L'évaluation de l'amour homosexuel par Serge Talbot
« Je vous en prie, ne soyez pas comme ces salauds qui me jettent la pierre... Ils ne me reprochent pas seulement ce que j'ai fait, ils me reprochent ce que je suis ; comment pourrais-je m'en défendre ? »
Maurice Pons (Métrobate)
Après avoir traité de l'homosexualité en tant que fait, Edward Westermarck, dans L'Origine et le développement des Idées morales (Payot, 1929) passe à l'évaluation morale dont elle est l'objet chez les peuples non civilisés, chez les Anciens Péruviens, chez les Anciens Mexicains, Mayas et Chibchas, chez les Mahométans, chez les Hindous, en Chine, au Japon, chez les anciens Scandinaves, dans la Grèce antique, dans le zoroastrisme, chez les anciens Hébreux, dans le christianisme primitif, dans la Rome Païenne, dans la Rome Chrétienne, dans l'Europe du Moyen-Age et dans l'Europe actuelle. Quand elle constitue une habitude nationale, l'homosexualité n'est pas blâmée, ou ne l'est que légèrement. Ainsi, chez les Aléoutes d'Atkha, le « coupable » désireux de décharger sa conscience choisissait un jour où le soleil brillait sans nuages. Cueillant certaines herbes, il les portait sur lui ; puis, les déposant, il leur faisait passer son péché, prenant le soleil à témoin, et quand il s'était soulagé de tout ce qu'il avait sur le cœur, il jetait les herbes au feu, et dès lors se regardait comme purifié de ce péché. L'opinion publique chinoise reste tout à fait indifférente à ce genre de distraction, et la morale ne s'en émeut en rien, remarque le Dr Matignon ; puisque cela plaît à l'opérateur et que l'opéré est consentant, tout est pour le mieux ; la loi chinoise n'aime guère à s'occuper des affaires trop intimes. La pédérastie est même considérée comme une chose de bon ton, une fantaisie dispendieuse, et partant un plaisir élégant. La seule objection que le Dr Matignon ait entendu soulever contre la pédérastie, c'est qu'elle est mauvaise pour les yeux ! A l'époque de la Chevalerie japonaise, il était plus héroïque pour un homme d'en aimer un autre que d'aimer une femme.
Lorsque les pratiques homosexuelles sont l'objet d'un blâme, le degré de ce blâme varie à l'extrême. Les Odonga, les Waganda et les Anciens Hébreux ont en haine et punissent cruellement ceux qui s'y livrent. Mais il faut se souvenir que les primitifs sont en général extravagants dans leurs châtiments. Constance et Constant firent de l'homosexualité un crime capital, passible de l'épée. Allant plus loin encore, Valentinien voulut que les « coupables » fussent brûlés devant le peuple. Justinien, épouvanté par des famines, des tremblements de terre, des épidémies, renouvela l'édit qui condamnait les homosexuels à la mort par l'épée, « de peur, disait cet homme intelligent, qu'en conséquence de leurs actes impies, des cités entières ne viennent à périr avec leurs habitants, car l'Ecriture nous apprend que pareille calamité s'est déjà produite ». On fondait, dit Gibbon, une sentence de mort ou d'infamie sur le frêle et douteux témoigne d'un enfant, d'un domestique, et la pédérastie devint le crime de ceux à qui l'on n'en pouvait imputer d'autre. Pendant tout le Moyen-Age, et même plus tard, les législateurs, d'un cœur léger, firent torturer, brûler, enterrer vifs, bouillir les homosexuels. En France, on en brûle jusqu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle. « Les grands crimes, écrit Voltaire, n'ont guère été commis que par de célèbres ignorants » ; c'est le mouvement rationaliste du XVIIIe siècle, qui déclara que punir de mort la sodomie était une atrocité, et que la loi devait l'ignorer complètement, si elle se perpètre sans violence.
