Gide le contestataire par Marc Daniel
L'actualité, par deux voies différentes, nous remémore ces temps-ci André Gide : tout d'abord par l'exposition qui lui est consacrée à la Bibliothèque nationale, ensuite par la publication du premier tome de la Vie d'André Gide entreprise par Pierre de Boisdeffre : l'un et l'autre événement étant, bien entendu, lié au centenaire de la naissance de l'écrivain en 1869 (1).
Cette double circonstance est pour tout Arcadien l'occasion d'un utile et enrichissant retour aux sources. Car, précisément, l'exposition de la Bibliothèque nationale aussi bien que le livre de Pierre de Boisdeffre montrent, en le replaçant dans son contexte, tout le caractère révolutionnaire de Corydon, lorsqu'il fut entrepris en 1908 certes, mais même lorsqu'il fut publié en 1924.
Nous qui avons toujours connu Corydon et qui savons combien, du point de vue scientifique, cette étude sur l'homosexualité est dépassée, nous avons peine à concevoir tout ce qu'une telle publication pouvait avoir de scandaleux et de provocant à son époque ; il nous faut faire effort pour imaginer la complexité du cheminement et la violence du drame intérieur qui ont conduit Gide à ce livre, et à Si le grain ne meurt.
La biographie qu'a entreprise Pierre de Boisdeffre s'arrête, pour l'instant, à 1909, c'est-à-dire, précisément, à la veille de Corydon. La coïncidence est d'intérêt, car elle nous permet d'imaginer le souvenir qu'aurait laissé Gide si, d'aventure, il était mort en 1909, à l'âge de quarante ans.
Grand bourgeois fortuné (les photographies de famille exposées à la Bibliothèque nationale sont impressionnantes, à la fois par l'image de confort cossu qu'elles évoquent et par l'austérité des visages), né et élevé dans le sein du protestantisme le plus rigoureux, c'est, dès l'âge du lycée, une manière de jeune contestataire que se révèle le fils du professeur Paul Gide. En fait, rien ne l'intéresse que la poésie et la littérature ; avec son ami Pierre Louis (le futur Pierre Louÿs) il ne rêve que d'écrire. La tutelle morale de la pieuse Mme Gide lui pèse : aussitôt qu'il sera en âge de voyager seul, il s'échappera. Il se vêt avec recherche, porte les cheveux longs (déjà !), des cravates « à l'artiste » et des capes d'allure fort peu bourgeoise. Et il est amoureux de sa cousine Madeleine, mais amoureux comme dans les romans de la Table Ronde : amoureux de l'âme, pas du corps. D'ailleurs Mme Gide voit d'un très mauvais œil cette passion qu'elle juge puérile (elle n'a pas tort) et contraire à la décence : dans une famille bien élevée, on ne se marie pas entre cousins.
Donc, faute de pouvoir épouser Madeleine – qui se montre elle-même très réticente –, André Gide voyage. Son premier livre a été un échec ; il va se remettre de sa déception en Algérie, où il attrape une bronchite mais où, surtout... surtout, il découvre le plaisir sous l'apparence d'un jeune Arabe qui l'entraîne dans les dunes de Biskra et « se laisse tomber contre lui en riant » après avoir tranché « d'un coup de poignard » les lacets qui retenaient sa culotte.
Désormais, toute l'existence de Gide est une alternance de brèves flambées de joie – les séjours en Afrique du Nord – et de longues périodes d'impatience et de frustration — les mois passés en France dans le milieu familial. L'œuvre littéraire, petit à petit, se construit ; mais la vie sexuelle, celle qu'a inaugurée le petit Arabe de Biskra et qu'a ouverte toute grande la rencontre avec Oscar Wilde en 1895, se poursuit dans la clandestinité. Nul, en France, en cette fin du XIXe siècle, n'oserait impunément avouer de telles mœurs. Surtout dans le milieu bourgeois et protestant des Gide ! La condamnation de Sodome pèse encore de tout son poids. L'exemple catastrophique de Wilde, arrêté et condamné quelques semaines après sa rencontre avec Gide à Alger, suffirait à faire hésiter le plus intrépide : or, Gide n'est pas intrépide, mais seulement mal à l'aise et divisé contre lui-même.
Madeleine, pour comble de malheur, consent enfin au mariage avec son cousin (Mme Gide mère est morte en 1895). Catastrophe : le mariage reste désespérément « spirituel ». Madeleine, l'inspiratrice de l'œuvre littéraire, laisse de glace le corps de son époux ! Et celui-ci, dès le voyage de noces, se reprend à courir en cachette après les garçonnets complaisants de Rome et de Florence. Notre ami Robert Amar a naguère consacré une étude particulièrement lucide à ce problème, si déroutant, du mariage de Gide (2) : il est indubitable, en effet, qu'il aimait Madeleine : non moins indubitable qu'il la fit amèrement souffrir, et qu'il eut toujours auprès d'elle la sensation d'être prisonnier, lui qui avait si durement ressenti la tutelle de sa mère et l'esclavage moral de sa jeunesse. Pourquoi donc cette union ? De la part de tout autre, on pourrait croire à un manque de lucidité ou de franchise vis-à-vis de soi-même ; mais il était le plus introspectif des hommes. Sans doute y eut-il surtout illusion, à la fois sur sa femme et sur lui... Quoi qu'il en soit, ayons l'honnêteté de reconnaître que ce mariage désastreux est, de toute la vie de Gide, ce qui attire le moins notre sympathie. Il est un des exemples les plus éclatants de cette vérité qui nous paraît aujourd'hui évidente, mais qui était alors ignorée : un homosexuel doit avoir l'honnêteté de ne jamais se marier.
