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Frangine, Marion Brunet

Publié le par Jean-Yves Alt

« Pauline, assise par terre au bord du lit, se pliait en avant, coupée en deux par une douleur insoutenable. Le cri, c'était elle. […] La respiration hachée, elle ne reprenait son souffle que pour renouveler sa plainte. De la détresse à l'état pur. Je suis resté immobile, pétrifié. Incapable de faire un geste. Moi, je n'avais jamais connu une telle douleur... J'étais incapable de réagir, incapable de faire quelque chose pour arrêter ce cri. C'était insupportable. […] Une chose terrible m'a frappé : je l'avais déjà vue exactement dans la même position à la maison, assise contre le lit, genoux relevés, sans rien faire de particulier. Plusieurs fois, même. Est-ce que j'étais toujours arrivé trop tôt ou trop tard ? Est-ce qu'il y avait toujours eu ce cri, cette détresse insoutenable, avant ou après ? J'avais été aveugle à ce point ? » (p. 124)

C'est la rentrée scolaire. Joachim et Pauline sont frère et sœur : il fait son entrée en classe Terminale tandis qu'elle fait ses premiers pas au lycée. Ils sont nés tous les deux par procréation médicalement assistée. Leurs mères, Julie (la mère biologique) et Maryline (la mère d'adoption), veillent à ce que tout se passe toujours au mieux pour leurs enfants.

Si Joachim, qui est le narrateur de cette histoire, n'a pas eu à souffrir du regard devant sa famille différente, il en va tout autrement pour Pauline. Lors de la rédaction de sa fiche de présentation destinée à un professeur, un élève aperçoit ce qu'elle a écrit :

« J'ai barré, j'ai mis "deuxième mère", comme toi. Je trouvais ça débile de rien mettre, on n'est plus des mômes. Mais le type derrière moi l'a vu. » (p. 21)

Frère et sœur sont très soudés mais Joachim est aussi très préoccupé par une copine de sa classe, Blandine, si bien qu'il ne perçoit pas toujours immédiatement les difficultés que rencontre Pauline. Cette dernière a aussi sa fierté et n'est pas toujours prête à répondre aux questions trop pressantes de son frère. Il met aussi toute son énergie à préparer la fête du passage au nouvel an qu'il compte faire avec ses amis, chez lui.

Le harcèlement pour Pauline se met rapidement en place. Pauline n'ose pas en parler chez elle. Elle se renferme et en dehors du professeur d'EPS, qui convoque Joachim, personne ne semble voir la souffrance qui tenaille la jeune fille :

« Joachim, tu viendras me voir dans mon bureau quand tu auras fini. Je dois te parler de quelque chose. […] J'ai la classe de ta sœur, Joachim, et je suis inquiet pour elle. Visiblement il y a des moqueries, ou en tout cas... une sorte de mise à l'écart. C'est étonnant parce qu'elle n'a pas le physique des boucs émissaires habituels, et je n'ai pas réussi à savoir ce qui clochait. » (pp. 90-91)

Joachim décide de raconter la situation familiale à son professeur. L'adolescent est rassuré par les propos de son professeur et pense même que la situation va très vite s'arranger. Il n'oublie néanmoins pas qu' « un prof reste un prof, […] son rayon d'action est de toute façon limité » (p. 91).

Joachim décide d'aller parler à une vieille amie de Pauline, Cathy. Il apprend que certains élèves disent que Pauline doit être lesbienne comme leurs mères. Mais Cathy a peur et n'a pas la force de soutenir sa copine. Joachim apprend par elle qu'il y a trois élèves d'une classe de Première qui disent des choses dégueulasses sur leurs mères :