Westermarck établit que le degré de culpabilité excessif qu'assignent à l'amour homosexuel les religions zoroastrique, hébraïque et chrétienne est dû au fait qu'il était intimement associé à l'incrédulité, l'idolâtrie ou l'hérésie. D'après la doctrine de Zoroastre, l'homosexuel est « dans son être tout entier un Daeva », or un adorateur de Daeva n'est pas un mauvais zoroastrien, c'est un homme qui n'appartient pas au système zoroastrique, un étranger, un non-aryen. Pour qu'un tel péché soit inexpiable, il faut que le pécheur professe la religion de Mazda, ou ait été élevé dans cette religion. Sinon, son péché lui est enlevé, moyennant qu'il se convertisse à la religion de Mazda, et se promette de ne plus accomplir ces actes interdits. C'est en tant que signe d'incrédulité, en tant que pratique d'infidèles que l'homosexualité est condamnée par la doctrine de Zoroastre. Cette doctrine s'opposait un système Chamanique en honneur chez les Asiatiques de source touranienne. Souvent, chez les Tchoukchis, dit le Dr Bogoraz, un jeune homme de 16 ans, sous l'influence d'un chaman, ou prêtre, quitte soudain son sexe, et se croit une femme. Il adopte un vêtement féminin, laisse pousser ses cheveux, s'adonne entièrement à des occupations de femme, il prend un mari et assume toutes les besognes qui incombent normalement à l'épouse. Ces changements de sexe sont encouragés par les chamans. Souvent ils vont de pair avec la perspective de devenir chaman ; en fait la plupart des chamans l'ont accomplie en leur temps. Aussi le changement de sexe apparaissait-il comme une invention diabolique à l'adorateur de Mazda.
On voit que c'est à tort que beaucoup d'historiens et de philosophes rendent l'Eglise chrétienne responsable de l'orientation monosexualiste de la morale sexuelle. Nietzsche, lui aussi, est tombé dans cette erreur. En réalité cette nouvelle orientation sexuelle a débuté avec la doctrine Zoroastrique. Comme l'a dit Wilhelm Stekel, « en même temps que le monothéisme, le monosexualisme a fait son apparition ». On pourrait rapprocher cette idée d'une théorie de Renouvier : sous l'influence de son ami, Louis Ménard, celui-ci avait conçu qu'une religion polythéiste convient mieux à la démocratie qu'une religion monothéiste qui s'accorde plus facilement avec le respect pour les rois.
La lutte contre l'homosexualité devient très sévère avec le judaïsme. Elle est due, en grande partie, à la haine des Hébreux de tout culte étranger. Suivant la Genèse, l'homosexualité était le péché des peuples qui n'étaient pas le peuple de Dieu. Le lévitique écrit : « Si un homme couche avec un homme comme on fait avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable, ils seront punis de mort » (chap. XX, 13). Il prévoit d'ailleurs la même peine pour la femme adultère et son complice pour le mariage simultané avec une femme et sa fille (10, 14).
Mais il convient d'ouvrir ici une parenthèse. C'est dans la Genèse que se trouvent les épisodes de Sodome (chap. XIX) et d'Onan, qui a donné son nom à l'onanisme (chap. XXXVIII). C'est le lévitique, qui est presque exclusivement occupé à reproduire les règlements culturels dictés par Dieu à Moïse. La Genèse, le Lévitique, avec l'Exode, les Nombres et le Deutéronome constituent les cinq livres, censés écrits par Moïse sous l'inspiration divine, et dont l'ensemble est appelé : Pentateuque.
Or la critique moderne, pour l'étude de la législation et des récits historiques du Pentateuque a montré que les ouvrages qui le constituent sont l'œuvre d'une équipe de faussaires (Amos (vers 780 av. J.-C.) et Jérémie (vers 606 av. J.-C.) ne connaissaient pas la législation des sacrifices promulguée dans le lévitique (censé écrit vers 1640 avant J.-C.). Le Deutéronome est de beaucoup postérieur à Moïse, car, il prescrit une centralisation du culte, qui était encore inconnue à l'époque d'Elisée et d'Elfe, c'est-à-dire aux environs de 850 av. J.-C. Il a fait son apparition 800 ans après Moïse. Impostures, par conséquent, toutes ces prescriptions rituelles qu'Iahvé, au dire du Lévitique, a dictées à Moïse. Les documents rassemblés dans le Pentateuque sont divergents et les raccords destinés çà et là à dissimuler les divergences sont, comme le dit un des plus récents et des mieux informés historiens des dogmes, « des expédients artificiels inventés par le compilateur... Moïse, qui a beaucoup agi, n'a rien écrit, pas même le décalogue ». (Abbé Joseph Turmel, La Bible Expliquée, Ed. De l'Idée Libre). Le Pentateuque n'a pas été écrit par Moïse sous l'inspiration divine. Il est l'œuvre d'un compilateur, le Rédacteur définitif, qui, aux environs de 444, composa l'écrit sacerdotal. « L'allégation consignée dans les livres dit mosaïques est une imposture », écrit l'abbé Joseph Turmel. Or toute la législation européenne anti-homosexuelle, du Moyen-Age à nos jours, repose sur cette imposture Elle n'a rien à voir avec l'idéalisme évangélique.
