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Des Dieux et des Garçons par Marc Daniel

Publié le par Jean-Yves Alt

Étude sur l'homosexualité dans la mythologie grecque

III. — Changements de sexe et travestis

Si, dans le mythe classique de Dionysos, le souvenir de l'androgynie du dieu n'apparaît plus qu'en filigrane, il est d'autres mythes, moins célèbres il est vrai, où ce souvenir est beaucoup plus net.

Relevons d'abord celui de Kaïneus, ou Cénée, qui contient un trait particulièrement révélateur (17). Cénée était une jeune fille, dont Poséidon (18) tomba amoureux et qui devint sa maîtresse. Pour la remercier, le dieu lui demanda ce qui lui ferait plaisir : « Devenir un homme », répondit-elle. Aussitôt elle changea de sexe. Devenue homme, Cénée se rendit coupable du plus grave péché, celui d'orgueil : il ordonna en effet aux habitants de sa ville d'honorer comme une divinité sa lance, qu'il avait plantée au milieu de la grand’ place. Jupiter, outré, le fit mourir, ou (selon certaines versions de la légende) le transforma en l'oiseau Phénix, bisexué, qui engendre, sans s'accoupler, un œuf qui assure son éternelle renaissance.

La lance que voulait faire adorer Cénée est un symbole plus que transparent aux yeux de la psychanalyse. La légende de Cénée apparaît alors comme une transposition, sur le plan mythologique, de la très antique croyance dans la divinité du phallus, le changement de sexe de Cénée accentuant en quelque sorte son côté « magique », que confirme sa transformation en Phénix. C'est donc un mythe d'un intérêt particulier de notre point de vue.

Egalement instructif est celui de Tirésias (19). Là encore, il s'agit d'une histoire de changement de sexe : Les mamelles de Tirésias ne sont pas une pure invention bouffonne de Guillaume Apollinaire. Tirésias (dont la légende se rattache au fameux cycle thébain d'Œdipe, dont nous aurons l'occasion de reparler plus loin) était un jeune homme qui, un jour, eut la malchance de surprendre par mégarde l'accouplement de deux serpents. Les serpents, pour la mentalité primitive, sont des animaux sacrés, en communication avec le monde souterrain qui leur donne naissance. Tirésias fut donc puni de son indiscrétion involontaire. Et comment ? en devenant femme (ce qui, soit dit en passant, n'est pas aimable pour les dames). Pendant sept ans il appartint au sexe « inférieur », puis, ayant purgé sa peine, reprit le sexe masculin ; mais dans l'intervalle, il avait acquis le don de prophétie, et c'est comme devin qu'il est resté célèbre dans la légende, puisque c'est lui qui révéla à Œdipe la malédiction pesant sur lui lors de la fameuse peste qui ravageait Thèbes, et c'est son ombre qui révéla l'avenir à Ulysse descendu aux Enfers.

Le mythe du changement de sexe de Tirésias constitue une étonnante plongée dans un passé préhistorique, sur lequel les religions de certaines peuplades primitives jettent une lumière assez inattendue. Plusieurs tribus d'Indiens d'Amérique du Nord, plusieurs peuplades de la Sibérie ont en effet connu une classe de prêtres-magiciens-devins, dont l'inversion sexuelle, assimilée à un changement de sexe, constituait un trait caractéristique essentiel. Chez ces prêtres devins, les chamans, la « vocation » religieuse était censée apparaître au cours d'une vision, d'une expérience mystique, à la suite de laquelle l'intéressé abandonnait le vêtement masculin, s'habillait en femme, adoptait le rôle passif en amour, et s'assimilait ainsi, symboliquement, au sexe féminin. Cette « désexuation » était la condition absolue de son accession au rang des devins inspirés. Il n'est pas douteux qu'il y avait là, dans le subconscient de ces peuplades, une façon de marquer le lien qui unissait à leurs yeux le don de double-vue et l'inversion sexuelle, deux phénomènes extranaturels, en marge de la nature courante. C'est le souvenir, très lointain, du tabou primitif qui frappait toute manifestation considérée comme anormale (20).

Le mythe de Tirésias (où l'on trouve également la trace d'un autre très antique tabou, celui des serpents) est donc un mythe particulièrement impressionnant par ses résonances primitives. Il ressemble un peu à un vestige de mégalithes préhistoriques qui subsisterait au milieu d'une colonnade classique. Tirésias devient devin en même temps qu'il change de sexe, comme un chaman de Sibérie. Rien ne saurait mieux montrer à quel point la mythologie grecque classique, loin d'être une construction uniforme et cohérente, est une mosaïque d'éléments divers.

