L'homosexuel vu par quelques auteurs dramatiques par Roger Gellert
Qu'est-ce qu'une « pièce à thèse » ? Le concept se dissout à l'analyse, mais je crois que ce que la plupart d'entre nous entendent par là est une pièce, sincère bien que mineure, dont le ressort principal est constitué par une question actuelle et, si possible, plutôt clinique. Le potentiel dramatique évident du problème homosexuel a tenté de nombreux écrivains ; certains l'ont utilisé avec force et pénétration, d'autres ne l'ont considéré que comme un « truc » à la mode, à peu près de la même façon que les écrivains de l'Ecole de Manchester, au début du siècle, recouraient au socialisme pour se donner un air « moderne ».
Si l'on nous demandait d'énumérer les caractéristiques essentielles de la plupart des homosexuels que nous connaissons, nous pourrions répondre, me semble-t-il, qu'ils ont tendance à être plus spirituels, plus francs et plus audacieux que les autres gens, et aussi – peut-être à cause des pressions sociales – plus « coureurs » et plus instables. En dépit de la hideuse loi qui les persécute dans certains pays, seule une minorité d'entre eux sont des êtres affolés, terrorisés ou tourmentés. Pourquoi, dans ces conditions, cette minorité a-t-elle la part du lion dans l'attention du public ? Pourquoi tant d'auteurs dramatiques sont-ils décidés à traiter ce sujet sous l'aspect social et tragique, et non sous l'aspect personnel et comique (qu'il revêt si souvent dans la réalité) ?
Je pense que c'est là un reflet assez exact de notre connaissance imparfaite du problème. Beaucoup de gens très compatissants et très humains éprouvent de la sympathie pour les homosexuels, comme ils en éprouveraient pour n'importe quel malade ou n'importe quelle minorité opprimée. Ils ne comprennent pas forcément grand-chose à l'objet de cette sympathie, ni à ses raisons. La pièce récente de Joan Henry, Vue sur les Tempêtes (Look on Tempests), qui est à d'autres égards un exemple assez typique du théâtre pour public du dimanche après-midi, illustre bien cette limitation. Son héroïne, Rose, est la femme d'un homme qui passe en jugement sous l'accusation de relations contre nature avec un jeune Italien. Le conflit est entre Rose et sa belle-mère, Mrs. Vincent, qui nie purement et simplement la possibilité que son fils soit pédéraste. Rose, elle, sait qu'il l'est, et elle ne le lui reproche pas. Le pauvre Philippe a toujours eu cette « faiblesse », ces « tendances », et elle lui restera loyale jusqu'au bout. Mais il y a des limites à cette compassion : « Je ne veux pas dire que je pourrais vivre avec un homme qui racolerait d'autres hommes au coin des rues ou qui aurait des vues sur les enfants. Ce serait trop horrible, trop sale. Philippe est trop imaginatif, trop délicat pour commettre rien de semblable. » Ainsi sont précisées les limites de cette école de pensée compatissante libérale : il est excellent de visiter les hôpitaux quand les malades sont faibles et bien lavés ; mais s'il est le moins du monde question de « saleté », il y a toutes les chances pour que Rose rejoigne le camp de Mrs. Vincent.
Le théâtre est un merveilleux reflet de l'opinion courante sur n'importe quel sujet, car les pièces sont taillées, au moins en partie, aux mesures de ce que le public peut porter. L'homosexualité n'était pas un sujet tragique pour le théâtre grec parce qu'elle n'était pas un sujet tragique dans la vie privée des Grecs. Sans doute la comédie grecque fait une place à l'homosexualité parmi ses préoccupations les plus terre-à-terre, et les homosexuels efféminés y sont souvent moqués ; mais l'homosexualité courante était absolument acceptée dans la vie quotidienne. On admettait, en fait, que la plupart des hommes (sinon des femmes) avaient eu une expérience homosexuelle à un moment quelconque de leur existence, et que la question de savoir si leur vie émotionnelle (mise à part la procréation) était centrée sur leur propre sexe ou sur le sexe opposé était pure affaire de tempérament individuel. En conséquence, l'idée qu'on pût corrompre les enfants – c'est-à-dire les faire dévier vers une forme de vie contre-nature et maudite – était impensable.