Du moins le conflit moral où le mariage a plongé Gide va-t-il le mûrir et faire jaillir de lui l'œuvre maîtresse, celle qui inspirera et enthousiasmera des générations de jeunes : les Nourritures terrestres.
Gide y prêchera, avec des accents d'une poésie et d'un lyrisme inégalés, la liberté, la disponibilité, le refus du confort et des valeurs consacrées, la haine des entraves et des liens : « Familles, je vous hais... Que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l'accueil... Commandements de Dieu, vous avez endolori mon âme ; vous avez entouré de murs les seules eaux pour me désaltérer... ». Et surtout, courage suprême de la part de cet ancien protestant, élevé dans l'horreur du sexe et du plaisir, il chante la volupté, la joie du corps satisfait dans la lumière du matin : « Il y a profit aux désirs, et profit au rassasiement des désirs, parce qu'ils en sont augmentés... Il y a d'étranges possibilités dans chaque homme... Satisfactions, je vous cherche ; vous êtes belles comme les aurores d'été... Qu'un autre, s'il lui plaît, vous condamne, amères joies de la chair et des sens ; qu'il vous condamne : moi, je n'ose... »
Le conseil exalté par quoi se closent les Nourritures terrestres (« Ne t'attache en toi qu'à ce que tu sens qui n'est nulle part ailleurs qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres ») contient en germe toute une morale de l'anticonformisme, qui fit évidemment scandale dans la France bourgeoise de 1897, mais où les homophiles trouvent le fondement de la seule éthique qui leur permette d'assumer leur humanité sans avoir à se mutiler pour autant.
Jamais peut-être, dans toute l'histoire de la littérature (à part le cas de Marcel Proust), l'homosexualité d'un écrivain ne fut si immédiatement, si directement, si évidemment à la source de sa pensée et de son inspiration. Sans elle, Gide aurait été un écrivain esthète, féru de symbolisme et de préciosité ; elle seule l'a contraint à refuser un ordre moral auquel elle le rendait étranger malgré qu'il en eût, et lui a ouvert les yeux sur l'autre côté des choses.
Elle allait bientôt le conduire plus loin encore. Déjà certains esprits perspicaces s'étonnaient de certaines allusions bizarres des Nourritures terrestres (« La nuit, j'allais dormir au fond des granges ; le postillon venait me retrouver dans le foin »). Les œuvres suivantes de Gide multiplient les demi-aveux du même ordre. Saül (1898) met en scène fort explicitement l'amour du vieux roi d'Israël pour le jeune David. Peu à peu la réputation de Gide se teinte d'une lueur de soufre pour les bien-pensants, à mesure qu'elle s'affermit sur le plan littéraire.
Et soudain, vers 1908, le besoin de vérité est le plus fort « sentiment de l'indispensable », note-t-il dans son Journal. Il jette sur le papier, fiévreusement, un projet de « dialogue socratique » où il affirme la légitimité, la grandeur et le caractère naturel de l'homosexualité. Il l'intitule Corydon et en lit des passages à ses intimes. Un coup de tonnerre ne ferait pas pire effet : c'est la consternation. Le scandale risque de rejaillir sur Madeleine et d'engloutir toute l'œuvre de Gide. Celui-ci accepte de ranger l'œuvre dans un tiroir – provisoirement. Il la fait seulement imprimer à douze exemplaires en 1911 et passe à autre chose : mais il n'oublie pas son dessein.
Ce qui a retenu Gide d'aller (pour l'instant) jusqu'au bout de son intention, c'est la crainte de blesser irrémédiablement sa femme. Il l'aime toujours, bien qu'elle ait enfin découvert son secret et qu'elle lui ait dit, horrifiée, après l'avoir vu dévorer des yeux les petits Arabes dans le train de Constantine : « Tu avais l'air d'un criminel ou d'un fou... » Tromper Madeleine avec des garçonnets est une chose ; l'humilier publiquement par la publication de Corydon en serait une autre. Gide le sait et n'insiste pas. Bientôt la Grande Guerre va éclater, et d'autres soucis se substitueront à ceux-là...
Nous arrêterons, pour aujourd'hui, à cette « fausse sortie » de Corydon notre réflexion sur Gide. Nous y reviendrons lorsque Pierre de Boisdeffre nous aura donné le tome II de sa biographie, qui couvrira la période 1910-1951.
