Être homosexuel et révolutionnaire par Daniel Guérin
Il n'y a pas tellement d'années se déclarer révolutionnaire et s'avouer homosexuel n'étaient pas choses compatibles.
Quand je suis entré en 1930 dans le mouvement social il n'était pas question de s'y risquer, ni même d'aborder impersonnellement un sujet aussi scabreux. Les syndicalistes révolutionnaires groupés autour de Pierre Monatte, aussi rangé dans sa vie privée qu'il avait été audacieux dans son passé militant, avaient bien voulu m'ouvrir leurs portes, m'accorder leur confiance ou, pour le moins, m'utiliser ; ils n'en étaient pas moins sur leurs gardes. Et moi sur les miennes. Même si j'avais jeté aux orties mon froc de jeune bourgeois, mes origines sociales n'en demeuraient pas moins impropres à rassurer. Tant de fils de la classe légitimement honnie étaient « venus au peuple », s'y étaient frottés un moment, pour ensuite s'en détourner, voire la trahir. Et puis, même apostat de mon ancienne classe, je n'en continuais pas moins à appartenir à une caste réprouvée par ces ouvriéristes. J'avais beau faire : je restais, je resterais éternellement – ô horreur, ô damnation – un « intellectuel » !
J'étais affligé encore d'une autre vulnérabilité. Dans les mouvements syndicaux et politiques auxquels je participais, j'avais une propension à me situer toujours à leur extrême-gauche : contre le réformisme et le ras-le-bol anti-stalinien qui jettera les amis de Monatte dans les bras de Léon Jouhaux ; plus tard contre Léon Blum et son impuissance à gouverner en socialiste ; enfin contre le glissement de Marceau Pivert et de l'ancienne « gauche révolutionnaire » vers un anti-trotskysme d'inspiration maçonnique. Ce « gauchisme » invétéré ne m'avait pas valu que des amis.
Il eût été insensé d'ajouter à ces lourds handicaps une charge supplémentaire : celle de m'intéresser aux partenaires de mon sexe, qu'il s'agît de jeunes ouvriers sans conscience de classe ou, plus grave encore, de militants dont certains rayonnaient d'une juvénilité dont il fallait soigneusement cacher à quel point elle m'était attirante. Ou s'il m'arrivait, par la plume, d'y faire une timide allusion (à l'occasion, par exemple, de la nécrologie d'un camarade mort prématurément), c'était au prix d'un tel effort de sublimation que mon émoi en devenait imperceptible (du moins aux yeux des non-initiés).
(...) Pour mon malheur, j'avais publié, avant de virer au socialisme, plusieurs livres littéraires quelque peu imprégnés d'homosexualité (...). Aussi vivais-je dans la terreur permanente que, par un fâcheux hasard, à l'étalage d'un libraire ou dans une boîte des quais, mes nouveaux camarades ne tombent sur ces malheureux « péchés de jeunesse », qu'ils les feuillettent ou, dans le cas le plus déplorable, qu'ils en fassent l'acquisition, qu'ils se le passent de l'un à l'autre, qu'ainsi je fasse figure devant eux, non plus de simple intellectuel, mais d'un « intello » de la plus méchante espèce, dénaturé, débauché, pourri jusqu'à la moelle par le plus hideux des « vices bourgeois ».
Je vouais à Maurice Chambelland, le fils spirituel de Monatte et qui était devenu en quelque sorte mon mentor, une amitié qui aurait inspiré la suspicion si ion en avait pu sonder les profondeurs. Un jour, d'ailleurs, elle se trahit dans une certaine mesure. Le journal Le Cri du Peuple, que nous avions rédigé ensemble, lui et moi, dans un esprit de fraternité quotidienne, dut se saborder, pour des raisons à la fois financières et de stratégie syndicale. La brusque cessation de cette intime collaboration, la fermeture du petit bureau rédactionnel où nous avions vécu tant de jours féconds, et, en ce qui me concerne, heureux, me fit verser des larmes. Jean-Pierre Finidori, un Corse à la virilité farouche et qui n'avait pas encore percé mon redoutable secret, se contenta d'un sarcasme :
« — Que voulez-vous, les gars, c'est un idéaliste ! »
Beaucoup plus tard, à Tunis, pendant la guerre d'Algérie, mieux informé, il se gaussera de mes « mœurs », et ce en présence d'un certain Houari Boumediene.
