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L'homme orchestre, André du Dognon (1955)

Publié le par Jean-Yves Alt

Parlant de son premier livre homophile, Les Amours buissonnières, André du Dognon écrit dans L'Homme Orchestre (NRF) : « Le scandale qu'il provoqua vint de ce que l'auteur avait l'air de ne pas se douter qu'on pouvait avoir d'autres goûts que les siens, qu'ils lui paraissaient aussi naturels qu'à un esquimau de manger du phoque » (page 308).

Ii ajoute un peu plus loin : « Jusqu'alors ... rien n'avait paru d'aussi compromettant pour son auteur. Les autres auteurs pédérastes... parlaient de leurs amours au neutre ou au moyen d'initiales » (ibid.).

Et il explique pourquoi le scandale avait été aussi grand : « Si j'avais publié seulement le récit de mes amours de collège, le scandale eût été de bon ton et plus profitable... Ce qui se passait à la sortie du collège était trop compromettant à raconter... » (page 309).

Et il rappelle alors son suicide manqué, qui clôt Les Amours buissonnières et le justifie de dire la vérité, même au prix du scandale : « N'avais-je pas payé de mon sang le droit de témoigner, et de le faire rien qu'en écrivant des épisodes de ma vie ? » (page 308).

D'autres épisodes suivirent : Le Monde inversé — Le bel Age — (qui chronologiquement se passe d'ailleurs avant Les Amours buissonnières).

L'habitude aidant, le scandale fut peut-être moins grand lorsque parut L'Homme Orchestre. Sans doute aussi, avait-on décidé, dans les milieux de la critique, de faire silence sur ce récidiviste qui n'en finissait pas de raconter sa vie.

Et pourtant, après trois ouvrages un peu « légers » sur l'homophilie, André du Dognon donnait cette fois un grand livre qui mérite qu'on s'y arrête.

« N'ayant tenté dans toute sa vie que des choses difficiles... », dit-il quelque part dans ce roman.

C'en était une sans doute, de faire de ce récit un chef-d'œuvre, et je pense pouvoir dire qu'il y a réussi.

J'avais lu L'Homme Orchestre en 1955 et, jeune encore, je l'avais classé, peut-être sans bien m'expliquer à moi-même pourquoi, parmi les romans homophiles que je préférais.

Je viens de le relire, plus de dix ans après, et instruit par l'expérience parfois douce, souvent amère, de la vie, j'en ai redécouvert les multiples richesses.

André du Dognon est dans la vie un extraordinaire « causeur » et c'est le cas ou jamais de dire que le style c'est l'homme.

Il nous raconte par le menu les aléas de sa vie commune avec L'Homme Orchestre comme il le ferait, comme il a dû le faire, jour après jour, en parlant à ses amis familiers.

Mais le roman est loin de ressembler aux bavardages inorganiques auxquels se résument, hélas, tant d'œuvres d'inspiration homophile. Sous le style alerte et souvent plein d'humour, se trouvent des notations psychologiques profondes qui révèlent le grand écrivain, et qui ne sont pas sans faire songer à Proust. Citons seulement, à cet égard, deux passages qui me paraissent tout à fait caractéristiques :

« Nous changeons quand nous nous en apercevons le moins et notre vie prend une autre direction quand nous ne nous en doutons pas, quand un personnage qui ne nous connaît pas encore et que nous ignorons tourne à droite au lieu d'aller à gauche ou s'attarde pendant dix minutes à bavarder avec une marchande de raisin, sur le trottoir, et nous permet ainsi de le croiser un peu plus tard dans la soirée » (page 12).

« Nous hésitons moins à faire de la peine à celui que nous aimons qu'à un étranger parce qu'il est capable de nous en faire plus lui-même, et que, si apitoyé que nous soyons dans l'instant où nous le peinons, nous savons qu'il est riche de notre amour, d'autant plus fort que nous le rendons malheureux » (page 189).

Cette parenté avec Proust se retrouve d'ailleurs sur un autre plan, celui de la vie mondaine menée par les deux auteurs, et qui sert de cadre au déroulement du récit, quoiqu'à un moindre degré chez André du Dognon, et aussi sur un barreau moins élevé de l'échelle sociale. Peut-être tout de même publiera-t-on un jour les « clefs » de cette œuvre comme on en a publié pour celle de Marcel Proust, et saura-t-on qui étaient dans la réalité Louise de Rougebourse, Violette de la Ville-Haumont, la duchesse d'Haumécourt, Mme de Chaussy-Arbécourt, et tant d'autres...