« Nous ne disons pas qu'aucun rite n'existait à l'époque de Jérémie ou d'Amos, écrit encore Turmel. Plusieurs pouvaient exister et même existaient certainement avant David, avant les Juges. Ils existaient à l'état de coutumes immémoriales, mais ils n'étaient pas considérés comme des ordres dictés par Iahvé à Moïse. » C'est cette différence que j'ai tenu à souligner.
Le Lévitique représente les « abominations » des Chananéens comme la raison principale de leur atroce extermination : « Vous ne suivrez pas les usages des nations que je vais chasser de devant vous... » (chap. XX, 23). C'est que la Sodomie était un élément de la religion des Chananéens. « A côté des Kadeshoth, ou prostituées, il y avait les Kadeshim, ou prostitués, attachés aux temples, dit Westermarck. Le mot Kadesh, traduit par Sodomite, signifie proprement un homme consacré à une divinité ; et il semble qu'il y ait eu de tels hommes consacrés à la mère des dieux, la fameuse déesse Syrienne, dont ils étaient considérés comme les prêtres ou les dévots. Sans doute la condition de ces hommes à l'égard de cette déesse, ou d'autres, était-elle analogue à celle qu'occupaient autour de certains dieux, des femmes adoratrices, puis courtisanes ; et les actes de sodomie accomplis à l'intérieur des temples sur ces prostitués ont peut-être pour objet, comme les rapports avec les prêtresses, le transfert de bénédictions aux fidèles. Les Marocains attendent des avantages surnaturels de leurs rapports non seulement hétérosexuels, mais aussi : homosexuels avec les personnages sacrés. Pour Rosenbaum, les prêtres eunuques de l'Artémis d'Ephèse et ceux de la Cybèle phrygienne étaient aussi des sodomites. On parle souvent des Kedeshim dans l'Ancien Testament, surtout à l'époque de la monarchie, ou des rites d'origine étrangère pénétrèrent tant en Israël qu'en Juda. Et il est naturel que l'adorateur de Iahvé ait regardé ces pratiques avec la plus extrême horreur parce qu'elles faisaient partie d'un culte idolâtre. » De là ces anathèmes, ces fables terrifiantes, auxquels l'équipe de faussaires qui a rédigé le Pentateuque n'a pas hésité à donner le poids de l'autorité de Moïse, inspiré par Iahvé lui-même.
L'idée que l'homosexualité était une forme du sacrilège fut renforcée chez les chrétiens par la naturelle bisexualité des gentils. Au Moyen-Age on accusait régulièrement les hérétiques de Sodomie. Le même mot désignait sodomie et hérésie. Le mot « hérite », ancienne forme de « hérétique » est employé dans le sens de sodomite dans la « Coutume de Touraine-Anjou « (Littré). Le mot bougre (du latin bulgarus, Bulgare) désigne primitivement le nom d'une secte hérétique venue de Bulgarie au XIe siècle et devient synonyme de Sodomite. A maintes reprises, les lois du Moyen-Age nomment ensemble sodomie et hérésie, et leur réservent les mêmes châtiments. L'homosexualité était un délit religieux de premier ordre, un « crime de Majesté, vers le Roy céleste ».
« Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un Etat que quand elles y trouvent des matières combustibles », remarque justement Voltaire. Quelles matières combustibles ont donc pu trouver les foudres lancées par les religions zoroastrique, hébraïque et chrétienne contre l'amour homosexuel ? C'est ce qu'il nous fait examiner maintenant.
Tout d'abord les religions représentent la résultante de nécessités sociales. Aristote considère, dans sa Politique, que les Doriens cherchaient à réduire l'augmentation de la population en favorisant l'amour homosexuel et la mise des femmes à l'écart de la société. Chez les anciens Hébreux, d'autres raisons sociales ont amené à combattre ce penchant. La progéniture, la reproduction, la grande famille, étaient alors des nécessités auxquelles les instincts devaient se soumettre. Actuellement il y a tous les ans dans le monde un excédent de 40 millions de naissances. Devons-nous en rester au point de vue de l'Ancien Testament de la fécondité à tout prix ?