Ajoutons, pour faire bonne mesure, la dernière mésaventure de ce pauvre Tirésias. Tout le monde sait qu'il devint aveugle, puisque c'est comme prophète aveugle qu'il fut célèbre dans ses vieux jours. Mais sait-on pourquoi il perdit la vue ? Un jour, sur l'Olympe, Zeus et son épouse Héra (21) se disputaient pour savoir qui, en faisant l'amour, éprouve le plus de plaisir : l'homme ou la femme ? Question délicate, car chacun des deux manque de points de comparaison... Une seule personne pouvait trancher le débat : Tirésias, puisqu'il avait connu les deux aspects de la question. Tirésias, convoqué devant le roi des dieux et son auguste épouse, rend sa sentence ; dans l'acte amoureux, dit-il, l'homme éprouve un dixième du plaisir et la femme les neuf autres dixièmes. Laissons au devin thébain la responsabilité de son opinion...

Quoi qu'il en soit, Héra fut furieuse de cette réponse, car elle voyait ainsi révélé au grand jour son secret intime, elle qui posait volontiers à la matrone vertueuse et indifférente an plaisir. Pour punir Tirésias, l'indiscret, elle lui ôta la vue ; tant il est vrai que, dans certaines circonstances, il vaut mieux garder le silence que de dire des vérités désobligeantes !

Restait, évidemment, une troisième sorte de plaisir, qui n'est ni celui de l'homme ni celui de la femme... mais Tirésias ne le connaissait peut-être pas, et c'est Ganymède qu'il aurait fallu interroger là-dessus.

A vrai dire, il y avait bien encore, sur l'Olympe, un autre dieu qui aurait pu apprendre à Zeus et à Héra des choses troublantes sur cette question du plaisir amoureux : ce dieu (ou faut-il dire cette déesse?), dont le nom et l'aspect ont provoqué les rêveries de bien des poètes et des artistes, c'est Hermaphrodite (22). Malheureusement, c'est une divinité assez tardivement apparue dans la mythologie, et sa légende est assez maigre. C'était, nous dit-on, le fils d'Hermès et d'Aphrodite. La nymphe Salmacis, qui vivait dans un lac d'Asie Mineure, tomba amoureuse de lui, mais il repoussa son amour. Par ruse, elle l'attira au bord du lac et, là, obtint des dieux d'être indissolublement liée à l'objet de sa passion. Par une de ces métamorphoses fréquentes en mythologie, et dont nous verrons d'autres exemples, les deux corps, celui du jeune dieu et celui de la jeune nymphe, fusionnèrent en un seul corps, ambigu et symbolique, où le membre viril se marie aux seins féminins, et où les hanches larges surmontent les cuisses musclées d'un garçon. Tout donne à penser qu'à l'origine Hermaphrodite était considéré, sous son aspect masculin, comme un dieu fortement viril : son père, Hermès, était vénéré sous forme de petites statues mal dégrossies munies d'un gros phallus bien proportionné. Ce n'est que par la conjonction d'une virilité affirmée et d'une féminité authentique que le mythe d'Hermaphrodite prend son sens réel, celui de l'union des deux sexes dans un seul être, retour à l'idéal divin de l'Androgyne primitif.

Mais, par la suite — phénomène que nous avons déjà signalé à propos de Dionysos — la signification du mythe s'est perdue, et on a représenté Hermaphrodite comme un être tout simplement efféminé — une espèce de femme manquée, grassouillette, ait bas du ventre de laquelle se voit un petit membre viril incongru et dépourvu de raison d'être. C'est sous cette forme qu'Hermaphrodite apparais dans presque toutes ses statues de l'époque classique, notamment celle du Louvre, si célèbre. Il ne manquait plus, pour achever d'obscurcir le sens religieux du mythe, que de représenter Hermaphrodite, comme l'a fait le peintre Czanara, sous les traits d'un adolescent aux yeux de biche dont le bas-ventre est occupé par.., ce qui, dans la vie courante, se trouve derrière : une paire de fesses. C'est la symbolisation de l'inversion sexuelle sous sa forme la plus extrême, mais ce n'est plus du tout celle de l'union des sexes en un seul être. Les Romains, qui s'excitaient beaucoup sur cette mystérieuse figure d'Hermaphrodite, étaient beaucoup plus proches de la vérité lorsqu'ils plaçaient l'image d'Hermaphrodite au-dessus de l'entrée des bains mixtes, avec cette inscription narquoise :

Pour les hommes je suis Hermès ; pour les femmes, Aphrodite.

Je porte à la fois les attributs de mes deux parents :

C'est pourquoi, équivoque et ambigu, je préside à ce lieu

Où femmes et hommes viennent également (23).

