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Espace d'or, d'argent, d'azur dans « La comédie humaine » par Jean-Louis Verger

Publié le par Jean-Yves Alt

« L'amour, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur la place sont deux faces différentes d'un même fait. »

Balzac  

Le Baron de Charlus, lecteur attentif des romans de Balzac, aimait le personnage de Lucien de Rubempré, sans doute parce que celui-ci, né Chardon, réussit par sa beauté à reconquérir le nom de ses ancêtres maternels, et à porter de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople, couronnant ainsi de noblesse ses autres qualités naturelles : intelligence, tendresse, hardiesse, faculté d'aimer celui ou celle qui lui assure une vie facile. Ce dandy romantique, ce gigolo parfait qui est étudié non sans complaisance dans plusieurs volumes de la Comédie Humaine (1) ne devait cependant sa première éducation sentimentale ni à Mme de Bargeton, ni à Coralie, ni à Esther-La Torpille, ni même à Vautrin, mais à un jeune homme simple, au cœur généreux, qui ressemble à Balzac lui-même : l'imprimeur David Séchard. La grande fresque des Illusions perdues s'ouvre en effet par une admirable idylle, trop peu connue. L'amitié de David et de Lucien est un temps de repos, un coin de ciel clair, un âge d'or.

David Séchard était « une de ces natures pudiques et tendres qui s'effrayent d'une discussion et qui cèdent au moment où l'adversaire leur pique un peu trop le cœur ». Après ses études au collège d'Angoulême son père l'avait envoyé apprendre la typographie chez Didot, puis l'avait contraint de racheter l'imprimerie familiale. David revint donc à Angoulême où « il refoula ses douleurs dans son âme, se voyant seul, sans appui. »

Il y retrouva un de ses amis de collège, Lucien Chardon, fils d'un pharmacien de l'Houmeau, mais descendant par sa mère de l'illustre famille de Rubempré. Son père mort, la pharmacie vendue, Lucien n'eut pour tout héritage que « la merveilleuse beauté de sa mère, présent si souvent fatal quand la misère l'accompagne ». Lucien était, au moment où il retrouva David « sur le point de prendre un de ces partis extrêmes auxquels on se décide à vingt ans... » (2). David lui donna généreusement quarante francs par mois en lui apprenant le métier de prote « quoiqu'un prote lui fût parfaitement inutile ».

« Les liens de cette amitié de collège ainsi renouvelés se resserrèrent bientôt par les similitudes de leurs destinées et par les différences de leurs caractères... L'amitié de ces deux jeunes gens devint en peu de jours une de ces passions qui ne naissent qu'au sortir de l'adolescence. David entrevit bientôt la belle Eve, et s'en éprit comme s'éprennent les esprits mélancoliques et méditatifs. L'Et nunc et semper et in saecula saeculorum de la liturgie est la devise de ces sublimes poètes inconnus dont les œuvres consistent en de magnifiques épopées enfantées et perdues entre deux cœurs !... Lucien fut donc pour David un frère choisi... Il le gâta comme une mère gâte son enfant. » (3).

Cette Eve, dont Balzac n'a parlé jusqu'ici qu'incidemment pour la présenter comme la sœur de Lucien et dont il ne reparlera que beaucoup plus tard, vient ici tout à coup remplacer son frère dans l'analyse de la passion de David de telle façon qu'elle fait figure d'allégorie. « David entrevit bientôt la belle Eve »; il faut peut-être comprendre : dans la passion qu'il avait pour Lucien, David entrevit en lui le mythe de l'Amour, entrevit en lui la femme. Lucien de Rubempré sera toujours présenté par la suite comme un de ces hommes-femmes dont Proust dira qu'ils sont les descendants des habitants de Sodome (4).

Le portrait que Balzac fait aussitôt après, où il compare Lucien tantôt à une femme, tantôt à un enfant est, me semble-t-il, assez clair :

