Entre les lignes : Le « Gramont » de Hamilton par Jacques Fréville
Chers cousins et cousines d'Arcadie, (et c'est à vous, cousines, que ce discours, plutôt, s'adresse),
Laissez-moi commencer par un aveu. J'aime sur toutes choses – ou peu s'en faut – le style Régence ; et beaucoup plus encore dans les lettres que dans les arts. Il y avait, sous la régence d'Anne d'Autriche (et aussi sous son prolongement, cette aurore qui précéda le règne personnel du Roi Soleil) toute la bonhomie, toute la verdeur, toute la ronde et chaude truculence du XVIe siècle, et, déjà, toute la sobriété, toute la stricte grandeur du grand siècle. N'est-il pas vrai, Scarron, la Fayette et autres Sorel ? De même, quelque cinquante années plus tard, n'y eut-il pas, chez Hamilton, toute la grandeur, encore, du siècle de Bossuet avec, déjà, toute l'élégance du siècle de Voltaire, Fontenelle et autres Marivaux ? Voilà pourquoi, bonnes gens, (laissez-moi l'avouer tout cru), j'aime avec impénitence le style Régence, en littérature, et je crois que je mourrai au moins dans cette impénitence-là ; voire, par surcroît, en quelques autres...
Cela dit (qu'il fallait que je disse, puisqu'aussi bien j'y ai trouvé quelque plaisir), vous voyez pourquoi et comment j'ai lu, pendant ces toutes récentes vacances, les « Mémoires du comte de Gramont », par Hamilton. Or cette lecture, comme bien souvent, m'a conduit en Arcadie ; tant il est vrai que, comme à Rome, tous les chemins, etc.
Les mémoires de Gramont, racontées avec humeur, avec humour, et même avec l'ombre d'amour, par son admirateur et beau-frère Hamilton (c'était en ce temps où les Anglais apprenaient ce que parler veut dire en France ; il en est d'autres, maintenant... Mais, passons !), Gramont, donc, dit par Hamilton, c'est un fort pertinent festival d'impertinences, je veux dire : un recueil de libertinages rédigé avec rigueur. Et parmi ces impertinences, au sein de cent libertinages : une fleur, chères sœurs des doux rivages Lesbiens, que, ce soir, je tiens à cueillir pour vous. Laissez moi vous l'offrir, et bien entendu, comme on dit : en tout bien, en tout honneur.
Nous sommes – noblesse oblige – à la Cour d'Angleterre. Charles II règne ; et les grâces avec lui. Parmi celles-ci : Hobart. Mais c'est une grâce rétive et singulière.
« Mlle Hobart était d'un caractère aussi nouveau pour lors en Angleterre que sa figure paraissait singulière dans un pays où, d'être jeune, et de n'être pas plus ou moins belle, est un reproche. Elle avait de la taille, quelque chose de fort délibéré dans l'air. Elle avait beaucoup d'esprit, et cet esprit était fort orné, sans être fort discret. Elle avait beaucoup de vivacité dans son imagination peu réglée, et beaucoup de feu dans des yeux peu touchants. Son cœur était tendre ; mais on prétendait que ce n'était qu'en faveur du beau sexe.
Mlle Bagot, qui mérita la première ses soins et ses empressements, y répondit d'abord de bon cœur et de bonne foi ; mais, s'étant aperçue que c'était trop peu de toute son amitié pour toute celle de la Hobart, elle laissa cette conquête à la nièce de la gouvernante, qui s'en trouva fort honorée, comme madame sa tante fut obligée du soin qu'elle avait de la petite fille.
Bientôt, le bruit véritable ou faux de cette singularité se répandit dans la cour. On v était assez grossier pour n'avoir jamais entendu parler de ce raffinement de l'ancienne Grèce sur les goûts de la tendresse, et l'on se mit en tête que l'illustre Hobart, qui paraissait si tendre pour les belles, était quelque chose de plus que ce qu'elle paraissait.
Les chansons commencèrent à lui faire compliment sur ces nouveaux attributs ; et ses compagnes commencèrent à la craindre sur la foi de ces chansons. La gouvernante, tout alarmée de ces bruits, consulta Mylord Rochester sur le péril où sa nièce paraissait exposée. Elle ne pouvait mieux s'adresser. Il lui conseilla de la retirer des mains de Mlle Hobart ; et fit si bien qu'elle tomba dans les siennes. La duchesse, trop généreuse pour ne pas traiter de vision ce que l'on imputait à cette fille, et trop équitable pour la condamner sur des chansons, l'ôta de la chambre pour la faire servir auprès de sa personne. »
Ce fut de la sorte que Hobart devint fille suivante de la duchesse d'York, belle-sœur du roi Charles II, et femme du futur roi Jacques II d'Angleterre. Suivons-la dans sa nouvelle charge.
« Quoique la figure de Mlle Temple (autre fille de la duchesse d'York) fût toute des plus jolies, elle était effacée par celle de Mlle Jennings » (mêmes fonctions). Elle (Jennings) brillait encore moins auprès d'elle par son esprit. Deux personnes très capables de lui en donner, si ce don était communicable, entreprirent en même temps de lui faire perdre le peu qu'elle en avait. C'était Mylord Rochester et Mlle Hobart. »
Du manège trop galant de Rochester, la duchesse, vite, s'aperçut ; ce qui fit que « Mlle Hobart fut chargée de mettre ordre, le plus discrètement qu'elle pourrait, que ces fréquentes et longues conversations n'eussent point de suite. Elle accepta volontiers cette commission et se flatta d'y réussir. »
(...) « Mlle Hobart avait l'intendance du cabinet des bains de la duchesse. Son appartement était tout contre, et dans cet appartement elle avait un cabinet garni de confitures et de toutes sortes de liqueurs. » Voici campé le lieu de l'action.
