'enfant Dionysies, ni le gosse à la coiffure féminine taquinant un lézard. Il n'est pas davantage le petit satyre un peu polisson découvrant nonchalamment son bas-ventre en « visiteur du soir pour tentations de saints du paganisme » (Picard, ibid, page 522). Il n'est surtout pas le mignon dégénéré comme beaucoup sont trop enclins à se le représenter. Il est le prototype de l'éphèbe au front têtu, au regard dur, à la bouche autoritaire, qui n'a rien d'une fille et c'est pourquoi nous l'aimons.

Et, devant sa statue, l'imagination s'exalte. On revoit le favori d'Hadrien, non plus nu mais vêtu de la courte chlamyde, le manteau thrace des cavaliers flottant sur les épaules, le petasos pendu dans le dos, les mollets durs dont les courtes bottes (embadès) font ressortir le galbe, les cuisses nues serrant « à poils » le fougueux pur-sang des haras du Sangarios. Et, aujourd'hui surtout, où l'équitation paraît renaître de ses cendres, nous le revoyons galopant aux côtés de l'Empereur. Ils formaient un beau couple car Hadrien était beau avec sa barbe blonde et son beau profil. Couple homophile idéal et qui avait bien son esthétique.

Nous pouvons même nous représenter ces galopades, ici, chez nous en notre pays de France, sur les chemins de Provence, la « provincia » romaine tellement semblable à la Grèce qu'Antinoüs pouvait y retrouver l'Arcadie de ses ancêtres.

Dans ses voyages à travers l'Empire, Hadrien séjourna à Apta Julia, devenue Apt, en Vaucluse. Il fit réparer le pont Julien construit par César dans la colonie de ce nom et que l'on peut encore admirer sur le Calavon, à l'extrémité du territoire de Bonnieux. Il fit bâtir également deux nouveaux ponts : l'un sur la Doue et l'autre sur le bras du Galavon qui traversait Apta Julia.

Certains auteurs (Ruffier, Galliae antiquitates, pages 157 et 158) prétendent même, mais sans preuves, que l'arc de triomphe d'Orange fut élevé en son honneur.

Hadrien caracola donc en Provence. D'après Dion Cassius, il montait un cheval appelé « Borysthénès ». A sa mort, il lui fit construire un sépulcre et lui éleva une stèle. Or, l'on découvrit à Apt en 1604, en creusant un puits sur la place d'évêché, un marbre noir contenant l'inscription funèbre de Borysthénès (d'après Barjavel, Dictionnaire du département de Vaucluse, Devillario, Carpentras, 1841, tome 2, page 66).

Tout cela est bien vieux. Cependant le couple Hadrien-Antinoüs restera éternellement jeune en dépit des calomnies et des médisances.

C'est en tout cas le vœu que l'on peut formuler devant la statue du bel éphèbe.

Arcadie n°27, Jean de Nice, mars 1956
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