L'affaire Custine ou l'homophilie au temps des romantiques par René Soral
Durant le dix-neuvième siècle, le problème de l'homophilie a été l'objet d'une véritable conspiration du silence. Or il est bien évident qu'elle était pratiquée, comme elle le fut de tous temps, et qu'il y avait de nombreux endroits publics où ses adeptes pouvaient se rencontrer.
J'ai toujours regretté de ne pas savoir quels étaient ces endroits ; nos descendants auront plus de chance, car, à notre époque, les guides spécialisés pullulent, sans compter les nombreux romans consacrés à l'homophilie.
Cependant, nous sommes parfois renseignés sur ce qui se passait autrefois par les archives judiciaires, car, naturellement, les endroits publics étaient aussi dangereux qu'ils le sont de nos jours, et l'on y rencontrait truqueurs et assassins.
Nous savons ainsi que Saint-Denis devait être un endroit fréquenté par des messieurs ayant le goût des jeunes militaires, grâce à une affaire qui fit beaucoup de bruit vers les années 1820, étant donné le rang de la victime.
En effet, une nuit pluvieuse, dans un chemin mal famé de Saint-Denis, un homme était attaqué par plusieurs soldats, roué de coups et trouvé dans la boue le lendemain matin, évanoui, entièrement dépouillé de ses vêtements, et couvert de sang.
Or il s'agissait d'une personnalité du milieu aristocratique parisien, le jeune marquis Astolphe de Custine.
Né en 1790 à l'ombre de l'échafaud, fils et petit-fils de guillotinés, sa mère, Delphine de Custine avait été l'une des nombreuses maîtresses de Chateaubriand, pour lequel elle, avait éprouvé une brûlante passion, qui ne diminuait en rien celle plus pure, mais tout aussi exigeante, qu'elle vouait à son fils, auquel l'illustre écrivain avait tenu lieu de père spirituel.
Et voilà que, tout à coup, le faubourg Saint-Germain, horrifié, apprenait que le marquis de Custine avait donné un rendez-vous galant à un jeune militaire et que, surpris dans une écurie d'auberge par les camarades de ce dernier, ceux-ci l'avaient bel et bien assommé en guise de représailles.
Je ne sais ce qu'il advint du soldat ni de ses brutaux camarades, mais en ce qui concerne Custine, on peut aisément imaginer quel coup effroyable fut porté à sa réputation.
Comme l'écrivait une de ses amies « Que Monsieur de Custine soit innocent ou coupable, jamais il ne peut se relever de là. Il n'y a pour lui que les secours de la religion ». Nous verrons plus loin qu'il n'en fut rien.
Les journaux à scandale n'existaient pas à cette époque mais cela n'était point nécessaire, car les commérages allaient bon train dans les salons du faubourg Saint-Germain et l'on se racontait des choses bien bizarres concernant la victime. On évoquait sa profonde mélancolie, ce mal du siècle, mis à la mode par Chateaubriand, mais qui allait au-delà de ce qu'il était généralement de bon ton d'afficher ; on comprenait maintenant pourquoi le jeune Astolphe écrivait « les tourments de mon cœur sont inexprimables autant qu'incompréhensibles ». Parbleu ! C'était donc là sa blessure secrète, à ce René d'un nouveau genre, effrayé par l'ombre maudite de Sodome.
On s'expliquait également les difficultés que sa mère avait rencontrées pour le marier, d'abord à Albertine de Staël, puis à Clara de Duras. Au dernier moment, il s'était dérobé, sans prétexte valable.
On évoquait l'amitié exaltée qu'il avait portée à un jeune Allemand, qu'il l'appelait « mon Wilhelm » et auquel il écrivait « mon cœur n'a plus la force de battre de joie au moment de retrouver mon frère ».
L'un de ses amis préférés, mais qui ne répondait guère à ses avances, Edouard Lagrange, comprenait alors la signification des lettres passionnées qu'il recevait :
« N'espérez pas me distraire de moi en me parlant de vous, car, après la voix de Dieu, la vôtre est, de tout ce qui m'atteint jusqu'ici, ce qui va le plus loin à la source de mon être. »
Et lorsqu'Astolphe était déçu par la froideur de son ami, il lui écrivait :
« Je ne veux pas lutter d'indifférence avec vous, car je crois que dans ce combat, je ne serai pas le plus fort. Je vous rends donc les armes... Vous ne méritez guère d'être encore pour moi ce que vous êtes. Mais je vous aime encore comme un enfant, sans autre but que de vous aimer. »
D'autres mauvaises langues parlaient de cet autre ami, si fidèle et si dévoué, auprès duquel Custine avait trouvé beaucoup plus de compréhension ; il s'agissait d'Edouard de Sainte-Barbe, que son ami avait baptisé Edouard II (Edouard Ier étant son décevant ami Lagrange).
On se rappelait que, s'il s'était finalement marié – du reste avec une jeune femme charmante – dès que son enfant était né, et sans même attendre les relevailles, il était parti en Angleterre pour plusieurs mois, accompagné d'un jeune Anglais, visiblement amoureux de lui.
Et lorsque l'épouse d'Astolphe était tombée gravement malade, Edouard II l'avait soignée « comme un frère » écrivait Custine, en ajoutant « la famille l'a adopté ». Lorsqu'elle était morte, son ami avait su le consoler et l'entourer de son affection.
