L'efféminé : étude psycho-sexuelle de Henri III par le Docteur Gilbert Robin
Nous savons qu'il y a des hommes qui ont passé la plus grande partie de leur existence travestis en femme. Tels l'abbé de Choisy, le Chevalier d'Eon. Certes Henri III adorait se déguiser en femme.
Mais la plupart du temps – peut-être parce qu'il était roi et sans cesse exposé aux regards de tous – ce fut plutôt la femme qu'il portait en lui qu'il habillait en homme. S'il ne fut pas toujours travesti, il fut toujours efféminé. Certains historiens, pour l'excuser, ont insisté sur le goût de la parure masculine à cette époque et personne n'ignore que les hommes étaient alors plus richement vêtus que les femmes et avec plus de recherches. Il n'empêche que ce goût emportait Henri III jusqu'à vouloir ressembler à une femme. Les boucles d'oreilles, les aigrettes, les parfums, les éventails dépassaient l'excès d'une mode et livraient des goûts nettement féminins.
Dès l'âge de dix-huit ans, Henri se fait déjà remarquer par l'accoutrement qui le rendra tristement célèbre dans l'histoire. Pourpoint de drap d'or. Broderies et perles, toques garnies de pierres précieuses. Il se farde, se couvre de mouches, s'asperge de parfums.
Désespéré du mariage de Marie de Clèves qui semble avoir été son amour le plus pur et le plus spiritualisé, il déchaîne ses secrètes tendances. Il paraît au bal, décolleté, le sein nu, portant trois rangs de perles. Il minaude, joue de l'éventail.
Ainsi, Henri III a toujours été coquet – de cette coquetterie qui n'est qu'un travestissement visant à présenter au partenaire sexuel un aspect flatteur et quelque peu trompeur. Elle met en valeur, non seulement par le maquillage et la parure, mais au besoin par le déshabillage, savamment dosé et limité sous forme de décolletage, des « appâts ».
Certains auteurs (Marron – Flacelière – Pierre Nédra) distinguent :
a) Une homosexualité d'identification inspirée par l'effort vers la perfection, l'émulation fraternelle, l'efficacité, la bonté, la beauté, l'idéalisme intellectuel-type Achille-Patrocle, Thésée-Pirithoüs, Oreste-Pylade.
b) Une homosexualité complémentaire, l'aîné se penchant sur le plus jeune, tendant à l'identification avec l'aîné. On en trouverait des exemples dans la chevalerie du moyen âge.
c) Une homosexualité de subordination répondant à une exigence physiologique, à une soumission aux forces instinctives.
Ainsi, l'ensemble de ces trois homosexualités plus ou moins confondues chez le même individu, selon ses tendances et ses sublimations, s'opposerait à l'aspect « passif » de l'inversion. L'homosexuel du type grec est spécialement viril dans la noble acception du terme, l'inverti est un efféminé avec certains degrés de déchéance, celui qui sert de femme, qui a, selon Flaubert, des « complaisances d'épouse ».
C'est celui qui frappe parfois par ses manières féminines excessives, une mimique affectée, des coquetteries et des minauderies. Laissons de côté le désir de séduire et de forcer l'attention chez des hommes prostitués – homosexuels ou non – qui veulent singer la femme et c'est bien de singeries qu'il s'agit. Dans le cas des prostitués, elles sont voulues, étudiées. Chez les invertis qui ne sont pas des homophiles vrais, complets, elles sont plus ou moins naturelles parce qu'il y a de la femme en eux, des portions de femme, de la femme manquée. Ils sont incapables d'assumer complètement la femme qu'ils voudraient être, qu'ils se sentent être.
