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Jeunesse de Julien Green par Jean-Noël Segrestaa

Publié le par Jean-Yves Alt

Le troisième volume des Mémoires de Julien Green, Terre lointaine (1), où l'on voyait prendre dans la vie même du romancier l'incendie qui devait lui inspirer quelque trente ans plus tard l'inoubliable Moïra (2), s'achevait sur ce timide rayon trouant les fumées du désespoir : « Pourtant, le bonheur n'était plus très loin. Encore deux ans, ou un peu plus, et il viendrait à moi, comme un matin d'avril après un long hiver. » Mais pour nous, lecteurs passionnés de son autobiographie, le chemin s'annonçait plus long depuis la « terre lointaine » de Virginie jusqu'à cette « terre promise » d'un amour enfin accompli et heureux. Julien Green semblait reculer devant certains aveux, disait même que ces Confessions commencées n'auraient pas de suite. Enfin, après la publication tardive de L'autre sommeil et des pages censurées du Malfaiteur dont nous rendons compte par ailleurs (3), voici, pour répondre à notre impatience et mettre fin à ces huit années de silence et d'hésitations, le quatrième volume des Mémoires qui nous arrive sous le titre un peu plat, un peu décevant, de Jeunesse (4).

Disons-le tout de suite : sur le plan littéraire, il égale les précédents et s'inscrit avec bonheur dans la lignée prestigieuse de Rousseau et de Proust, dont Green nous raconte justement ici ses premières et difficiles lectures. Bien sûr, en 1974 cela ne va pas sans anachronismes dans le style comme dans la pensée, mais cette recherche anxieuse et nostalgique du temps perdu s'accommode assez bien de revêtir cette « robe couleur du Temps » : le ton greenien, subtil et frémissant, tout en demi-teintes, un rien guindé parfois, qui semble déjà venir de très loin mais nous repose délicieusement des outrances baroques et des provocations à la mode. « On tue les choses en les désignant. Le mot juste est parfois le mot d'à-côté », nous dit-il lui-même. Qu'on souscrive ou non aux propos ressassés de Gide sur l'art de la litote, on sentira, je crois, autant de trouble et d'émotion devant les deux pages allusives, tissées de silence et de soupirs, dans lesquelles Green nous raconte l'arrivée de Mark le bien-aimé à Paris et son guet angoissé devant la porte infranchissable de la chambre où il dort, qu'à la lecture des pages les plus violentes et les plus crues de Duvert ou de Guyotat ; et pourtant, nous aussi Green nous laisse à la porte... On retrouvera aussi avec délices l'habileté de Green à faire revivre le « génie du lieu » (l'évocation de l'appartement de la rue Cortambert ou d'une soirée à l'Opéra). On le reconnaîtra encore à cette façon inimitable de faire surgir le fantastique au sein même du banal et du quotidien, par un imperceptible décalage de la vision qui crée tout à coup un effet stéréoscopique et nous fait voir l'au-delà invisible du décor de la vie (l'épisode du peintre russe et de son jeune et troublant modèle). On cédera de nouveau, tout au long du livre, à la magie de ce regard rétrospectif qui enflamme et fait vibrer les souvenirs les plus insignifiants de l'enfance à un point tel qu'ils deviennent nôtres et que nous croyons les avoir nous-mêmes vécus.

Mais la joie de ces retrouvailles se nuance d'une déception : ce n'est pas encore le - matin d'avril » qui nous était annoncé. Jeunesse nous raconte trois années de la vie de l'auteur, de son retour en France en 1922 jusqu'à la parution de son premier livre, Pamphlet contre les Catholiques de France, et ce sont trois années d'errance physique et morale dans un Paris sinistre, un Paris nocturne, un Paris de crachin et de désespoir, où pâlit la lumière de la foi, où la chair inspire de plus en plus de vertige et d'horreur, où l'image même de Mark, de passage à Paris, s'étiole et se décolore. Le cœur se serre devant ce tableau d'une jeunesse désorientée, asphyxiée, ravagée par les interdits sociaux et le tragique refus de soi-même. Une fois de plus, et plus que jamais, pas un instant on n'échappe à ces « couleurs sombres » que Proust s'excusait à Gide d'avoir seules gardées pour son Sodome et Gomorrhe.

