L'homme blessé, Patrice Chéreau / Hervé Guibert
Chacun tue ce qu'il aime
Cela remonte à l'époque du film de Patrice Chéreau « La Chair de l'orchidée ». A la sortie d'une projection privée, Hervé Guibert, ému par ce film rencontre son auteur, Patrice Chéreau, et timidement lui déclare qu'il aimerait bien écrire un film avec lui. Il y a des rencontres qui sont conduites par le destin, celle-ci va aboutir à « L'homme blessé » et grâce aux notes qui accompagnent le scénario publié par les éditions de Minuit, on comprend mieux le cheminement parallèle entre le metteur en scène Chéreau et l'écrivain Guibert.
« Un enfant de seize ans vivant dans le monde des bars, des chômeurs, voyageant, faisant l'Europe des ports et des assassins, attend son amant à la porte des clients, les boites où il voit les autres danser, danse quand la boite est vide, attend aux toilettes, court la nuit le long des voies de chemin de fer en criant, en racontant des histoires, et pour finir tue son amant, se couche à côté du cadavre en se taillant les poignets et le cou et reste ainsi trois jours. » (p. 154)
Telle est la première version que l'on trouve dans les notes de Patrice Chéreau. C'est daté de 1975. Mais l'histoire se modifiera sensiblement.
Henri, un garçon de seize ans, pris dans le piège de la prostitution mais amoureux de Jean, son souteneur (qui n'en est pas vraiment un), est prêt à tous les sacrifices pour le suivre, capter son regard, tenter de l'attirer à lui alors qu'il refuse.
« Ne pas parler de l'homosexualité de Jean : il ne l'admettrait jamais » écrit Patrice Chéreau (p. 195). Même s'ils font l'amour, ce n'est que de l'ordre du jeu voire de la simulation. L'émotion du scénario tient dans cette relation désespérée.
Hervé Guibert sait observer. A travers ce sinistre voyage sans retour où le sordide se mêle à l'amour, se préfigure déjà ce que le film va montrer. Il ne se passe guère une seule séquence dans le découpage qui ne bouleverse pas, ne plonge pas dans un « ailleurs » facilement imaginable. On apprend les dures règles de cette vie souterraine. Ainsi sur le rapport prostitué à client, Jean confie ceci à Henri, jeune débutant :
« Je vais te dire un truc, parce que n'ai pas envie de te mentir. Je pourrais te dire que c'est rien, qu'il y a rien à faire, qu'à attendre, suivre et se laisser faire, mais je préfère te dire que c'est l'horreur parce que c'est l'horreur. Le type qui donne le fric pour toi, et que ça soit n'importe qui, tu dois le haïr. La haine, c'est la règle numéro un, y a que ça qui peut te sauver. » (pp. 60-61)
Livre d'un amour quasiment impossible, d'un destin où le fracas du cœur rejoint celui de la mort, L'homme blessé renvoie aux larmes amères, à cette brûlure indicible qui n'en finit jamais de ravager l'âme.
■ L'homme blessé, Patrice Chéreau / Hervé Guibert, Editions de Minuit, 1983, ISBN : 2707306436