Ainsi glissons-nous à l'efféminé. L'inversion psychique n'est pas totale. Il y a plus de femme que d'homme dans l'inverti-psychique. Il y a plus d'homme que de femme dans l'efféminé, mais les éléments féminins donnent le ton. L'efféminé a le plus souvent une sexualité normale. Il n'est pas bi-sexuel, il est bi-psychique. L'efféminé est moins un arbre qu'un arbuste et son écorce est de soie, de mousseline. L'efféminé a l'air tendre, timide, paraît ne pas oser, se laisse prendre aux suggestions, devenant vite enfant en cas de chagrin, de maladie où il aime à être dorloté, à se blottir, parfois dans une vague incurvation fœtale. Artiste, délicat, heureux de toucher des soieries, des bijoux, de draper des étoffes, de choisir les robes de sa mère ou de ses sœurs. Ayant du goût et du plus fin pour le choix des couleurs, d'une décoration, d'une disposition de meubles. Lecteur, musicien, peu sportif. Il y a de l'esthète en lui. Il a des antipathies et des adorations. On le convainc aisément. Il sait être snob. Il porte des vêtements de coupe étroite, des souliers fins aux semelles légères, se fait les ongles, se poudre volontiers. Il plaisait aux femmes hier plus qu'aujourd'hui, par ses manières délicates. Elles le trouvent encore charmant, mais leur attachement ne va pas plus loin.
Il n'ignore rien des musées, des poètes, des mélodies. Il n'est pas femme, il y a de la femme en lui, éparse, vaporisée, un peu agaçante. Du charme, toujours du charme ; mais qui tend à passer de mode.
L'efféminé n'a pas su délibérément choisir, ou plutôt la nature n'a pas choisi nettement pour lui. Tel qu'il est, son ambiguïté est souvent imperceptible et peut passer inaperçue. C'est un homme qui n'a pas de poings mais parfois montre ses griffes. Il est assez chatte. Sa féminité est comme un rêve. Elle le saupoudre mais ne le défigure pas.
Henri III alla beaucoup plus loin et s'il a scandalisé son époque, c'est qu'il a dépassé les bornes par sa mise, ses manières et ses affectations.
S'il était démontré qu'Henri III ait été homosexuel, son homosexualité eût été entachée, pervertie d'inversion. S'il est un homme avec une virilité normalement orientée au point de vue sexuel (et sa vie amoureuse vis-à-vis des femmes le prouve) son comportement, sa psychologie si fine, trop fine, insinuante, rusée, potinière, font de lui une femme manquée et qui eût voulu l'être – puisqu'il se déguise, fait le précieux, le gracieux, joue du rond de jambes et de l'œillade, s'allonge la taille, se cambre, se tortille, il n'est pas homme total, il n'est pas une femme complète. Ne pouvant être total, il ne peut se donner totalement. Le don d'oblativité lui fait défaut. Tout le ramène à cet être double qu'il est. Tout se centre sur lui-même. L'homme en lui admire la femme et la femme admire l'homme. Pour un peu, il se suffirait à lui-même. En outre, il était roi : tout lui était offert, il n'avait plus qu'à s'en saisir dans un narcissisme total.
Les petits travers de manières et de comportement des invertis qui agacent ceux qui n'ont pas compris et se défendent de vouloir comprendre les mécanismes psychologiques de, l'homosexualité, sont des essais de compensation d'un individu qui n'a pas à sa disposition sa personnalité entière, son Moi total. Ces individus manquent d'unité : ils sont morcelés en ce que la nature les a faits et en ce que la société les oblige de devenir : souvent des caricatures. Il faut réfléchir qu'il est très difficile de ne pas verser dans la névrose, le vice, ou tout au moins dans le ridicule quand les instincts organiques ne sont pas déviés dans leur totalité, qu'ils sont, si l'on ose dire, des « ratés », qu'ils sont en mal de réalisation harmonieuse. Déjà l'inadaptation de l'homosexualité tient bien souvent à un échec des sublimations tentées et à la difficulté d'harmoniser à un cercle social dit normal, des élans instinctifs qui ont été biologiquement déroutés de leur trajectoire normale. A plus forte raison, assistons-nous à des faux-pas, des échecs, des comportements équivoques et des caractères caricaturaux quand l'homosexualité est à peine dessinée et n'affleure qu'en tendances inconscientes.