Pour en revenir à Chambelland, il lui était arrivé un jour de dénigrer en ma présence l'œuvre de Marcel Proust. Il n'y avait décelé que snobisme, coupage de cheveux en quatre, hérésie sexuelle. Je l'avais écouté, muet, oppressé, mordant ma langue pour ne pas m'élancer dans une téméraire riposte. Mon appréhension d'être découvert et démasqué par un camarade à l'estime duquel je tenais beaucoup et que j'aimais tant, avait tourné à la panique.
Une autre alerte, heureusement sans conséquence, fut une exclamation d'Alzir Hella, bossu fielleux qui disputait à Monatte la prédominance au sein du Syndicat des correcteurs. Ayant été parrainé, à mon entrée dans cette organisation professionnelle par Monatte, Hella était fort mal disposé à mon égard. Un jour, il s'écria : « — Et si vous saviez comment il vit ! »
Ici j'ouvre une parenthèse. Ce dont les gens de mon espèce avaient, en ces temps, le plus à souffrir, c'était la crainte permanente de perdre la considération, de susciter le mépris, ou même la répugnance, de ceux de nos camarades qui nous eussent pris en flagrant délit de tendances homosexuelles. Il fallait à tout prix se taire, dissimuler, le cas échéant mentir, pour préserver une « respectabilité » révolutionnaire dont le prix ne se pouvait mesurer qu'en rapport avec l'abjection dans laquelle on risquait de choir si on laissait tomber le masque. Le résultat de cette auto-répression est que j'ai côtoyé dans le mouvement révolutionnaire des militants qui, eux non plus, ne criaient sur les toits leurs penchants, si bien que nous nous sommes réciproquement ignorés et qu'il nous faudra attendre le déclin de l'âge pour nous découvrir commensaux du Banquet.
J'ajouterai que si, aujourd'hui, dans les milieux progressistes cultivés, ces préjugés ont à peu près totalement disparu, ils persistent – et avec quelle virulence – au sein de la classe ouvrière (1). Et ce n'est pas sans raison que feu Jacques Duclos déclarait interdire l'entrée du parti communiste aux homosexuels. Il savait trop bien que cet ostracisme correspondait à la mentalité dont se targuait sa clientèle électorale et politique. Pour la même raison, certaines des sectes trotskystes, les plus « ouvriéristes » ou les plus influencées par le pharisianisme du P.C., continuent, aujourd'hui encore, à observer à l'égard de l'homosexualité l'attitude la plus bornée, la plus réactionnaire, la plus antiscientifique. L'une d'elles est tristement renommée pour avoir exclu, en raison de ce « délit », certains de ses membres.
Et j'ajouterai encore ceci : cette peur de la réprobation, de la chute dans un néant moral est sans doute plus paralysante pour un homosexuel militant qui souhaiterait se gagner les faveurs d'un jeune travailleur que toute autre attitude négative, telle que le déshonneur d'un mot péjoratif (et l'on sait combien la langue verte est riche en mots de ce genre), voire même une raclée. L'injure, la brutalité sont moins déchirantes que le fait, plus profond, plus dramatique, de se sentir déchoir aux yeux d'un être dont on lutte, avec des millions d'autres, pour que cessent son exploitation et son aliénation, dont on souhaiterait recevoir des marques de camaraderie, de générosité, et pourquoi pas, de tendresse, répondant à l'immense élan de solidarité et d'amour – et non pas, bien souvent, au grossier désir – qui vous a poussé vers lui.
Pendant de longues années, les gens de mon espèce ont eu, comme Henry Kissinger, à pratiquer, bon gré mal gré, la tactique des « petits pas ». Dans un premier roman, écrit à vingt et un ans, L'Enchantement du vendredi saint, j'avais recouru à la transposition : Étienne était devenu Geneviève, comme l'Albert de Proust, Albertine. Le récit de mes périples à travers l'Allemagne de 1932-1933, ma fréquentation des auberges de jeunesse allemandes, mes descriptions de la cuiromanie hitlérienne dissimulaient à peine un bouillonnement homosexuel que des lecteurs, mieux éclairés, n'ont repéré dans la lecture de ma Peste brune qu'après 1968.
Mon long commentaire du Rapport Kinsey, destiné d'abord à une revue et que Maurice Nadeau fit publier, en 1954, en volume chez Julliard sous le titre Kinsey et la sexualité, était un bond en avant, car, à travers le sexologue américain, il s'agissait, bel et bien, d'une disculpation de l'homosexualité, relativement audacieuse pour l'époque. Dans un article critique, Michel Pablo ne s'y trompa point. Fronçant les sourcils, il déplora que dans ce petit livre il fût beaucoup (c'est-à-dire trop) question d'homosexualité.