Selon Havelock Ellis, l'homosexualité fut interdite ou permise selon qu'il y avait insuffisance ou excès de population. Il pense qu'il existe un certain rapport entre la réaction sociale contre l'homosexualité et celle contre l'infanticide : « Là où l'un jouit de l'indulgence et de la faveur, l'autre en jouit également ; là où l'un est honni, l'autre l'est aussi en général. » Cependant divers faits sont en désaccord avec cette opinion. Les anciens Arabes pratiquaient l'infanticide, mais non l'homosexualité ; et le cas est exactement inverse chez les Arabes modernes. Chez les Juifs, il est exact que l'accroissement de la population est un besoin social très vif. Pourtant si fortement qu'ils condamnassent le célibat, ils ne le mettaient pas sur le même pied que la Sodomie. Quant aux premiers chrétiens, s'ils voyaient dans l'infanticide et la pédérastie deux péchés également odieux, ce n'étaient assurément pas qu'ils souhaitassent l'accroissement de la population, puisqu'ils glorifiaient le célibat.
Wilhelm Stekel remarque que l'homosexualité féminine se développe parallèlement à l'homosexualité masculine, mais est beaucoup moins sévèrement interdite, parfois même tolérée par prétérition. L'Autriche est le seul pays qui punit comme impudicité les relations sexuelles entre femmes. Il rapproche ce fait du problème de la reproduction dans lequel l'homme entre plus en considération que la femme : le sperme, matière précieuse avec lequel un homme peut féconder plusieurs femmes, ne doit pas être dilapidé sans utilité.
Westermarck pense que le blâme dont l'homosexualité est l'objet est dû, en premier lieu, au dégoût éprouvé par l'hétérosexuel à l'égard de l'acte homosexuel. Cette tendance correspond à la répugnance instinctive si fréquente chez les invertis congénitaux, dit Westermarck, pour les relations sexuelles avec des femmes. Dans une société où la grande majorité des gens éprouvent des désirs hétérosexuels, l'aversion pour l'homosexualité se trouve aisément en blâme moral, et trouve une expression durable dans la coutume, la loi ou les principes religieux. Il convient de rappeler que le dégoût éprouvé par l'hétérosexuel à l'égard de l'acte homosexuel est une réaction parapathique. Le dégoût n'est qu'un désir associé au négativisme. Celui qui l'éprouve manifeste une position négativiste accompagnée d'affect. En effet tout être humain présente primitivement des dispositions bisexuelles. Les Grecs ont officiellement admis cette bisexualité et ils ont accompli des merveilles au point de vue culturel et éthique. L'homme moderne, qui porte en lui les instincts bisexuels des temps archaïques, est au contraire mis en demeure de sacrifier une partie de sa personnalité. Il en résulte ces deux types parapathiques : l'homosexuel qui n'arrive pas à sublimer complètement son hétérosexualité et qui a du dégoût pour la femme, et l'hétérosexuel chez lequel l'homosexualité refoulée et non maîtrisée provoque cette réaction parapathique de défense qu'est le dégoût et la haine de l'homosexuel.
Concluons. Parce qu'elles associent intimement amour homosexuel et hérésie, trois religions ont assigné à cet amour une culpabilité sans mesure : les religions zoroastrique, hébraïque et chrétienne. L'équipe de faussaire qui a rédigé le Pentateuque n'a pas hésité à attribuer à Moïse, inspiré par Iahvé, des interdictions qui n'existaient qu'à l'état de coutumes immémoriales. Ces excommunications ont eu un retentissement d'autant plus durable que la fécondité à tout prix était un besoin social chez les Hébreux, et que le renoncement à la bisexualité provoquait chez la majorité sexuelle une tendance parapathique à brimer et à haïr la minorité. C'est à Edward Westermarck, professeur de sociologie à l'Université de Londres et à l'Académie d'Abo, que j'emprunterai cette conclusion très belle et très mesurée : « Aussi, fort naturellement, écrit-il, la loi et l'opinion publique se montrent-elles d'autant plus indulgentes à l'égard de l'homosexualité qu'elles sont plus émancipées des doctrines théologiques. Et les clartés nouvelles qu'a commencé de projeter, dans le domaine obscur de l'homosexualité, l'étude scientifique de l'impulsion sexuelle, influeront nécessairement sur les idées morales qui s'y rapportent, attendu qu'un juge perspicace, en présence d'un acte à juger, ne saurait manquer de tenir compte de la pression exercée sur la volonté de l'agent par un puissant désir d'ordre non volitif. »
Arcadie n°37, Serge Talbot (Paul Hillairet), janvier 1957