Sans doute, l'humour attendri de Green devant lui-même, devant ce garçon malheureux et maladroit qu'il était, et la sérénité qu'il a maintenant acquise (5) tempèrent un peu le caractère déprimant de cette évocation. Il semble même parfois que l'écrivain vieilli et apaisé qui écrit ces Mémoires s'amuse secrètement à revoir ce jeu de poursuite dont il fut l'enjeu entre Dieu et Diable – un Diable blond comme celui de Rocha, blond avec des yeux bleus, irrésistible et multiforme, mais dont il nous dit entre les lignes que les ruses ont été finalement déjouées. Il en tire en tout cas de puissants effets dramatiques : « Gloire et Louange à toi, Satan dans les hauteurs » – puisque tu nous as valu l'œuvre de Julien Green. Si tu n'existais pas, il faudrait t'inventer. L'auteur de Chaque homme dans sa nuit nous avoue avoir pressenti dès ses premiers essais romanesques « le parti littéraire qui pouvait se tirer d'une optique aussi singulière (...) notre vie quotidienne telle qu'elle apparaît à un réprouvé ». Mais ne sourions pas : Green croit au Diable, il est sûr de l'avoir souvent rencontré, d'avoir été longtemps son jouet, et il le dit avec tant de force, de crainte et de naturel qu'il réussit à nous y faire croire. C'est de là que son œuvre tout entière tire cet éclat sombre, cette magnificence sulfureuse, qui l'apparente – lui le plus classique et le plus sobre de nos grands écrivains – au prophétisme d'un Dostoïevski ou d'un Bernanos. Et nul doute que pour lui, aujourd'hui encore, la chair ne soit l'appât et la part du Diable ; Jeunesse, une fois de plus, nous en fait l'aveu scandaleux : « La certitude grandissait en moi, venue d'où, je ne sais, que l'amour dégagé des sens était immortel et que le plaisir le tuait. Ces idées profondément inactuelles m'auront accompagné ma vie durant, car il est improbable qu'elles changent à l'âge que j'atteins. »

Alors, on hésite à se réjouir de ce que ce volume s'achève sur un nouveau suspense :

- Ne suis-je pas celui qu'on ne peut aimer ? Mais cette fois je me trompe. Des années de bonheur m'attendent, les plus belles de ma jeunesse.

On attend avec impatience le récit de ces années-là, on est sûr qu'il sera beau, qu'il nous tiendra sous le charme, et qu'il trouvera en nous, en notre lourd héritage de Platonisme, d'Augustinisme et de Jansénisme, assez de complicités pour que nous nous laissions prendre une fois de plus à ce débat dramatique, à ces ambiguïtés fascinantes de la convoitise et de la terreur, de la faim charnelle et de l'angélisme, aux équivoques tremblements que provoque la résurrection de souvenirs à la fois séduisants et redoutés, au jeu de cache-cache avec la nudité crainte en même temps que recherchée. Mais il est clair maintenant que ce n'est pas de Green qu'on peut attendre une vision saine, heureuse, réconciliée – naturelle, en un mot –, de ce qu'est notre condition particulière. De ce qu'elle peut être, en tout cas, de ce qu'elle doit être, de ce qu'elle sera sûrement dans l'avenir. Mais ce sera l'œuvre d'une autre génération. Comment lira-t-on Green, alors, et pourra-t-on encore comprendre ce monde confiné, tragique et déchiré, meurtri mais fervent ? En devenant plus libre et plus heureux, aura-t-on perdu les clés du drame ? Littérairement au moins, ce serait dommage.

(1) Partir avant le jour (Grasset, 1963), Mille chemins ouverts (Grasset, 1964), Terre lointaine (Grasset, 1966).

(2) Moïra, 1950, 2e édit. Plon et Livre de Poche, comme tous les romans de Julien Green.

(3) Arcadie, ce numéro.

(4) Plon, 1974.

(5) Cf. son interview dans Arcadie, n°247-248, page 349

Arcadie n°255, Jean-Noël Segrestaa, mars 1975

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