« Du coup dans la classe, y en a qui font pareil. Ça les amuse. […] Y a quelques filles qui veulent pas l'approcher, elles disent que Pauline va essayer de les tripoter. […] Les mecs […] Il y en a qui disent que c'est vraiment dommage parce qu'elle est "bonne", tu sais, ils disent exprès des trucs comme ça, genre qu'elle serait une "super suceuse" si elle était pas comme sa mère. Que peut-être c'est de ça que les gouines elles ont besoin, d'un... d'un bon coup de bite. Quand elle passe ils lui font des gestes ou des trucs avec la langue ou des coups de hanches dans le vide. C'est vraiment dégueulasse. Ça a commencé depuis la rentrée et ça ne s'arrête jamais. » (pp. 94-97)

Joachim et quelques-uns de ses amis pensent organiser une « opération de grande envergure », autrement dit en venir au poing. Ils souhaitent coincer les « trois enflures » et les « merdeux » (p. 100) qui pourrissent la vie de sa sœur qui vit dans la peur. La peur et la honte. Honte de ne pas arriver à réagir, honte de baisser la tête, honte de sa mère, honte d'en avoir deux.

Pauline aimerait être forte, ne pas être affectée par les mots des autres mais les harceleurs devinent qu'elle est touchée alors ils ne se lassent pas. Ils se régalent.

Comment réagir alors que les sévices ne passent que par les mots ? Joachim découvre que l'aide qu'il veut apporter à sa sœur n'est pas sans risque : la solution pour sa sœur est sans doute différente de celle qu'il appliquerait pour lui :

« Tu peux pas m'aider. Personne peut m'aider. » (p. 133)

Pauline en vient à s'interroger sur les choix de sa mère :

« [Julie] avait assumé ses choix, allant jusqu'à les offrir aux yeux du monde en faisant des enfants. Prétendre avoir une vie normale quand rien ne l'est dans la vie qu'on mène, quelle absurdité ! La vie qu'on aime, quelle absurdité. » (p. 170)

Pendant ce temps, le prof d'EPS ne reste pas inactif. Il décide de parler aux élèves de la classe de Pauline qui se taisent depuis le début des problèmes :

« Tu n'as rien fait, Mathieu ? Mais c'est justement ça le problème ! Vous n'avez rien fait ! Quand des types plus violents que vous s'en prennent à l'une de vos camarades, vous ne faites rien ! Pire : vous riez ! Vous laissez faire ! C'est ça, la lâcheté. […] Et pour ceux qui ont entretenu les persécutions – je sais qu'il y en a –, j'ai une question à vous poser. […] C'était bien ? Vous avez aimé ? C'est agréable d'avoir un bouc émissaire, hein. Une engueulade mal digérée ? Une mauvaise note ? Un bouton d'acné ? J'ai qu'à cracher sur ma voisine, ça ira mieux après ! Je me sentirai tellement bien ! Sans compter que ça crée des liens. Une bonne complicité de petits bourreaux bien entraînés. » (p. 185)

Un collègue du professeur d'EPS lui reprochera alors de faire de la « propagande gay » au sein de l'établissement :

« […] j'ai juste rappelé quelques principes de base concernant le respect, la vie en collectivité, le genre de conneries qu'on est censés leur transmettre, tu vois ? » (p. 233)

Le récit des souffrances vécues par Pauline est entrecoupé par des souvenirs plus anciens des deux enfants et de leurs mères comme le comportement homophobe d'un parent d'élève à l'école primaire vis-à-vis des deux mères, la mauvaise empathie d'une enseignante de Cours Préparatoire, la non-acceptation par la mère de Julie de l'homosexualité de sa fille, les questions sur le partage de l'autorité parentale en cas de séparation des deux mères, la place des grands-parents et les souffrances professionnelles d'une des mères des deux adolescents. Il est regrettable que chaque sujet soit abordé si superficiellement : est-il crédible notamment que Pauline ne s'interroge pas plus sur son père biologique ?

Ce roman rappelle que c'est à chacun de construire sa propre éthique tout en conservant sa spécificité, même si nous semblons être des immoraux pour quelques âmes bien pensantes.

■ Frangine, Marion Brunet, Editions Sarbacane/Exprim’, 264 pages, mars 2013, ISBN : 978-2848655970


Lire aussi la chronique de Lionel Labosse sur son site altersexualite.com

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