L'homophilie chez les Incas
Dans son Essai de méthodologie pour l'étude des aspects homosexuels de l'Histoire (Arcadie, n°133, janvier 1965) Marc Daniel écrivait : « Ceux d'entre nous qui ont tenté de pousser leurs recherches vers l'Empire des Incas connaissent bien ces silences irritants de trop nombreux chroniqueurs espagnols de la Conquista ».
C'était là appeler, sinon la contradiction, du moins le complément d'information. Un de nos lecteurs espagnols s'est empressé de signaler à Marc Daniel de nombreuses références dans les chroniqueurs, précisément, de la Conquête de l'Amérique, qui ne laissent aucun doute sur la diffusion de l'homosexualité, et notamment de l'homosexualité rituelle chez les Incas. Il n'est que juste de mettre le dossier sous les yeux des lecteurs d'Arcadie.
Lettre de Hernan Cortès à l'empereur Charles-Quint, 10 juillet 1519 : « Nous savons et avons été informés en toute certitude que tous ces hommes sont sodomites et pratiquent cet abominable péché ».
Francisco Lopez de Gourara (XVIe siècle) parlant de l'île d'Hispaniola (Saint-Domingue) : « Ils s'unissent facilement aux femmes, bien qu'ils soient grandement sodomites ».
Du même chroniqueur, à propos de la Floride : « On voit des hommes épouser d'autres hommes impuissants et châtrés... Ce sont de grandissimes débauchés, et ils ont publiquement des bordels d'hommes, où la nuit se retrouvent mille d'entre eux ou davantage, selon les villages ».
A propos de ces bordels d'hommes l'explorateur et conquérant Nuñez de Balboa écrit : « Ils ont des bordels publics de femmes, et aussi d'hommes qui s'habillent et servent comme des femmes ».
Le fameux chroniqueur Bernal Diaz de Castillo : « Les Indiens commettaient la sodomie les uns avec les autres ». Parlant des prêtres indiens : « Ils n'avaient pas de femmes, mais pratiquaient la sodomie maudite ».
Pedro de Cieza, autre chroniqueur : « La plupart d'entre eux commettaient publiquement et ouvertement le péché abominable de sodomie ».
La répression de ces mœurs, après la Conquête espagnole, fut terrible : « Balboa fit saisir cinquante sodomites qui furent trouvés là, et les fit aussitôt brûler vifs... Et quand cette justice fut connue dans le pays on lui amena beaucoup d'autres sodomites pour qu'il les mette à mort ». D'autres chefs espagnols préféraient faire dévorer vivants les sodomites par leurs chiens : on peut en voir une image assez atroce, au tome IV du récent Grand Larousse Encyclopédique, p. 501, au mot Empire colonial espagnol.
Pour terminer, nous citerons le texte intégral du chapitre LXIIV de la fameuse Cronica del Peru de Cieza de Léon, dédiée au fils de Charles-Quint, le futur Philippe II :
« Dans la première partie de cette chronique, j'ai décrit de nombreuses coutumes et usages de ces Indiens, tant de ce que j'ai moi-même constaté parmi eux que de ce que j'ai entendu dire à des religieux et à des personnes de haute qualité lesquelles, à mon avis, ne s'éloigneraient pour rien au monde de la vérité de ce qu'elles savent et connaissent, car il est juste que nous, qui sommes chrétiens, ayons quelque curiosité, afin que, connaissant et comprenant les mauvaises coutumes de ces peuples, nous puissions les y arracher et leur faire comprendre le chemin de la vérité, pour leur salut éternel.
Pour parler ici d'une grande malédiction du diable, il faut dire que, dans certaines parties du grand royaume de Pérou, à savoir certains cantons autour de Puerto Viejo et l'île de Purra et non ailleurs se commettait le péché abominable. Je pense que la raison en est que les seigneurs Incas étaient exempts de ce vice, et aussi les autres seigneurs du pays. Dans le district de Popoyan non plus, on ne commettait pas ce péché, et le diable devait se contenter de les voir se manger les uns les autres et se conduire cruellement entre pères et fils. Mais dans d'autres régions, pour que le diable les tînt plus étroitement dans les liens de la damnation, je sais avec certitude que, dans les oratoires et temples où se rendaient leurs oracles, leurs prêtres faisaient croire qu'il était nécessaire pour le culte des idoles que des jeunes gens fussent élevés dans leurs temples depuis leur enfance, afin que, le jour venu au moment des sacrifices et fêtes solennelles, les seigneurs et les grands du royaume commissent avec eux le maudit péché de sodomie.
Et pour que mes lecteurs comprennent comment se conservait entre eux cette diabolique sainteté, je relaterai ce qu'on me raconta à ce sujet, dans la ville des Rois [Cuzco], le frère Dominique de Saint-Thomas :
Il est vrai que parmi les montagnards et paysans de ce pays le diable a introduit ce vice sous couvert de sainteté, de sorte que chaque temple ou lieu de culte principal possède un homme ou deux ou davantage, selon l'idole du lieu, lesquels sont vêtus en femmes depuis leur enfance et parlent de même, absolument semblables à des femmes par le costume, les manières et tout le reste. Avec ces hommes, les seigneurs et les grands s'accouplent charnellement et honteusement aux grandes fêtes, comme par sainteté et religion. J'ai dû en punir deux : l'un était un Indien de la montagne, qui vivait à cet effet dans un temple nommé Guaca, dans la province de los Concuchos, près de Guanaco ; l'auteur était de la province de Chines, tous deux appartenant donc à Sa Majesté [le roi d'Espagne]. Je leur ai représenté la gravité du péché qu'ils commettaient, mais ils m'ont répondu que ce n'étaient pas leur faute, car depuis leur enfance leurs caciques les avaient mis là pour pratiquer avec eux ce vice maudit et abominable, et pour faire d'eux des prêtres et des gardiens des temples des Indiens. De sorte que j'ai appris ici que le diable de ce pays est si habile que, non content de faire tomber les hommes dans un péché si énorme, il leur a laissé croire que c'était une espèce de sainteté et de religion ».
Quant aux résultats de la répression espagnole, ce même Cieza de Léon ne se faisait pas trop d'illusion (chap. XLIX) :
« Le capitaine Pacheco et le capitaine Olmos châtièrent ceux qui commettaient ledit péché, et les corrigèrent de telle façon que maintenant, on ne le pratique presque plus. Il est vrai que la foi s'imprime plus aisément dans les jeunes que dans la plupart des vieux : ce qui fait que, vieillis dans leurs vices, ils ne cessent pas de commettre leurs anciens péchés en secret et sans que les chrétiens puissent les comprendre ».
Arcadie n°146, article non signé, février 1966