Mais la richesse du roman consiste surtout dans les thèmes qu'il aborde et qu'il est parfois difficile de cerner avec précision, tant ils s'interpénètrent et se fondent pour exprimer à la fois la complexité psychologique du héros homophile, et sa difficulté d'être lui-même, face au monde.

Le premier de ces thèmes me parait être celui de la recherche de l'enfance perdue poursuivie sans trêve, et retrouvée seulement dans l'amour homophile. Peut-être y trouvera-t-on la confirmation de la théorie qui voit dans l'homophilie une certaine forme d'infantilisme, un refus d'assumer sa condition d'homme. Ce n'est pas le lieu de discuter où est la cause, où est l'effet. Constatons seulement qu'en « témoignant », pour reprendre le propre terme de l'auteur, de ce qui n'est sans doute qu'un cas parmi d'autres, André du Dognon a singulièrement enrichi l'étude psychologique de l'homophilie.

« Ainsi je ne retrouvais mon enfance que dans l'amour, dans l'obéissance à quoi me contraignait l'amour physique. Comme tant d'autres vont chercher leur petite enfance au fond d'un tiroir où des cheveux blonds reposent dans une boite, je ne retrouvais ma pureté d'enfant que dans les bras d'une grande personne » (page 18).

Et encore :

« Il m'était doux d'oublier que je n'étais plus un enfant en me laissant initier par lui à des caresses que je connaissais parfaitement, mais que je redécouvrais... » (page 20).

« Vivre en enfant auprès d'un plus grand était mon seul but, un but qu'avec l'âge j'avais de moins en moins de chance d'atteindre » (page 173).

« Ce compagnon des derniers jours de ma jeunesse, le dernier avec lequel j'avais pu jouer à l'enfant » (page 141).

« C'était mon dernier père, je veux dire le dernier devant qui je pouvais jouer à l'enfant... » (page 379).

A ce thème de l'enfance regrettée, se mêle en contrepoint celui de la mort :

« La mort..., la plus consolante certitude de la vie, la promesse la plus tenue » (page 193).

« Je crois qu'il arrive très vite le temps où, dans une vie, la mort compte plus que la vie. Au cours de la mienne, j'avais toujours été à l'affût de cet instant de ma propre mort dont je serais frustré si je ne l'imaginais pas sans cesse, et chacune de mes joies avait été une échappée qui m'avait ramené plus durement à cette seconde-là que je ne pourrai jamais posséder vraiment, car je mourrai sans m'en douter, comme presque tout le monde » (page 343).

Entre ces deux pôles apparemment contraires de la recherche de l'enfance perdue et de l'attente de la mort, nous voyons vivre un type d'homophile après tout assez répandu, et dont j'ai déjà parlé (Voir Arcadie, n° 100, p. 210), celui qui n'est attiré que par les hommes « normaux » et de classe sociale inférieure :

« Si les midinettes rêvent d'être duchesses une fois par semaine, surtout en sortant d'un cinéma, le mien était d'être la femme d'un brave homme d'ouvrier une fois par semaine » (page 29).

« Le plaisir n'était, pour moi, honorable et vrai que partagé avec quelqu'un qui ne figurait pas dans le Bottin Mondain, et travaillant ailleurs que dans un bureau... » (page 127).

Il y a toute une mythologie du vrai mâle, que connaissent bien ceux qui le recherchent :

« L'homme du gaz n'a pas besoin d'être beau, ni le gardien de la paix, ni même celui du square... » (page 21).

A propos de cette mythologie, André du Dognon note avec finesse que :

« A chaque thème poétique dans l'univers des jeunes filles correspond dans le nôtre une réalité qui les choquerait, ne signifierait rien pour elles... » (page 162).

Mais la virilité « brute » existe-t-elle réellement ?

« A cet égard, dit l'auteur, seul le Grand Marcel avait été un pur, un cent pour cent... Le métal de l'Homme Orchestre était déjà plus mélangé. On sentait que beaucoup de mes pareils avaient laissé leur marque sur lui... (lui avaient appris à caresser avec une douceur de femme tout en restant très homme) » (page 21).

C'est parce que « l'Homme Orchestre n'était que la réplique durable, affermie, du Grand Marcel » (page 174) que le narrateur aura quelque chance de réussir :

« L'entreprise, pour une femme si facile, si quotidienne, d'unir son sort à celui d'un homme, (et qui) était pour mon espèce tellement insensée qu'à vingt ans elle avait déjà failli me coûter la vie » (page 31).

Et c'est ainsi que, cédant à son « invincible penchant à la conjugalité », André du Dognon peut dresser devant nous une fresque émouvante et vraie de la vie d'un couple homophile, où plus d'un, parmi nous, pourrait se reconnaître.