Le mythe d'Hermaphrodite, sous sa forme classique que nous avons racontée, est, de toute évidence, un de ces mythes artificiels imaginés pour fournir, à une époque où le souvenir de la bisexualité primordiale des dieux avait disparu, une « explication » de certaines représentations, de certaines traditions androgyniques que les hommes ne comprenaient plus.

Le phénomène inverse s'est également produit dans d'autres cas : l'androgynie originelle de certains mythes a pu s'atténuer, s'estomper, au point de ne plus être décelable, à l'époque classique, que par les spécialistes de l'érudition mythologique, et, aujourd'hui, par les historiens des religions.

Tel est le cas de Dionysos, dont nous avons parlé plus haut. Tel est surtout celui du plus célèbre des demi-dieux grecs, Héraclès (24), aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue si l'on songe qu'il s'agit du héros musclé par excellence, symbole universellement reconnu de la force virile sous tous ses aspects.

Il faut alors ne pas s'arrêter aux apparences, et rechercher la signification profonde de l'épisode où Héraclès, réfugié en Lydie chez la reine Omphale, se revêt de vêtements féminins et file la laine. On cite souvent cet épisode comme un exemple de l'aspect avilissant et dévirilisant de l'amour des femmes, et on n'a pas tort de l'interpréter ainsi, mais il signifie aussi autre chose : il signifie qu'Héraclès, au moins sous un de ses aspects (car c'est un dieu fort multiple et fort varié), a connu un commencement de changement de sexe, tout comme le devin Tirésias.

En tout cas ce travestissement d'Héraclès avait laissé une trace dans le culte qui lui était rendu, puisque dans plusieurs endroits ses prêtres étaient travestis comme les porteurs de phallus de Dionysos dont nous parlions plus haut. Telle était la signification religieuse du spectacle qui choqua si fort les Romains, lorsqu'ils virent leur empereur Commode apparaître au milieu de l'arène du Colisée vêtu en femme, portant massue et peau de lion : il entendait ainsi s'identifier à Hercule, son dieu préféré (25). C'est ce même Commode qui, sans doute toujours par dévotion envers Hercule, avait choisi comme favori parmi ses esclaves un bel athlète surnommé l'Ane à cause de ses formes avantageuses, et qui avec ce cher esclave poussait jusqu'au bout les tentatives de changement de sexe : tout cela par mysticisme, bien entendu.

Le demi-dieu Achille – le héros de l'Iliade, le modèle idéal de tous les guerriers grecs – Achille, lui aussi, a un épisode de travesti dans sa légende. Pour le faire échapper à la prophétie qui prédisait sa mort devant Troie, sa mère, la nymphe Thétis, l'avait vêtu en fille et caché à la cour du roi Lycomède, parmi les filles de ce dernier. Malheureusement la précaution ne fut pas suffisante, car le jeune homme, devenu adolescent, éprouva une attirance irrésistible pour le métier des armes et quitta la cour de Lycomède pour suivre Ulysse à la guerre de, Troie, où, conformément à l'arrêt de la Destinée, il devait trouver la mort (26).

Toutes ces légendes sont en quelque sorte la transposition mythologique de ces rites de travestissement dont nous avons déjà rencontré quelques-uns, à propos de Dionysos et d'Héraclès, et qui étaient extrêmement nombreux dans toute la Grèce, comme du reste dans tout le monde antique.

Les ethnologues en étudient aujourd'hui encore beaucoup d'autres chez les peuplades primitives, et il est hors de doute qu'il s'agit là, à l'origine, de rites magiques dont la signification est du reste fort complexe. Leur premier but, semble-t-il, est de tromper les puissances mauvaises, les esprits maléfiques, en rendant méconnaissable à leurs yeux la personne travestie. Le prêtre, le chaman, qui est en relations avec l'au-delà, est particulièrement exposé à ces influences néfastes, et le travestissement s'impose donc pour lui bien plus que pour tout autre ; les ornements liturgiques dont se revêtent les prêtres catholiques pour dire la messe ont, comme on sait, cette signification parmi d'autres (27). Ce n'est sans doute pas un hasard s'ils ont, eux aussi, l'aspect de vêtements féminins.

Une autre approche du mystère de la bisexualité divine chez les peuples antiques était la castration : l'homme châtré étant considéré par plusieurs religions primitives comme un être intermédiaire entre les deux sexes (28). La religion grecque proprement dite n'a pas, semble-t-il, adopté pleinement cette manière de voir ; mais le Moyen-Orient a par contre connu divers cultes dont la castration constituait un rite essentiel, et ces cérémonies sanglantes ont, au temps des guerres puniques, envahi Rome.

