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Gustave Moreau par René Soral

Publié le par Jean-Yves Alt

La vie et l'œuvre de ce peintre appartiennent à l'histoire de l'Art à plus d'un titre, mais certains de leurs aspects ne sauraient manquer d'intéresser les Arcadiens.
Il naquit en 1826, étudia la peinture académique, puis en 1848 rencontra le peintre Chassériau qui achevait les fresques de la Cour des Comptes et qui avait vingt-neuf ans. Ce fut alors entre les deux peintres une étroite et parfaite amitié ; ils vécurent ensemble avenue Frochot. La mort de Chassériau, en 1856, fut un choc terrible pour Gustave Moreau. Il peignit, en mémoire de son ami disparu, un beau tableau : « Le jeune homme et la mort » dont deux magnifiques études sont exposées au Louvre, et représentent un bel adolescent nu.
Après la mort de son ami, le peintre se consacra entièrement d'une part à son art, d'autre part à sa mère qu'il adorait et avec laquelle il vivait seul, fuyant le monde. Lorsqu'elle devint sourde, il prit l'habitude de noter toutes ses pensées afin de les lui communiquer.
La mort de sa mère, en 1886, fut le second grand chagrin de sa vie, mais il ne put jamais s'en remettre.
Heureusement, l'un de ses élèves, Henri Rupp, devenu son confident, puis son ami, vint s'installer chez lui, où il vécut jusqu'à la mort de l'artiste, survenue en 1898.
Ce fidèle ami sut dégager le peintre de tous les problèmes matériels et lui permettre de se consacrer corps et âme, nuit et jour, à son art ; sa puissance de travail était incroyable, car Gustave Moreau refusait obstinément de se laisser distraire par les obligations mondaines, corolaire inévitable du succès.
Car la célébrité était venue, et le peintre fut nommé membre de l'Institut, puis professeur à l'Ecole des Beaux-Arts en 1892.
Dans son atelier furent formés des artistes célèbres, tels que Rouault, Matisse, Marquet, Manguin, Camoin. Et ce n'est pas l'un des traits les moins admirables de ce professeur qui ne chercha jamais à imposer à ses élèves sa propre technique, mais au contraire sut développer leur personnalité individuelle en leur laissant toute liberté picturale.
Rouault, l'un des plus connus parmi ses élèves, lui voua une admiration ardente toute sa vie. C'est du reste chez Rouault que l'on peut retrouver l'influence du professeur plus que chez les autres, d'une part dans la somptuosité des couleurs, d'autre part dans la recherche d'un message spirituel à transmettre par l'artiste.
Ces deux caractéristiques sont en effet la base de l'œuvre de Gustave Moreau.
Somptuosité des coloris d'abord. C'est ce qui frappe lors d'un premier contact avec sa peinture. Les pierres précieuses scintillent, les temples, ou les paysages fantastiques ont de merveilleuses tonalités de lapis-lazuli ou de rubis. C'est un véritable feu d'artifice, mais ordonné par une remarquable technique.
Celle-ci se manifeste aussi parfois par une sobriété qui n'en est que plus remarquable, comme son autoportrait entièrement monochrome, l'admirable portrait de sa mère, ou certains dessins.
Ce qui est frappant c'est la déconcertante facilité avec laquelle Moreau s'inspire de peintres divers : on peut reconnaître tour à tour l'influence de Delacroix, Ingres, Vinci, Chassériau, Rembrandt, des Italiens du Quattrocento, des miniaturistes persans. Néanmoins toutes ses recherches aboutissent à un style pictural qui lui est bien personnel.
D'autre part, ce peintre, capable de peindre d'immenses tableaux avec un luxe inouï de détails, a composé certains petits tableaux parfaitement abstraits, tâches de couleurs somptueuses, non composées au hasard, mais voulues par l'artiste. L'une de ses maximes était en effet : e Il faut penser la couleur, en avoir l'imagination. »
Mais cette technique sans défaut n'est pour lui qu'un moyen, ce n'est pas une fin en soi. L'important pour un artiste, c'est le message spirituel dont il charge son œuvre.
Moreau a même écrit : « Je ne crois ni à ce que je touche ni à ce que je vois. Je ne crois qu'à ce que je ne vois pas, et uniquement à ce que je sens. »
D'autre part il dit « L'art doit ennoblir ».
En conséquence, Moreau n'aborde pas de sujets familiers, de scènes domestiques, de paysages réels. Il ne peint que des légendes grecques ou orientales, des visions fantastiques chargées de symboles et de significations.
 

