Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Fragoletta, Henri de Latouche (1829)

Publié le par Jean-Yves

Ce roman conte les aventures d'une mystérieuse Fragoletta dont l'être double s'incarne tantôt sous les traits de la belle Camille, tantôt sous ceux du fringant Adriani qui se fait passer pour son frère.

 

Au début, un dialogue chante les merveilles de l'hermaphrodisme et l'associe sans distinction au mythe de l'androgyne. Le sujet en est une statue attribuée à Polyclès, représentant un hermaphrodite :

 

« — Mais quelle a pu être la pensée de votre Polyclès ? Pourquoi donner un corps à une si fabuleuse rêverie ?

— Mais d'abord, il n'est pas prouvé, mon cher capitaine, que cet être-là soit hors de la nature. Socrate fait de son existence l'objet d'un entretien avec le peintre Pharrasius. Platon, dans Le Banquet, n'assure-t-il pas que l'homme avait une double nature en sortant des mains du Créateur et qu'il n'en fut dépossédé qu'après sa rébellion ? […] C'est peut-être, ajouta-t-elle en souriant, par ce divorce des deux moitiés primitives que s'explique encore l'attrait d'une partie du genre humain pour l'autre. […] je vous abandonne la réalité de tout cela si vous voulez m'en laisser la poésie. […] Vous demandez ce qu'a voulu Polyclès ? Personnifier l'union des corps, représenter l'union de deux êtres que l'amour précipite en un seul. » (chapitre 4)

 

La suite du roman va cependant démentir ce bel optimisme.

 

Au-delà des jeux de travestissement, qui pourraient être ceux d'un récit galant, c'est un mystère empreint de trouble qui plane sur l'ensemble du roman. Fragoletta est-elle un hermaphrodite, un travesti, ou un simple dissimulateur ?

 

D'Hauteville, amoureux de la mystérieuse Camille, rencontre un jour Adriani qui se présente comme son frère. Leur ressemblance singulière ne manque pas de l'impressionner.

 

« Dans le maintien et l'organe de l'étranger, d'Hauteville remarquait bien une assurance à peu près mâle et quelque chose défier et de hardi assez inconnu à la femme. […] Sur la lèvre supérieure un léger duvet marquait déjà une différence entre le frère maintenant devant lui et cette sœur qu'il n'avait pas vue depuis un an ; mais pourtant je ne sais quelle émotion invincible l'agitait encore malgré lui. […] Longtemps il avait lu des sentiments candides, une ignorance pudique, une enfantine sécurité dans les yeux de Camille ; et ici, il remarquait, au contraire, quelque chose de sardonique et de profondément malicieux. » (chapitre 11)

 

Il faut attendre la fin du roman pour entrapercevoir la vérité, sans que jamais rien ne soit explicitement dit. Les propos du médecin légiste sur le corps d'Adriani qui vient de mourir pourraient laisser penser qu'il s'agit d'un travesti :

 

« Mes frères, […] il faut porter ce cadavre chez les sœurs de la Miséricorde. » (chapitre 17 – dernière phrase du roman)

 

Mais d'autres indices suggèrent une réalité plus ténébreuse encore. L'une des clefs du personnage de Fragoletta est la souffrance qui l'habite de ne pouvoir appartenir au monde de l'amour. Avant de quitter Eugénie qu'il aime sans pouvoir vivre cet amour, Adriani-Fragoletta lui ouvre pour la première et la dernière fois son cœur sur l'abîme de douleur dont il est la proie :

 

« Cette fois, je pars et il le faut. Oubliez une misérable créature : j'étais un de ces réprouvés à qui le temps était vendu, le terme du pacte approche, il faut regagner l'enfer. […] Auprès de vous seulement j'ai cru exister. […] Ah ! laissez un dernier moment d'illusion et de bonheur à l'insensé qui croyait appartenir au monde, parce qu'il vous aimait. » (chapitre 14)

 

Et, un peu plus tard :

 

« Ah ! par pitié, épargnez-moi. Épargnez-moi la révélation du sentiment divin que je ne puis connaître, je n'appartiens à ce bonheur que par des regrets. […] Ôtez-moi, comme un fardeau, cette vie qui m'a tourmenté sans but ; aidez-moi à sortir d'un monde où je ne puis être aimé. » (chapitre 17)

 

C'est peu dire que la réunion en un seul être des attributs des deux sexes ne donne en rien, dans ce roman, l'image de la fusion. Elle ne suggère pas, comme dans l'androgyne platonicien, un idéal de complétude, mais au contraire l'exil et la solitude, l'éviction hors du jeu de l'amour humain.

 

■ Éditions Desjonquères, 1984 (réédition), ISBN : 2904227059

 


Ce roman est disponible sur le site de Gallica.

 

Commenter cet article