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L'homophilie oubliée de la société iranienne par Doug Ireland

Publié le par Jean-Yves Alt

Pendant plus d'un millénaire, les Perses ont considéré les relations homosexuelles avec bienveillance. Répandus notamment à la cour et dans la bonne société, ces attachements étaient célébrés par la poésie classique et les traités sur l'art de gouverner. Une tradition rompue au XXe siècle, avec l'importation de la norme hétérosexuelle européenne, dont le régime Ahmadinejad est l'héritier inattendu.

Quand Mahmoud Ahmadinejad affirma en septembre 2007, lors d'une intervention à l'université Columbia de New York, qu'« il n'y a pas d'homosexuels en Iran », l'absurdité de cette présomption a fait du président la risée du monde entier. Aujourd'hui, un livre écrit par une éminente universitaire iranienne en exil, Sexual Politics in Modern Iran, lui apporte la plus cinglante des répliques en exposant en détail la longue histoire de l'homosexualité en terre persane.

Consacrant une large partie de son ouvrage à l'Iran prémoderne, l'historienne Janet Afary présente la forme dominante de ces relations en termes d'« homosexualité définie par le rang ». Il s'agissait de liaisons particulièrement codifiées, où un homme mûr se procurait un partenaire plus jeune, l'amrad. Les « relations homo-érotiques masculines, écrit l'auteur, étaient régies en Iran par un véritable rituel courtois qui passait, pour l'aîné, par la distribution de cadeaux, l'enseignement de textes littéraires, la musculation et l'entraînement militaire, la guidance intellectuelle et l'exploitation de contacts sociaux susceptibles d'aider le partenaire plus jeune dans sa carrière ». Parfois, ces hommes échangeaient officiellement des vœux, les sigeh de fraternité (1). « Le sexe n'était pas l'unique raison d'être de ces relations, précise l'historienne. Il s'agissait aussi de cultiver l'affection entre les partenaires et de confier à l'homme certaines responsabilités quant à l'avenir du garçon. » Les "sigeh de sororité", concernant les pratiques lesbiennes, étaient également répandus.

Rien ne témoigne davantage des codes qui régissaient traditionnellement les relations entre personnes de même sexe, explique Afary, que « le genre littéraire du "miroir des princes" (andarz nameh) [qui] porte à la fois sur les amours homosexuelles et hétérosexuelles. Souvent écrits par des pères pour leurs fils ou par des vizirs pour leurs sultans, ces ouvrages consacraient des chapitres distincts au traitement des compagnons masculins et à celui des épouses (2). »

Dans l'un des plus célèbres d'entre eux, le Qâbâs Nâmeh (1082-1083), un père conseille ainsi à son fils : « Entre les femmes et les jeunes hommes, ne limite pas tes penchants à l'un ou l'autre sexe ; ainsi, les deux pourront te procurer du plaisir sans que l'un ou l'autre ne te devienne inamical. [...] L'été, oriente tes désirs vers les jeunes hommes, et l'hiver vers les femmes. » D'une manière générale, l'auteur rappelle à quel point les thèmes homosexuels émaillaient la littérature persane classique (XIIe-XVe siècles), via des allusions homo-érotiques passionnées ou même des références explicites à de jeunes et beaux garçons.

D'une manière générale, la société iranienne est restée, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle et les premières années du XXe, « tolérante à l'égard de bien des pratiques homo-érotiques. [...] Les relations pédérastiques acceptées, à demi publiques, entre hommes adultes et amrads étaient monnaie courante dans différents milieux ». Apparue à l'âge classique, ce que Janet Afary appelle une « bisexualité romantique » était fréquente à la cour et dans l'élite : « Une forme d'amour intermittent (eshq-e mosalsal) était communément pratiquée, où l'affection pouvait osciller d'une fille à un garçon, et réciproquement. »

« Mais le pire scandale, rappelle l'historienne, concerna le simulacre de mariage organisé par deux jeunes hommes de la bonne société, liés à la cour. C'était la confirmation publique, surtout aux yeux des plus pieux, que la maison Pahlavi était pervertie par les pires mœurs et que le shah n'était plus maître chez lui. Ces rumeurs alimentèrent l'indignation populaire, et furent récupérées par les islamistes. »

Peu après son accession au pouvoir en 1979, l'ayatollah Khomeyni instaura la peine de mort pour les homosexuels. Afary résume ainsi la situation de cette minorité sous Ahmadinejad : « Tandis que la charia exige soit les aveux en bonne et due forme des accusés, soit quatre témoins les ayant surpris en flagrant délit, les autorités actuelles ne recherchent que des preuves médicales de pénétration. Si elles les trouvent, la peine de mort est prononcée. Parce que les exécutions pour homosexualité ont soulevé des protestations à l'échelle internationale, l'État a généralement associé ces accusations à des charges de viol ou de pédophilie. Le recours permanent à cette tactique a encore ébranlé le statut de la communauté gay iranienne aux yeux de l'opinion. »

1. En Iran, le sigeh n'est pas l'apanage des homosexuels. Il s'agit d'une forme de mariage temporaire contrarié devant un mollah, pouvant durer de quelques heures (on la considère alors comme une sorte de prostitution) à 99 ans.

2. Ces manuels de conseil politique aux souverains sont apparus au Moyen Âge dans plusieurs civilisations mais, particulièrement répandus en terre d'islam, ils jouissaient d'une grande popularité en Iran. Ces opus sur l'art de bien gouverner, destinés à montrer au prince la voie à suivre pour régner selon la volonté de Dieu, traitaient à la fois des questions d'éthique personnelle, de la gestion de la maisonnée et de l'administration des sujets.

Extrait d'un article de Doug Ireland paru dans BOOKS numéro Spécial, History News Network, décembre 2011/janvier 2012 (Cet article est paru sur le site History News Network le 1er mars 2009. Il a été traduit par Béatrice Bocard)


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Illustration : En couverture d'un magazine iranien, un jeune homme à moitié maquillé pour évoquer l'homosexualité, pourtant violemment réprimée par le régime (AFP)

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