Et l'un des plus étranges et violents messages transmis par sa peinture, c'est la haine de la femme. Moreau était profondément misogyne. La femme est porteuse de vice ; elle n'apparaît dans son œuvre que sous la forme de courtisanes, de pécheresse ou de monstre (Salomé, Dalila, Hélène, Circé, le Sphinx), à moins qu'au contraire ce ne soit sous les traits de la vierge mystique et inaccessible. 

Dans le célèbre tableau « Œdipe et le Sphinx », où le monstre au pur visage féminin s'agrippe à la poitrine du bel adolescent, l'artiste a voulu affirmer la lutte irréductible des deux sexes, et même la lutte du bien contre le mal.

En revanche, partout l'homme, en sa superbe nudité, est glorifié. Saint-Sébastien, Ganymède, Œdipe, Phaéton, Oreste, Jupiter – imberbe – s'offrent à notre admiration. Il s'agit généralement d'éphèbes, aux charmes parfois ambigus et d'androgynes, aux poses alanguies.
Une stupéfiante peinture, immense, intitulée « Les prétendants » représente un amoncellement de cadavres de jeunes hommes nus, dans des poses magnifiques.
Partout, de toute façon, libre cours est donné au fantastique ; les végétaux et les coquillages ont formes humaines, les monstres grouillent, mais jamais répugnants, des anges ont les ailes à la place des bras, les temples somptueux et des oiseaux merveilleux semblent surgir des rêveries d'un fumeur d'opium. N'oublions pas les symboles sexuels, chers à Jean Boullet. Dans un seul tableau (Salomé dansant devant Hérode) on n'y trouve pas moins que : le lotus, la plume de paon et la panthère noire, symbolisant respectivement la volupté, le vice et la luxure.
Ajoutons que Gustave Moreau n'était nullement un névrosé ni un déséquilibré. Son intelligence était lucide, son âme pure, mais il avait un don merveilleux de visionnaire qu'il sut exploiter par un travail intensif qui fut, avec l'amitié et l'amour de sa mère, le seul but de sa vie.
Critiques et littérateurs de son temps furent enthousiasmés par son œuvre. Des pages admirables ont notamment été écrites sur Gustave Moreau par Huysmans, dans « A rebours », par Robert de Montesquiou, l'un des critiques les plus avisés de cette époque et par Jean Lorrain.
Il ne fut cependant pas à l'abri des critiques, notamment de certains de ses confrères. Le féroce Degas – dont l'œuvre se situe aux antipodes de celle de Moreau – disait de ce dernier : « Il veut nous faire croire que les Dieux portent des chaînes de montre. »
Gustave Moreau a devancé tout un mouvement artistique qui aboutit au modern-style de 1900.
Ce fut du reste la cause de l'oubli et du mépris dans lequel fut longtemps tenue son œuvre. Toutefois les critiques les plus durs lui reconnaissaient le mérite d'avoir su former, sans les influencer par sa propre technique, des grands peintres qui furent ses élèves.
Mais en fait l'œuvre de Gustave Moreau porte en soi une audace, une force explosive à laquelle on rend enfin hommage.
On s'aperçoit qu'elle contient le germe du surréalisme par l'exploitation du rêve et du subconscient, du fauvisme et de l'art abstrait par la violence et l'importance des coloris.
On peut donc conclure en disant que ce grand peintre représente le point de jonction de l'académisme classique du XIXe siècle et de la peinture moderne du XXe siècle.
Arcadie n°94, René Soral (René Larose), octobre 1961
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