Il me faudra attendre encore une dizaine d'années pour, cette fois, faire fi de toute précaution et mettre, comme on dit vulgairement, les pieds dans le plat. Dans Un jeune homme excentrique, première version expurgée sur les conseils pressants de l'éditeur, de ce qui deviendra, par la suite, après rétablissement des passages autocensurés, l'Autobiographie de jeunesse, je me décidai à raconter le drame de mes jeunes années depuis mes élans purement platoniques vers des donzelles, mes refoulements masturbateurs, jusqu'à l'explosion d'une homosexualité déchaînée, parce que trop longtemps contenue. Et j'aggravais considérablement mon cas en essayant d'expliquer comment et pourquoi l'amour des garçons m'avait conduit au socialisme. Raison, pour moi, d'une évidence limpide : mon milieu d'origine m'avait enfermé entre les barrières opaques d'une ségrégation sociale et l'homosexualité, en me familiarisant intimement avec de jeunes travailleurs, en me faisant découvrir et partager leur existence d'exploités, m'avait fait rejoindre la classe asservie par celle d'où je sortais. Cette explication toute simple, trop simple peut-être, ne fut pas du goût de tous. J'avais dépassé les limites du tolérable. Je ne me déshonorais pas seul, mais je portais préjudice à toute la « gauche ». Ne laissais-je pas croire (prétendaient mes détracteurs) qu'il fallait avoir été « pédé » pour embrasser la cause du prolétariat? Minute ne manquerait-il pas – et, de fait, n'a pas manqué – de mettre à profit ma bévue. Le directeur d'un grand hebdomadaire de « gauche » dissuada ses rédacteurs de rendre compte de mon livre et s'écria que, par cet interdit, il croyait « rendre service » à l'auteur de Fascisme et grand capital. Jean-Louis Bory, qui n'avait pas encore avancé aussi vite que moi-même dans la pratique des « petits pas », garda de Conrart le silence prudent.
Il n'y a pas si longtemps un lecteur de mon Anarchisme, découvrant l'existence d'Un jeune homme excentrique, exprimait sa déception que l'auteur d'un livre si« sérieux » pût en avoir écrit un autre qui lui semblait l'être si peu.
Mai 68, en balayant toutes les valeurs anciennes, ouvrit enfin une brèche qui ne sera plus jamais refermée. L'année suivante, j'ai pu faire éditer sans encombre l'Essai sur la Révolution sexuelle après Reich et Kinsey, qui sera vite épuisé et ne semble pas avoir terni mon image de marque.
(...) Un petit livre de moi, datant de 1962, illustré par André Masson, intitulé Eux et lui, et qui n'a point fait scandale, sans doute à cause de son titre restreint et de sa tenue littéraire, attend lui aussi une réédition (2). Mais elle tarde, cette fois pour la raison inverse : bien que ce soit dans ces pages que mon érotisme homosexuel se soit épandu avec le plus de licence, il paraît que je suis largement dépassé par une nouvelle génération d'homosexuels sans cache-sexe, en comparaison desquels mes écrits seraient d'une plume trempée dans de l'eau de rose. Et l'on me voudrait plus impudique, au diapason de Pierre Guyotat et de Tony Duvert. Comme dans le cinéma, une « nouvelle vague » prétend nullifier les précédentes et les jeunes loups aux dents longues méconnaissent ou ignorent ce qui fut écrit, pour leur ouvrir la voie, quelques décennies avant leur entrée en lice.
(1) Il serait plus exact de dire : au sein de la classe ouvrière envisagée collectivement et prisonnière d'un consensus. Le jeune travailleur, par contre, en tant qu'individu isolé, sans témoins, dispose beaucoup plus librement de son corps et, comme l'a noté Kinsey, n'est pas empêtré dans les mêmes tabous que le jeune intellectuel ou le jeune petit-bourgeois.
(2) Eux et lui a finalement été réédité avec quelques remaniements, dans Son Testament, 1979. (Note de 1983)
Daniel Guérin
Extrait de l'article « Être homosexuel et révolutionnaire » paru dans La Quinzaine littéraire n°215, 1er août 1975, puis dans Homosexualité et Révolution, Daniel Guérin, Les Cahiers du Vent du Ch'min, novembre 1983, pp. 36/42
Du même auteur : Le feu du sang : autobiographie politique et charnelle - La vie selon la chair