L'homosexualité par Michel Serres
Comme beaucoup d'autres espèces, les singes bonobos s'adonnent à des pratiques homosexuelles. Que penser de ce parallélisme avec les mœurs humaines ? Changeons d'animal : à peine sorti de l'œuf, l'oisillon suit le premier venu qu'il prend pour sa mère. Il le suivra toute sa vie. Konrad Lorenz appela ce phénomène l'empreinte. À supposer que le nouveau-né rencontre au premier jour une autre oie du même sexe, celle-là l'imprégnera ; il l'accompagnera donc et ils nicheront ensemble au moment venu. Certes, ils ou elles ne pondront pas. Mais si l'on pose dans le nid quelques œufs, elles ou ils les couveront, puis élèveront les oisillons jusqu'à l'âge de l'envol, comme un couple hétérosexuel. Nous agitons aujourd'hui, dans nos droits privés, des questions parallèles concernant les homophiles. Dans cet exemple, une expérience allant jusqu'à la fabrication montre en action le programme animal, quoiqu'il s'agisse de son complémentaire, l'apprentissage : l'empreinte n'émane pas du génome, mais les oisillons l'acquièrent. Nous faisons rencontrer un mâle au mâle nouveau-né ou une femelle à une femelle et posons des œufs dans le nid ; de ces expérimentations s'ensuivent des conduites prévisibles, ce que je viens de nommer fabrication. L'apprentissage suit une chaîne de causes et d'effets.
Or non seulement nous ne fabriquons pas d'humains homosexuels – comment ferions-nous ? –, mais nous ne savons même pas choisir entre la nature, la culture, la famille et la biographie, pour expliquer leur conduite. Elle concerne aussi la déprogrammation humaine. Et l'imprévisible, soudain, apparaît : un enfant élevé par un couple homosexuel ne le devient pas forcément ; un autre, grandi dans un entourage hétérosexuel, devient homosexuel. Certes, comme tous les vivants, tel ou telle subit conditions et contraintes, mais, en définitive, elle ou il choisit. Derrière le parallèle apparent, la bifurcation se révèle : il s'agit de contingence, il s'agit de décision et donc de liberté. Cet exemple décide vraiment : le parallélisme des conduites entre les vivants permet de préciser le point de la bifurcation humaine, moins visible dans l'hétérosexualité, statistiquement plus fréquente.
Michel Serres
in En Amour sommes-nous des bêtes ?, Le Pommier/Les Petites Pommes du Savoir, 2002, ISBN : 2746500582, pp. 34/35