Comment, du point de vue d'Arcadie (car notre ambition ne va pas au-delà : ne sutor ultra crepidam...), juger le premier volume ?
La documentation de Pierre de Boisdeffre est, de toute évidence, encyclopédique. Non seulement il a lu tout ce qui, depuis cinquante ans, a été écrit par Gide ou sur Gide, mais il a eu accès aux archives privées de la famille et des amis de l'écrivain et en a tiré des quantités de citations inédites.
Est-ce à dire que, sur la vie homosexuelle de son héros, il apporte beaucoup de nouveau ? Non, sans doute ; et cela pour une bonne raison : c'est qu'il ne se reconnaît aucune compétence particulière pour cet aspect de la personnalité de Gide, et qu'il suit de très près, lorsqu'il en parle, l'étude du professeur Jean Delay (3) dont Arcadie a rendu compte en son temps.
Ce n'est donc pas dans ce premier volume de Pierre de Boisdeffre que nous trouverons une réflexion sur le caractère particulier de l'homosexualité de Gide, ni sur les malentendus durables qui devaient en résulter, non seulement pour Gide lui-même, mais pour l'homosexualité en général. (Malentendus du type : « les Françaises sont rousses » parce que la première Française rencontrée à la frontière est rousse). Que Gide ait été, sa vie durant, dans l'incapacité de réconcilier en lui le sexe et l'amour – l'Eros et l'Agapè –, a lourdement pesé sur l'image que la société littéraire, et par elle le grand public, devait se faire de l'homosexualité pendant les années 1920 et au-delà. Il a contribué, par son talent, par son prestige, à implanter l'idée d'une homosexualité réduite au sexe et exclusivement orientée vers les jeunes garçons : idée (nous le savons bien, nous) qui ne répond pas davantage à la réalité que si l'on s'avisait de juger toutes les femmes d'après la seule Françoise Sagan, mais qui n'a pas cessé d'étendre son ombre sur des générations d'homosexuels.
Pour Gide, l'homosexualité a été essentiellement une forme de refus – ou de contestation, pour employer un mot à la mode. Cette particularité a coloré toute son œuvre et toute sa vie. Le deuxième volume de Pierre de Boisdeffre nous donnera l'occasion d'y revenir : l'engagement social et politique de Gide, dans les années 20 et 30, découle de là en droite ligne. En revanche, cela l'a condamné à ignorer l'amour, qui est aussi une des dimensions de l'homosexualité, avec ce qu'il implique d'engagement profond, de don de soi et de stabilité : on peut le regretter – pour lui et pour nous.
Sur le plan littéraire, l'ouvrage de Pierre de Boisdeffre est brillant, sans rien laisser dans l'ombre, alternant avec bonheur les narrations purement biographiques, les « portraits » de parents et d'amis de Gide, et les analyses des œuvres replacées dans leur contexte chronologique. Il fait penser – et ce n'est pas un mince éloge – au Proust de George Pointer et au Wilde de Philippe Jullian. On attend le tome II avec gourmandise.
Quant à l'exposition de la Bibliothèque nationale, présentée avec une parfaite méthode, elle nous rend Gide si vivant, si proche (surtout lorsqu'on vient de lire Pierre de Boisdeffre) qu'on ne s'étonnerait pas de le voir surgir, à la sortie, au détour d'un couloir, avec sa mince silhouette et sa voix un peu précieuse que restituent des enregistrements mis à la disposition des visiteurs grâce à des magnétophones. Tous les manuscrits originaux sont là, et les lettres autographes (Gide était très conservateur et méthodique), et les objets familiers, et les photographies, et les tableaux, et les premières éditions, et les jeux d'épreuves corrigées, à peine jaunis...
Je ne sais quel commentateur de l'O.R.T.F., parlant de ce centenaire de Gide, se croyait tenu, comme pour s'excuser, de déclarer « Je sais bien qu'aujourd'hui, pour les jeunes, Gide ne représente plus grand'chose... »
Si c'était vrai, il faudrait plaindre les jeunes.
Mais je n'en crois rien : car si être jeune, c'est d'abord refuser le monde tel qu'il est et œuvrer pour le rendre meilleur, alors, de toute façon, Gide est le plus jeune de tous.
(1) Pierre de Boisdeffre, Vie d'André Gide, tome 1 : Avant la fondation de la N.R.F., 1869-1909, Hachette, 1970, 45F
(2) Robert Amar, Regards sur trois homosexuels mariés. III. André Gide (Arcadie, n°147, 148, 149, mars-mai 1966).
(3) Jean Delay, La jeunesse d'André Gide (Paris, Gallimard, 2 vol., 1956-1957).
Arcadie n°206, Marc Daniel (Michel Duchein), février 1971
Lire aussi sur ce blog : "Corydon" d'André Gide
Lire aussi la chronique de Lionel Labosse sur "Corydon" sur son site altersexualite.com