Cela semble s'accorder à merveille avec l'opinion actuelle des psychologues et des anthropologues, selon lesquels l'homosexualité n'est qu'une petite, mais inévitable partie de la nature humaine (et animale), traditionnellement condamnée jadis dans plusieurs régions du monde pour des raisons de sécurité démographique ou de religion désormais périmées, et qui par conséquent ne heurte plus aujourd'hui que notre conception étroite de « ce qui ne se fait pas ». Nous essayons de la supprimer en « dressant » les enfants à l'hétérosexualité exclusive, comme on dresse les petits chiens à bien se tenir au salon. C'est seulement lorsqu'un obstacle se met en travers de la ligne naturelle du sexe, que l'élément homosexuel réussit à percer et à reprendre le dessus : de sorte que ce qui est « anormal » chez les homosexuels, ce n'est pas qu'ils soient conscients de leur homosexualité, mais au contraire qu'ils soient hétérosexuellement estropiés.
Quoi qu'il en soit, l'homosexualité n'était pas un sujet littéraire pour les Grecs – pas plus, soit dit en passant, qu'en Orient. Pour l'Oriental ce n'était qu'un aspect du comportement humain – petit et sans importance – à juger seulement d'après ses mérites. L'attitude la plus aimablement relâchée sur ce point est celle d'un Lord Chesterfield du XIe siècle, le prince guerrier iranien Kai Ka'us Ibn Iskandar, dans son Miroir des Princes. Il recommande à son fils le changement : « Qu'en été tes désirs se portent vers les jeunes gens, et en hiver vers les femmes. Mais », se hâte-t-il de conclure, « il n'est pas convenable de trop s'étendre sur un tel sujet, de peur de provoquer le désir ».
En Occident, les choses ne sont pas si simples. La mortelle combinaison du judaïsme et du christianisme a profondément dénaturé les âmes ; elle a transformé l'homosexualité en une « abomination », en un crime inspiré par l'enfer et voué à l'enfer. Mais, dans les milieux blasés des Cours, on la considérait plus légèrement comme une forme plutôt amusante de décadence : seuls quelques barons féodaux, dans des élans de rébellion rhétorique, faisaient claquer leur fouet et criaient à l'abomination.
Le drame élisabéthain se situe à ce stade d'attitudes contradictoires et d'ignorance sur le plan scientifique. Marlowe, bien qu'il soit lui-même intéressé au problème, ne plaide pas la cause des homosexuels. Il nous invite à souffrir avec Edouard II (1) comme avec n'importe quel homme luttant pour son amour, mais à aucun moment il ne nous dissimule la ruineuse frivolité du comportement politique d'Edouard, ni la façon cruelle dont il se conduisit vis-à-vis de sa femme.
Quant à Shakespeare, bisexuel sans complications, il plaide encore moins. Les comtes méprisent Richard II, mais Richard est un héros à peine moins pleutre que l'Edouard II de Marlowe. Personne ne méprise Achille pour son homosexualité, et si l'on ricane devant Patrocle, c'est en le traitant d'efféminé, d' « œuf de coucou » et de « prostitué ». Mais si Shakespeare avait voulu écrire un traité sur l'ambivalence sexuelle, il aurait difficilement pu faire mieux que La Nuit des Rois, ce miracle de compréhension du monde de la passion. Le duc Orsino, après avoir brûlé de désir pour Olivia tout au long de la pièce, est capable, au moment du coup de théâtre final, de transférer son amour sur-le-champ à Viola qu'il a toujours considérée jusqu'alors comme un garçon ; Olivia, contrariée dans sa folle passion pour Viola (qu'elle croit être Cesario), se contente en définitive allégrement de son frère jumeau ; l'honnête Antonio lui-même est visiblement épris de Sébastien. Et si on se rappelle qu'au Globe (2) les rôles de filles étaient joués par des garçons, il en résulte que Cesario ne soupirait que trop étrangement pour Orsino, et que la passion d'Olivia pour Viola n'était pas plus hétérosexuelle en réalité qu'en apparence. Tout cela est brillamment ambigu, déroutant, kaléidoscopique, et laisse Pirandello s'essouffler à la traîne.
Dans les comédies de l'époque de la Restauration (3), tout est si tarabiscoté qu'on à peine à distinguer un chat de son ombre, mais ce qui est certain c'est qu'on n'y trouve que le minimum de commentaire moralisateur sur les déviations sexuelles. Il est difficile d'oublier la bizarre figure du vieux Coupler criant : « Mon doux jeune chien ! viens, que je mette ma main dans ton giron ›, et on imagine facilement combien la pièce de Wycherley, La campagnarde aurait pu être plus drôle si Horney y jouait le rôle d'un homosexuel plutôt que d'un impuissant. Mais ce qui importe c'est que les auteurs dramatiques de la Restauration ont mis en scène les homosexuels sous forme de divertissements grotesques, sans se préoccuper beaucoup de les corriger en se moquant d'eux.