Dans cet appartement propice aux voluptés les plus diverses, Hobart reçut d'abord longuement Mlle Temple, déjà nommée. « Ce cabinet convenait au goût de Mlle Temple, et il convenait au goût de Mlle Hobart qu'elle y prît plaisir. »
Un jour, rentrant de courre, Temple demanda la permission à Hobart de se mettre chez elle « en chemise, c'est-à-dire de se déshabiller, pour changer de linge en sa présence. Cette permission n'avait garde d'être refusée. »
Suit une scène charmante, et du dernier galant, que j'ai vergogne – mais la place m'y oblige – à résumer ici. Temple est dévêtue par Hobart. Toutes deux passent dans le cabinet des bains, et s'y mettent sur un lit de repos. Suit un dialogue des plus savoureux, au cours duquel Hobart explique à Temple pourquoi elle doit se défier des hommes en général, et de ses galants en particulier. Il y a là une dizaine de pages que je devrais rapporter tout au long. Mais puisque je ne le puis, de grâce, cousines, portez-y vous, et vous aussi, mes chers cousins, car qui dit ceci, je crois, dit aussi cela... Vous y apprendrez, les uns comme les autres, par quelles voies (aussi mal pénétrables que celles du Seigneur) une Arcadienne, un Arcadien peuvent écarter des grand-routes conjugales un... mettons : un Béotien, une Béotienne.
Malheureusement pour Mlle Hobart, « cette conversation avait été entendue d'un bout à l'autre par la nièce de la gouvernante » ; (et, ceci soit dit par parenthèse, Hamilton, dans son récit, nous dit clairement que cette « conversation » vit bien souvent le geste suppléer à la parole). La nièce rapporta tout à Rochester.
Suit une scène des plus piquantes entre les deux amants de la Temple : je veux dire Mylord Rochester et Mlle Hobart. Cela aussi vaut son pesant de moutarde à l'estragon. Et je vous laisse la joie de le découvrir. Quiproquos, travestis, rien ne manque à la fête.
Les goûts de la Hobart, après vingt péripéties diverses, deviennent publics : « C'était assez pour disgracier la Hobart de la cour, et pour la décrier dans la ville ; mais la duchesse la soutint comme elle avait déjà fait, traita l'histoire d'un bout à l'autre de chimère, gronda Temple de son impertinente crédulité, chassa la gouvernante avec la nièce pour les impostures dont elles soutenaient cette fable, et fit quantité d'injustices pour rétablir l'honneur d'Hobart sans pouvoir en venir à bout. Elle avait ses raisons pour ne la pas abandonner. »
En effet, page du dite d'York, écuyer de la duchesse, Lord Sydney, « le beau Sydney » brûlait dans le même temps d'une flamme ardente que Hobart entretenait avec adresse il aimait follement la duchesse, et – Hobart l'y aidant il s'enhardit jusqu'à le lui laisser entendre. A cela, Hobart ajoutait l'art de flatter admirablement la gourmandise de la duchesse ; et cette gourmandise était légendaire. Rien d'étonnant à cela : rappelons nous les confitures.
« Ces raisons, écrit fort spirituellement et agréablement Hamilton, n'étaient pas moralement bonnes, si l'on veut ; mais, quand elles auraient été plus mauvaises, la duchesse s'y serait rendue, tant son cœur était d'intelligence avec Hobart pour venir à bout de sa prudence. »
Telle fut fort résumée, je le regrette trop pour ne le répéter pas – la partie Hobartienne des « Mémoires de Gramont ».
L'étoile de Sydney montant à la cour d'Angleterre, celle de Hobart, naturellement, suivit une ascension parallèle. C'est à cela que fait allusion Hamilton dans le dernier passage de son récit qu'il consacre au personnage qui nous occupe.
« Mlle Hobart, écrit-il, applaudissait fort à ces promotions. Elle avait de fréquentes et longues conversations avec Sydney. On le remarqua. Quelques-uns firent l'honneur de croire que c'était sur son compte. Elle en reçut fort volontiers les compliments. Le duc, qui le crut d'abord, ne cessait de faire remarquer à la duchesse la bizarrerie du goût de certaines personnes, et comment le garçon d'Angleterre le mieux fait s'était coiffé d'un visage à faire peur. »
La morale de l'histoire ? A mon sens, la voici : soyez vous-mêmes, chers cousins Arcadiens, ne soyez que vous-mêmes, et soyez-le sans réticence. Il se trouvera toujours des gens d'esprit pour prétendre douter de cette réalité. Si, dans cette cour Anglaise du début du XVIIe siècle, extrêmement francisée, qui fut la plus spirituelle de son temps, une passion aussi follement exclusive, aussi étonnamment incendiaire que celle de Mlle Hobart, souleva autour d'elle plus de doute que de scandale, tous les espoirs ne sont-ils pas possibles ?
Un de nos torts – et non des moindres – est de croire qu'autour de nous, chacun nous soupçonne d'être ce que nous sommes ; ou, le sachant, nous en veut de l'être. Et pourquoi donc ? Je vous le demande.
En attendant que vous lui répondiez, souffrez que, confraternellement, vous embrasse,
Votre cousin de Béotie,
Jacques Fréville
Arcadie n°158, février 1967