Et encore, s'il avait su lui rester fidèle, il aurait pu tout au moins sauver les apparences ; il n'aurait pas été le seul aristocrate à dissimuler ses goûts. Mais il fallait en plus qu'il recherchât les rencontres dangereuses et les étreintes furtives, sur le fumier d'une écurie, avec des militaires de rencontre !
En conclusion, le faubourg Saint-Germain rendait le même verdict que son ami Edouard Lagrange : « Voilà un homme coulé à fond, flétri, marqué du sceau de la réprobation. »
En fait, ce scandale fut pour le marquis de Custine une véritable délivrance et le point de départ d'une nouvelle existence, beaucoup plus riche que la précédente, et d'une carrière littéraire fort réussie.
Il se sentit plus libre, n'étant plus obligé de dissimuler et il dut être aussi soulagé à l'idée qu'il ne serait plus la proie des mères désireuses de marier leur fille !
Mais surtout il avait conservé l'amour du fidèle et délicat Edouard de Sainte-Barbe, « l'esclave » comme l'appelait Custine, et qui le restera jusqu'à sa mort.
Ils allèrent faire ensemble de très grands voyages dans tous les pays d'Europe, accompagnés d'un jeune valet de chambre italien, qui, lui aussi, sera fidèle toute sa vie à son maître.
Custine se mit à écrire, notamment des relations de ses voyages, mais aussi des romans, et connut rapidement une certaine notoriété ; Stendhal, le premier, s'intéressa à lui, puis Lamartine et, plus tard, Baudelaire.
Il s'installa, avec son ami et son valet, dans une somptueuse demeure parisienne, rue La Rochefoucauld et acheta à Saint-Gratien, dans la forêt de Montmorency, un ravissant pavillon de style florentin, avec des terrasses à l'italienne et un parc anglais.
Il organisa alors de somptueuses réceptions, dîners, bals, concerts, lectures, où se pressaient les plus grandes célébrités littéraires et artistiques de l'époque : Hugo, Balzac, Stendhal, Delacroix, Chopin, George Sand, Berlioz, et le vieux Chateaubriand accompagné de Mme Récamier. Ce qui prouve que la société non aristocratique du temps du Romantisme avait les idées moins étroites qu'on ne le pense.
Et, lorsqu'en 1838, Custine tomba une nouvelle fois éperdument amoureux d'un bel exilé polonais, le comte Ignace Gurowski, tous les invités célèbres vinrent admirer le nouvel ami qui vivait avec Custine, ravi de ce qu'il appelait « notre trio ».
Malheureusement, le séduisant Polonais n'avait pas le même sens de la fidélité qu'Edouard II ; il tomba d'abord amoureux de la grande actrice Rachel, qui le repoussa, puis d'une infante d'Espagne qu'il enleva du couvent où sa famille l'avait enfermée pour la protéger des avances du fougueux slave, et qu'il finit tout de même par épouser.
Cet amour déçu de Custine fut à l'origine de son plus grand succès littéraire ; le désir de plaider la cause de Gurowski à Saint-Pétersbourg l'amena à effectuer un voyage en Russie et à écrire, à son retour, un livre intitulé « La Russie en 1839 » où il décrit de manière remarquable les effets du despotisme sous le tsar Nicolas.
On s'arracha ce livre, qui connut de nombreuses rééditions, et même des imitations.
Malheureusement, ce trop grand succès littéraire lui attira la jalousie de ses confrères qui ne pouvaient lui pardonner les 200 000 exemplaires vendus de son livre alors qu'ils le considéraient tout au plus comme un noble et riche amateur. Et, de ce, fait, Custine sentit de nouveau une insidieuse réprobation peser sur lui.
Mais le plus terrible pour lui fut la perte successive de ses amis les plus chers, dont Edouard de Sainte-Barbe. Il se retrouva seul, vieilli, et décida alors de vendre ses propriétés de Paris et de Saint-Gratien pour aller vivre à l'étranger, en Suisse et surtout en Italie, où il était fort estimé. Sa foi religieuse, très sincère et très profonde, ne l'avait jamais quitté et il devint même docteur de l'Eglise ; le Pape en personne lui témoigna les plus grands égards.
Retiré dans un ermitage de la campagne romaine, il publia en 1848 un énorme ouvrage d'inspiration chrétienne, « Romuald, ou la vocation », qu'il considérait, bien à tort, comme le chef-d'œuvre de sa vie.
Cette vie allait bientôt s'achever. Il écrivait : « Je vieillis comme j'ai vécu, au spectacle. Et quel spectacle ! »
La mort le frappa d'un seul coup, dans son fauteuil.
Il fut enterré à Saint-Aubain-d'Auquainville, dans une vieille église normande qu'il avait achetée pour la restaurer et où il avait déposé les cercueils de sa femme et de son enfant.
Il avait légué sa fortune au seul ami qui n'était pas mort, cet Anglais avec lequel il était parti après la naissance de son enfant, et qui, lui aussi, était resté fidèle, discrètement. Cet ami ne put du reste lui survivre.
N'est-il pas extraordinaire de voir que Custine a réussi, toute sa vie, à conserver l'amour, aussi bien de cet Anglais que celui d'Edouard II ou de son valet de chambre, sans drames ni ruptures, même après la fâcheuse histoire de Saint-Denis ?
Aussi à ce titre j'ai pensé qu'il pouvait avoir sa place dans la petite histoire de l'homophilie, au chapitre « Romantisme » tout comme il a sa place dans la petite histoire de la littérature.
Arcadie n°205, René Soral (pseudo de René Larose), janvier 1971