Au Moyen Age, être homosexuel n'est pas tabou par Jean Verdon
L'amour courtois que manifestent les chevaliers envers les dames n'est qu'une façade tant les relations amoureuses entre preux guerriers sont loin d'être rares. Le milieu monastique pratique lui aussi l'homosexualité. En toute sérénité...
Pour les Anciens, l'homosexualité ne constitue pas un problème particulier. Ils pensent, en effet, selon des concepts autres que sexuels, à savoir la liberté, l'activité, la condition sociale. De sorte que l'homophilie active apparaît aussi bien dans les textes grecs que romains. Au cours du haut Moyen Age, l'homosexualité n'a pas été condamnée ni réprimée d'une manière aussi violente que les historiens le prétendaient autrefois. Grâce à la renaissance carolingienne, à l'essor des villes, au développement de la culture ecclésiastique, elle aurait même connu entre le XIe et le XIIe siècle un développement qu'elle ne retrouvera qu'à notre époque.
Il est bien évident que les milieux monastique et chevaleresque – les guerriers vivant bien souvent loin de la chambre des dames, et même s'ils connaissent des compensations hors de leur foyer – constituent des terrains propices à l'homosexualité. Saint Benoît, auteur d'une règle monastique célèbre, prend conscience du danger. Il indique que les moines doivent, si possible, dormir tous en un seul local. Une lampe brûlera toute la nuit dans la pièce. Les plus jeunes frères n'auront pas des lits voisins, mais seront répartis parmi ceux des anciens.
Si Charlemagne apprend avec stupeur que certains moines pratiquent la sodomie, il ne publie pourtant aucun texte réprimant l'homosexualité. Un édit conseille cependant aux prêtres et aux évêques de supprimer ce comportement sexuel sans indiquer de sanction. […]
Vers 1051, saint Pierre Damien compose Le Livre de Gomorrhe où il décrit de façon détaillée les différentes variétés de rapports homosexuels.
Il accuse certains prêtres d'être homosexuels et de se confesser entre eux pour éviter d'être repérés et bénéficier ainsi de pénitences plus légères. Le pape Léon IX refuse toutefois d'accéder à sa demande, à savoir les exclure de l'Église. L'homosexualité n'empêche d'ailleurs pas les promotions. Yves de Chartres signale au légat du pape, puis au pape lui-même, que l'archevêque de Tours, Raoul, a persuadé Philippe Ier, roi de France, de nommer un certain Jean évêque d'Orléans. Or, il s'agit d'un amant de l'archevêque. « C'est un être ignominieux dont la déshonnête familiarité avec l'archevêque de Tours et son frère défunt et avec beaucoup d'autres débauchés est publiquement honnie dans toutes les villes de France. Quelques-uns de ses camarades de débauches l'ont surnommé Flora [courtisane alors célèbre], et ils ont composé sur son compte des couplets qui sont chantés à travers la France, sur les places et aux carrefours, par de jeunes dépravés dont, vous le savez, notre pays est affligé », (traduit par dom Jean Leclercq). Le pape Urbain ne s'oppose pourtant pas à l'élection de Jean, consacré évêque en mars 1098. En Angleterre, le concile de Londres en 1102 insiste pour que dorénavant la « sodomie » soit considérée comme un péché à confesser. L'archevêque de Canterbury, saint Anselme, demande de ne pas publier cette décision, parce que ce péché a jusqu'alors un caractère si public que peu de gens en sont embarrassés ; beaucoup, ajoute-t-il, l'ont d'ailleurs commis parce qu'ils n'ont pas conscience de sa gravité. Lors de la réforme grégorienne qui impose le célibat aux prêtres, les contemporains notent que les prêtres homosexuels sont plus ardents que les hétérosexuels à le faire respecter. Un texte satirique, évoquant le cas d'un évêque réformateur homosexuel, signale que « les services d'une épouse le laissent indiffèrent ». John Boswell parle du « volume stupéfiant d'œuvres gays alors produites par les clercs ». Bien qu'il note que ces écrits vont de « l'épaisse sensualité » à « l'idéalisme sublime », il nous semble juger ces œuvres un peu trop avec le regard d'un contemporain sensible avant tout à l'amour comme passion humaine, donc charnelle.
Il n'en reste pas moins qu'Aelred, abbé du monastère de Rievaulx en Angleterre, a su exprimer de façon intense l'amour entre personnes du même sexe dans un cadre chrétien. Aelred est attiré par les hommes, et dans sa jeunesse il a sûrement eu des expériences d'ordre sexuel puisque dans une lettre à sa sœur, il parle de l'époque où elle garde sa vertu alors que lui-même perd la sienne. Devenu moine, il accepte de renoncer à toute relation sexuelle. Il y parvient avec peine mais n'en éprouvera pas moins de l'attirance à l'égard de deux moines faisant partie de son ordre. […]
Il faut toutefois se demander si cet amour implique des relations charnelles. Il semble bien, à en croire Yannick Carré, que l'amour masculin médiéval constitue une forme originale d'amour véritable que le monde actuel ne connaît plus. Les rites d'amitié, tels que se donner des baisers, partager le même lit, permettent à cet amour de s'exprimer librement lorsqu'il est charnel. […]
Jean Verdon
Professeur émérite des Universités, Jean Verdon est spécialiste de l'histoire des mentalités au Moyen Age. Il a notamment publié Les Loisirs au Moyen Age (Tallandier, 2e édition, 1996), La Nuit au Moyen Age (Perrin, 1994), Le Plaisir au Moyen Age (1996), et Voyager au Moyen Age (Perrin, 1998)
Historia Thématique : « Un Moyen Âge inattendu », n°65 (pp. 26 à 29), mai-juin 2000
Du même auteur : Les sodomites condamnés à la simple pénitence ou au bûcher par Jean Verdon