« Lucien se tenait dans la pose gracieuse trouvée par les sculpteurs pour le Bacchus indien. Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c'était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d'amour, et dont le blanc le disputait en fraîcheur à celui d'un enfant. Ces beaux yeux étaient surmontés de sourcils comme tracés par un pinceau chinois et bordés de longs cils châtains. Le long des joues brillait un duvet soyeux dont la couleur s'harmonisait avec celle d'une blonde chevelure naturellement bouclée. Une suavité divine respirait dans ses tempes d'un blanc doré. Une incomparable noblesse était empreinte dans son menton court, relevé sans brusquerie. Le sourire des anges tristes errait sur ses lèvres de corail rehaussées par de belles dents. Il avait les mains de l'homme bien né, des mains élégantes à un signe desquelles les hommes devaient obéir et que les femmes aiment à baiser. Lucien était mince et de taille moyenne. A voir ses pieds, un homme aurait été d'autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée, que, semblable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformées comme celles d'une femme. Cet indice, rarement trompeur, était vrai chez Lucien, que la pente de son esprit remuant amenait souvent, quand il analysait l'état actuel de la société, sur le terrain de la dépravation particulière aux diplomates qui croient que le succès est la justification de tous les moyens, quelque honteux qu'ils soient. L'un des malheurs auxquels sont soumises les grandes intelligences, c'est de comprendre forcément toutes choses, les vices aussi bien que les vertus. » (5).

Mais Balzac anticipe : les sentiments de Lucien sont encore désintéressés car « ces dispositions d'ambitieux étaient alors comprimées par les belles illusions de la jeunesse, par l'ardeur qui le portait vers les nobles moyens que les hommes amoureux de la gloire emploient avant tous les autres. »

La figure et le caractère de David Séchard forment avec ceux de Lucien un « contraste vigoureusement accusé ». David avait « les formes que donne la nature aux êtres destinés à de grandes luttes, éclatantes ou secrètes. Son large buste était flanqué par de fortes épaules... Son visage, brun de ton, coloré, gras, supporté par un gros cou, enveloppé d'une abondante forêt de cheveux noirs, ressemblait au premier abord à celui des chanoines chantés par Boileau; mais un second examen vous révélait dans le sillon des lèvres épaisses, dans la fossette du menton... dans les yeux surtout le feu continu d'un unique amour. » (6).

Quelle lutte secrète soutient David ? Quel est cet unique amour, sinon la passion que lui inspire Lucien depuis le collège ? (« Lucien fut un des plus brillants élèves du collège d'Angoulême où il se trouvait en troisième lorsque Séchard y finissait ses études... »). D'autre part la ressemblance physique de David Séchard avec Vautrin, comme avec Balzac lui-même, n'est-elle pas révélatrice ? David ressemble à un chanoine, l'abbé Carlos Herrera est chanoine honoraire du chapitre de Tolède, et Balzac aimait se vêtir d'un froc. David Séchard, imprimeur comme le fut Balzac, a comme lui un large buste, un gros cou, d'abondants cheveux noirs. Herrera était « gros et court, avait un large buste, un teint de bronze... ». Je crois que l'on peut déceler en David Séchard une première incarnation de Vautrin, mais d'un Vautrin jeune, généreux, plein d'illusions et peut-être n'est-il pas trop téméraire de voir en ces deux hommes : David et Vautrin, le poète et le cynique, le travailleur et l'aventurier, un double portrait de Balzac par lui-même et « les deux faces d'une même réalité ».

Quoi qu'il en soit, « Depuis trois ans les deux amis avaient donc confondu leurs destinées... Dans cette amitié déjà vieille, l'un des deux aimait avec idolâtrie, et c'était David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. » (7).

Sur ces trois années de vie commune nous n'avons que peu de détails. « Ils lisaient les grandes œuvres qui apparurent depuis la paix sur l'horizon littéraire... ils s'essayaient en des œuvres avortées ou prises, quittées ou reprises avec ardeur. Ils travaillaient continuellement sans lasser les inépuisables forces de la jeunesse. » (7). Comme l'écrira Balzac plus tard, toujours à propos de Lucien : « Le bonheur n'a pas d'histoire et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase : Ils furent heureux termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on expliquer que les moyens de ce bonheur vraiment fantastique... Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poème, une symphonie de quatre ans !... Enfin la formule : Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées car ils n'eurent pas d'enfants. » (8).

Pour tenter d'expliquer le bonheur des deux amis Balzac se contente de les peindre, assis l'un près de l'autre, dans la cour de l'imprimerie.

« En 1821, dans les premiers jours du mois de mai, David et Lucien étaient près du vitrage de la cour... Tous deux s'assirent sous un berceau d'où leurs yeux pouvaient voir quiconque entrerait dans l'atelier. Les rayons du soleil qui se jouaient dans les pampres de la treille caressèrent les deux poètes en les enveloppant de sa lumière comme d'une auréole... »

L'un près de l'autre, ils lisent ensemble les idylles d'André Chénier : Neère, Le Jeune Malade, l'élégie sur le suicide, L'Aveugle.