La vie commune est toujours difficile à réussir, même pour deux êtres qui se comprennent parfaitement, car il reste toujours une zone d'incommunicabilité, une porte que l'amour le plus profond n'ouvre pas.

Plus difficile encore à réussir est la vie commune de deux êtres séparées par des différences sociales ou intellectuelles :

« L'exploration et la connaissance des cerveaux inférieurs n'est jamais qu'approximative, car elle ne peut être faite et acquise que de l'extérieur » (page 31).

Par des détails psychologiques pleins de vérité, André du Dognon a su dresser un portrait fidèle de cet « Homme Orchestre » qui pourrait sans peine passer du particulier au général, et devenir, à quelques nuances près, le portrait type d'une certaine catégorie d'hommes « normaux » et d'extraction simple, vivant en ménage avec des homophiles de condition sociale plus élevée.

Cette complexité de l'être le plus simple en apparence, les raisons inconscientes de son comportement, de ses réactions, le sentiment inavoué d'infériorité qui le pousse à vouloir « paraître » sur un plan ou un autre pour s'affirmer égal à son compagnon, André du Dognon les exprime très bien. Ainsi en parlant du problème « argent », qui se pose toujours plus ou moins lorsque l'un dépend de l'autre financièrement :

« Cette phrase qu'il disait souvent quand j'allais prendre l'autobus pour rentrer à Paris : "Tu n'as pas quelques sous ?" Elle ne m'était pas trop désagréable parce que je savais que le peu d'argent que je lui donnais alors, il l'avait déjà dépensé pour moi ou le dépenserait dans la semaine, en friandises ou en téléphone. Comme presque tous les généreux, il l'était avec l'argent des autres... » (page 42).

« Il me dit que je lui en avais beaucoup coûté (d'argent) depuis qu'il me connaissait. C'était une des manies de ce généreux de prétendre qu'il avait beaucoup dépensé pour vous alors que cela lui était impossible, et pour cause. Le dire le consolait de ne pouvoir le faire... » (page 181).

Une autre notation vraie, celle qui signale la complicité plus ou moins tacite des proches, au regard de ces « ménages d'hommes » :

« La mère de l'Homme Orchestre m'accueillait comme elle l'eût fait pour une bru d'une espèce plus relevée que la femme de son fils aîné... » (page 45).

Mais, pénétrant au plus profond de la vie intime du couple, André du Dognon montre comment deux êtres que tout sépare ne peuvent pas ne pas souffrir l'un par l'autre, malgré l'amour qui les force à rester ensemble.

C'est qu'aux difficultés d'ordre psychologique s'ajoutent les divergences dans les habitudes, les plaisirs, la manière de vivre :

« Celui qui habite chez l'autre n'est jamais celui qui guette, le cœur battant, le pas dans l'escalier à l'heure du dernier métro... » (page 35).

« J'avais peu de choses à lui offrir en échange de ce qu'il trouvait en compagnie de ses camarades dans un café... » (page 85).

C'est qu'en effet l'Homme Orchestre a un penchant marqué pour la boisson. Son ami peut bien y trouver quelque avantage, au moins au début :

« Un homme vaut dix fois moins pour une femme que pour un homme et je souhaitais que la passion de l'Homme Orchestre pour l'alcool fût ma seule chance de le garder longtemps parce qu'elle tenait dans sa vie la place que les femmes auraient dû y occuper » (page 55).

Il arrive pourtant un moment où cette passion pour l'alcool devient difficilement supportable :

« Mes plaintes étaient toujours du même ordre : il était en retard, il rentrait ayant bu. » (page 206).

La vie commune semble difficile dans ces circonstances et l'on ne peut s'empêcher de rêver parfois à la séparation :

« Il avait envahi ma vie au point que j'avais presque renoncé à tout ce qui n'était pas lui » (page 186).

« J'allais même jusqu'à me dire que si, un jour, je ne dépendais plus de l'Homme Orchestre, je ferais tout au monde pour ne jamais le remplacer afin d'être préservé d'un aussi stupide esclavage » (page 207).

« J'entrevoyais, au-delà de lui et de cet été qui n'en finissait plus, une autre vie, un bonheur possible sans angoisse » (page 244).

Il est alors bien facile aux amis de critiquer :

« Quand l'un ou l'autre me disait Mais vous pourriez trouver mille fois mieux et plus digne de vous j'en étais sans doute flatté, mais celui-là savait suffisamment me faire souffrir et me faire du bien pour me plaire toujours » (page 205).