C'étaient les prêtres de la Grande Déesse de Phrygie, connue par les Grecs et par les Romains sous le nom de Cybèle, qui se coupaient les organes virils avec un couteau de pierre et, ensuite, vêtus en femmes, se consacraient au culte ambigu de leur déesse. La Déesse Syrienne, Atargatis, avait elle aussi des prêtres émasculés qui, s'il faut en croire certains témoins d'époque, se livraient à des débauches d'homosexualité passive pour compenser, sans doute, ce qu'ils avaient perdu. On nous les dépeint fardés et minaudiers, attirant chez eux les jeunes paysans « aux flancs prometteurs », sous prétexte de leur faire adorer la déesse (29).

Tout ce « complexe » de croyances magico-religieuses autour des rites de castration trouvait son expression dans le célèbre mythe d'Attis (30) qui, bien qu'originaire d'Asie Mineure, avait été assez tôt hellénisé et rattaché à la famille olympienne.

Ce mythe raconte l'histoire d'Agdistis, dieu-déesse bisexué, fils-fille de Zeus, qui s'était attiré la haine des autres dieux, et que ceux-ci avaient émasculé. Craignant la colère de Zeus, ils avaient enterré l'organe coupé, mais un amandier était sorti du sol à cet endroit ; et un jour une nymphe, ayant mangé un fruit de l'arbre miraculeux, s'était trouvée enceinte, et avait donné naissance à Attis. Celui-ci était d'une beauté telle que la Grande Déesse, Cybèle, tomba amoureuse de lui, mais le jeune homme fut frappé de folie par Agdistis – désormais réduite au seul sexe féminin et jalouse de Cybèle – et, dans un accès de délire, se mutila. C'est son sacrifice que les prêtres de la Grande Déesse entendaient renouveler en procédant, chaque année, à la cérémonie sanglante dont nous avons parlé ci-dessus.

Cette histoire nous situe dans un monde de sauvagerie primitive et de magie naturiste (car c'est, bien entendu, un mythe à signification essentiellement agraire, le sacrifice de la virilité étant censé favoriser la végétation, comme le prouverait, s'il en était besoin, l'amandier né de l'organe mutilé d'Agdistis). Mais force est de reconnaître qu'il se situe très loin de l'esprit grec classique, tout de clarté et d'équilibre.

(17) M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 53-55 ; P. Grimal, Dictionnaire, p. 74.

(18) Neptune.

(19) M. Delcourt, Hermaphrodite, pp. 55-63 ; P. Grimal, Dictionnaire, pp. 459-460.

(20) Abondante bibliographie sur les chamans : M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase (Paris, 1951) ; J.-G. Frazer, Atys et Osiris (trad. fr. 1926), pp. 223-230 ; et le livre de Edward Carpenter, Intermediate Types among Primitive Folk (Londres, 1914), une des plus belles études qui existent sur l'histoire de l'homosexualité, malheureusement presque introuvable.

(21) Junon.

(22) M. Delcourt, Hermaphrodite, pp. 65-103 ; P. Grimal, Dictionnaire, p. 206.

(23) Anthologie palatine, IX, 3.

(24) Hercule. – Voir P. Grimal, Dictionnaire, pp. 187-203 ; et (sur les aspects androgyniques du culte d'Héraclès) M. Delcourt, Hermaphrodite, pp. 33-39.

(25) Lampride, Commode, 8-9 ; M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 35.

(26) P. Grimal, Dictionnaire, p. 6.

(27) « Pose sur ma tête, Seigneur, ce casque salutaire pour me protéger des attaques du démon » (prière du prêtre catholique en revêtant l'amict. L'évêque, en coiffant la mitre dit : « Que par cette mitre, Seigneur, je puisse échapper aux embûches de l'Antique Adversaire et de tous mes ennemis ». — Sur la question de la signification magique des travestis, voir notamment M. Delcourt, Hermaphrodite, pp. 5-27 ; et A.-E. Crawley, Inversion of sexual dress (Encyclopedia of Religion and Ethics, V, 1912, pp. 68-75).

(28) Signification religieuse de la castration : J.-G. Frazer, Atys et Osiris, p, 238 sq. ; F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain (Péris, 4e éd. 1929), p. 47 ; R. Pettazzoni, I. Misteri (Bologne, 1924), pp. 106-110.

(29) Lucien de Samosate, La Déesse syrienne ; Loukios ; Apulée, Métamorphoses, VIII, 24.

(30) Ou Atys. Sur ce mythe, voir P. Grimal, Dictionnaire, p. 21 et p. 60 ; et J.-G. Frazer, Atys et Osiris.

Arcadie n°165, Marc Daniel (Michel Duchein), septembre 1967

Lire l'article complet publié dans Arcadie n°163/164, 165 et 166 : Des Dieux et des Garçons par Marc Daniel : Étude sur l'homosexualité dans la mythologie grecque, juillet/août, septembre et octobre 1967

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