« Quand Lucien tomba sur le fragment : S'ils n'ont point de bonheur, en est-il sur la terre ?, il baisa le livre, et les deux amis pleurèrent, car tous deux aimaient avec idolâtrie. Les pampres s'étaient colorés, les vieux murs de la maison, fendillés, bossués, inégalement traversés par d'ignobles lézardes, avaient été revêtus de cannelures, de bossages, de bas-reliefs et des innombrables chefs-d'œuvre de je ne sais quelle architecture par les doigts d'une fée. La fantaisie avait secoué ses fleurs et ses rubis sur la petite cour obscure... La poésie avait secoué les pans majestueux de sa robe étoilée sur l'atelier où grimaçaient les singes et les ours de la typographie. Cinq heures sonnaient, mais les deux amis n'avaient ni faim ni soif, la vie leur était un rêve d'or, ils avaient tous les trésors de la terre à leurs pieds. Ils apercevaient ce coin d'horizon bleuâtre indiqué du doigt par l'Espérance à ceux dont la vie est orageuse, et auxquels sa voix de sirène dit :

— Allez, volez, vous échapperez au malheur par cet espace d'or, d'argent ou d'azur. » (9)

Au milieu de cette transfiguration de David et de Lucien par l'amitié et la poésie, Balzac ajoute : « La Camille d'André Chénier était devenue pour David son Eve adorée, et pour Lucien une grande dame qu'il courtisait. » L'idylle est terminée. Ici commence le romanesque. David épousera cette Eve fantomatique, doublure féminine -de Lucien. Quant à Lucien, il va imiter les héros de roman du xviii, siècle. Il entre à l'Hôtel de Bargeton comme le chevalier de Meilcour « entrait dans le monde à dix-sept ans avec tous les avantages qui peuvent y faire remarquer ». Lucien aux pieds d'Anaïs ressemble comme un frère à Meilcour sur le sofa de Mme de Lursay. L'amour devient pour lui un jeu de société, ce que Crébillon appelait « une sorte de commerce où l'on s'engageait souvent même sans goût », un jeu où il pense gagner sa position sociale – il perdra d'ailleurs cette illusion, comme les autres. C'est par vanité, par ambition, par conformisme qu'il se laisse aimer et qu'il croit aimer ses maîtresses. Au milieu de tous les plaisirs, il restera insatisfait. Cet égarement du cœur et de l'esprit le conduira au suicide. Du moins Balzac avait-il voulu, avant de suivre Lucien de Rubempré au cours de sa destinée orageuse, laisser entrevoir au lecteur la véritable nature de son héros et ce qu'aurait pu être pour lui le bonheur : la vie simple, à Angoulême, près de son ami David.

(1) Les Illusions perdues; Modeste Mignon; Splendeurs et misères des courtisanes.

(2) Lucien, éternel désespéré, restera toute sa vie prêt au suicide. Plusieurs sursis lui seront cependant accordés, grâce à des rencontres qui l'obligeront à vivre : David le sauve une première fois; plus tard il trouvera Vautrin en allant se noyer. « Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, lui dit Vautrin, et vous m'appartenez comme la créature au créateur. » Lucien ne vit que par ses amis.

(3) Œuvres complètes de Balzac, édition définitive, Calmann Lévy, 1879, t. VII : Les Illusions perdues, p. 151-152.

(4) « Il est beau, cet enfant-là », dit Camusot de Lucien.

— Vous trouvez ?, répond Coralie. Je n'aime pas ces hommes-là, ils ressemblent trop à une femme » (id. Illusions perdues, p. 418) ; et surtout :

« Le mal, dont la configuration poétique s'appelle le diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions. » (id. t. IX, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 77). Cette fois, Lucien, tenté par Vautrin, c'est Eve elle-même, allégorie de la femme, tentée par le diable.

(5) id. Illusions perdues, p. 155.

(6) id. Illusions perdues, p. 154.

(7) id. Illusions perdues, p. 156.

(8) Souligné par Balzac dans le texte. Edition citée, t. IX, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 63.

(9) id. Les Illusions perdues, p. 157.

Arcadie n°26, Jean-Louis Verger, février 1956


« L'homosexualité » dans « La comédie humaine » de Balzac

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