C'est que les critiques ont généralement un effet contraire à celui qu'on en pourrait attendre :

« Malgré ma peur mêlée d'amour, je le sentais alors plus que jamais à moi parce que ses défauts le rendaient insupportable à tous » (page 370).

« Ce qui m'a toujours le plus attaché à lui, c'est que moi seul, je trouve qu'il est irremplaçable » (page 372).

Insupportable et irremplaçable..., combien d'homophiles qui se plaignent de ne pas trouver d'ami devraient réfléchir sur ces pages pour mesurer les sacrifices exigés parfois par l'Amour ?

Insupportable et irremplaçable..., quelle solution trouver à ce dilemme affreux ?

« S'il m'avait affirmé qu'il se croyait perdu, qu'il renonçait..., j'aurais souffert comme si une partie de ma vie allait se défaire. Je ne souhaitais ni sa guérison ni sa mort, mais cet état intermédiaire entre une existence avec moi désormais impossible et une mort redoutée » (page 341).

Parfois, pourtant, la mort seule parait une issue possible :

« C'était un suicide bruyant et interminable auquel j'assistais avec douleur, parfois avec soulagement » (page 226).

« Je sentis alors dans le silence de la nuit... un affreux espoir me chercher... S'il mourait ? » (page 307).

« Je souhaitais alors qu'il mourût vite pour pouvoir le pleurer » (page 245).

Et nous retrouvons là le thème de la mort déjà souligné, mais « cette fois la mort était pour l'autre et j'en étais étonné. Comme la mort d'autrui avait occupé jusqu'ici peu de place dans ma vie ! » (page 351).

« C'est la privation que la mort nous apporte qu'il nous est le plus difficile de nous représenter... Non je ne souffrirais pas de sa mort, la mort n'étant pas pour moi une chose effrayante, mais de le savoir si seul avec cette mort qu'il portait en lui..., qu'il n'y eût personne, pas même moi, pour souhaiter qu'il vécût vraiment » (page 368).

Et la mort est venue défaire ce couple mal assorti, et André du Dognon la décrit d'une façon bouleversante.

Et c'est par là qu'il atteint, je pense, à l'universel par-delà le cas particulier. Ce n'est plus son histoire à lui, ce n'est plus la vie d'un couple homophile qu'il nous raconte, c'est l'aventure éternelle, misérable et pourtant exaltante, de deux êtres qui s'aiment, qui souffrent l'un par l'autre mais à qui la vie apporte malgré tout le réconfort d'une « présence ».

« La vie avec le compagnon que je m'étais choisi aux approches de la trentième année ... je n'aurais qu'à regarder ses tempes, ses lèvres qui ne savaient pas bien sourire, ses yeux qui me frappaient d'une lumière que n'avait aucun autre regard, pour sentir que ces dernières années n'étaient pas mortes à tout jamais, que telle nuit..., tel soir..., n'étaient pas perdus à jamais, tombés dans le vide plus affreux encore que la mort, car elle, au moins, nous laisse sans mémoire et sans regrets » (pages 221-222).

Et la mort leur apportera, comme à tous les êtres en ce monde, après la douleur de la séparation, l'apaisement de l'oubli :

« Il emporte de mon passé ce qu'il est seul à connaître » (page 370).

« Jamais il ne verrait mes cheveux blancs, mais j'en aurais quand même... Je ne connaîtrais plus jamais la musique, agréable quelquefois, mais si rarement, qu'il faisait dans ma vie » (page 377).

« Chaque fois qu'il s'éloigne sur cette mer effrayante de la mémoire, pleine de vieux débris qu'on s'étonne de revoir et qui ont été autrefois notre vie, il revient un peu moins près » (page 379).

Je m'en voudrais d'ajouter quoi que ce soit après cette dernière citation. Me reprochera-t-on d'en avoir abusé ? Il me semble que c'était le meilleur moyen de donner au lecteur un aperçu des aspects multiformes de ce livre. Tout le reste n'aurait été que paraphrase insipide.

Ӂ

Je voudrais pourtant, avant de terminer, exprimer un souhait. Plus de dix ans ont passé depuis la publication de L'Homme Orchestre. André du Dognon, vous qui dites de vous-même dans ce roman :

« Je n'étais fait que pour l'inutile et l'agréable, mais j'avais la hantise du contraire... dans la vie, doué uniquement pour ce qui brille et rend l'existence légère, j'entreprenais des affaires sérieuses qui finissaient par me dévorer » (page 346), ne vous laissez pas dévorer par l'inutile et l'agréable. Entreprenez, et réalisez, une affaire sérieuse ! Donnez-nous la suite de L'Homme Orchestre.

Arcadie n°150, Alain, juin 1966

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