Il importe de bien distinguer entre le travesti et l'efféminé. Nous savons que nombre de travestis habituels, se mourant de se savoir hommes, ont une morphologie masculine complète. L'efféminé a-t-il toujours ces signes mineurs d'intersexualité sur lesquels ont insisté Hirschfeld, Maranon, Weil, Pende ? Elargissement du bassin, pilosité faible, finesse de la peau, adiposité mammaire, allant jusqu'à la gynécomastie, ascension du testicule par persistance de la perméabilité du canal inguinal, parfois ectopie testiculaire, phimosis, agénésie du méat ? Tous ces signes sont bien inconscients.
L'endocrinologie vient parfois au secours de l'effémination. Elle ne paraît pas en être la clef.
La clef se trouve dans les vicissitudes de l'intersexualité biologique. Comme l'efféminé est très souvent affecté de puérilisme et que le puérilisme lui-même participe de la fixation et de la régression affectives du tout premier âge de l'évolution, il est bien probable que des conditions biologiques préparent, conditionnent ce retard affectif évolutif sur lequel vont jouer les influences éducatives et surtout le tempérament même du père, et de la mère, ainsi que leur comportement. Dans cette hésitation de l'instinct peut apparaître un fond secret ou inconscient d'homosexualité. L'efféminé, souvent, ne sait pas où il va. C'est la solidité du Moi qui décidera de sa conduite et de ses habitudes. Mais on peut être nettement hétérosexuel dans ses appétits, avec des goûts très vifs pour l'effémination. S'il faut de tout pour faire un monde, il faut de tout pour faire un être incomplet avec, profondément, un sentiment d'incomplétude et d'insécurité. Il arrive que l'efféminé sublime un fort appétit érotique vers un idéal de raffinement esthétique. Quand la curiosité ou le vice s'en mêlent, ces particularités posent peut-être un problème moral et social mais n'entament pas le processus bio-physiologique et bio-psychologique d'intersexualité.
Le travesti habituel renie son sexe, jusqu'à parfois refuser toute sexualité. L'efféminé qui n'est pas homosexuel choisit la femme pour partenaire sexuel, mais en dehors de l'acte sexuel a une préférence amoureuse pour la femme qu'il sent en lui. Narcisse, dans un double plaisir, admire dans le miroir de l'onde la virilité de son sexe et les formes de l'autre, ajustées dans un busc.
Il est bien évident que lorsque la libido masculine n'est pas assez marquée pour entraîner dans son sillage non seulement la sexualité mais l'affectivité et le caractère dans ce qu'ils ont de spécifiquement viril, le Moi n'aura pas beaucoup de résistance à opposer aux influences éducatives. Prédisposé par la nature à n'être pas viril dans le sens héroïque du mot, Henri III, sous l'influence de Catherine, n'a pas franchi les étapes affectives qui mènent du garçon à l'homme. Il est demeuré un arriéré affectif arrêté, dès le stade oral, par une éducation dévirilisante. Sans doute, Catherine de Médicis exaltait le héros, le futur vainqueur de Moncontour, mais dans le même temps elle l'emprisonnait avec ses femmes dans les rets de l'enfantillage, de la mollesse, des plaisirs, de l'adulation. Ce qu'il y avait de naturellement fin en lui s'affina, ce qu'il y avait de tendre fondit. Cet inverti psychique n'avait que trop tendance à se fixer dans un stade affectif primaire qui lui garantissait l'épanouissement de ses tendances intimes. Il s'identifiait aux jolies filles qui entouraient la Reine-Mère au point que tel ambassadeur le trouvait « très jeune fille », nous nous en souvenons.
Il était Valois. Ce fut une plante de serre. Une éducation du type spartiate aurait-elle mûri cette frêle nature ? Elle n'en aurait sans doute pas modifié l'intime structure, mais elle aurait certainement limité les désastreux effets de l'effémination.
Aussi, les contemporains ont-ils assisté à l'étrange spectacle d'un Roi qui était la fille de sa mère et d'une puissante Catherine qui, à ses côtés, pouvait faire penser au père de cette fille. Etranges Valois !
Arcadie n°129, Docteur Gilbert Robin, septembre 1964