Puis, après un grand hiatus de deux siècles de silence sur le sujet, nous en arrivons au grand dégel de notre époque et à la première pièce anglaise qui ait fait sensation en présentant un protagoniste homosexuel, Le Laurier vert (The Green Bay Tree) de Mordaunt Shairp (1933). C'est une pièce qu'il est assez difficile de prendre au sérieux. M. Dulcimer (le nom seul suffit à indiquer le caractère irréel du personnage) n'est rien autre qu'un monstre théâtral, une cage dorée d'où il faut s'échapper, avec son esthétisme exacerbé (« Je pense que j'aurai des coussins améthyste cette année ») et son emprise tyrannique sur le jeune Julien, né David Owen, qu'il a entendu chanter à l'âge de onze ans aux Jeux d'Eisteddfod (4) et qu'il a acheté à son ivrogne de père de façon à pouvoir faire de lui un second Dulcimer. C'est une imitation caricaturale du « décadent pervers » cher à Oscar Wilde, pour qui l'homosexualité est un super-raffinement malsain, la dernière titillation d'une sensualité épuisée. Mais – inutile de le dire – le problème sexuel n'est à aucun moment posé franchement. Même Leonora Yale, la jeune vétérinaire distinguée qui essaie de détourner Julian de l'esthétique au profit de la biologie canine, ne l'accuse pas de péchés innommables, mais lui demande simplement de se prendre en main et de cesser d'être un garçon entretenu pour devenir un homme. Quant à Dulcimer, la réplique où il approche le plus d'un credo est celle-ci : « Je ne l'ai pas adopté pour satisfaire ma conscience, si j'en ai une, ni pour lui donner ce qui était le meilleur pour lui. Mon but était de lui faire aimer ce qui était le meilleur pour moi, et de le rendre incapable de s'en passer... Je suis un matérialiste et je m'en fais gloire. » En bref, ce monstre est aussi irréel et aussi académique que la prose dont il use ; et quand le vieux papa gallois et méthodiste de Julian lui arrache finalement son revolver exquisément ciselé et le tue comme une vermine qu'il est, Dulcimer tombe sans bruit sur le sol et ne saigne, nous pouvons en être certains, qu'un peu d'encre de Chine. Assez bizarrement, Julien hérite de sa fortune et décide de continuer sa tradition, en rejetant Leonora vers ses chiens.
Le Laurier vert est une pièce superficielle, où le thème homosexuel n'est utilisé que pour un effet théâtral. Elle eut peu de successeurs jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, époque à laquelle un courant régulier de pièces homosexuelles commença à couler à travers le théâtre des pays occidentaux, jusqu'à devenir par la suite presque un torrent. Je n'essaierai pas de le parcourir en son entier. Mais, avant de nous y embarquer, je voudrais mentionner les pièces dans lesquelles une vérité homosexuelle a été transposée, à la façon de Proust, en une serai-vérité hétérosexuelle. Chacun de nous peut citer des pièces où nous soupçonnons – même si nous ne le savons pas avec certitude – que la charmante jeune fille qui joue au tennis est en réalité un jeune homme qui joue au cricket, et que la serveuse de bar sentimentale tient la place d'un marin un peu saoul. Ce peut être une simple commodité commerciale, ou une compréhensible timidité de la part de l'auteur.
Une des premières pièces d'après-guerre à intrigue ouvertement homosexuelle a été Barabbas de William-Douglas Home, drame qui se situe en prison, et où l'on voit le jeune héros poursuivi par les avances d'un ancien instituteur condamné pour ce-que-vous-savez. Cet homme, Medworth, est représenté comme un personnage triste et barbichu, armé d'une Bible d'où il tire des sermons persuasifs sur le thème de David et Jonathan. Il y a aussi une scène lourde de signification, dans laquelle il peigne les cheveux du jeune homme. Ce dernier montre de la gratitude pour l'intérêt et la sympathie que lui porte Medworth, mais les autres prisonniers le font renoncer à cette amitié à force de railleries. En définitive, il s'agit là d'un homosexuel bien misérable, bien inoffensif et bien peu susceptible de représenter un danger pour tout garçon ayant dépassé l'âge de la puberté.
Beaucoup de pièces célèbres, depuis lors, ont utilisé comme thème le soupçon d'homosexualité. Il vaut la peine de les noter ici brièvement, bien qu'elles n'appartiennent pas, à strictement parler, à notre sujet.
Ainsi, dans Vu du Pont d'Arthur Miller, le grand costaud Eddie, rendu fou de jalousie par le jeune Rodolfo, l'accuse d'être une tante et lui plante sur la bouche un baiser brutal pour le prouver, clamant ensuite qu'il ne s'est pas défendu (en fait il était bien trop écrasé pour pouvoir se défendre beaucoup !). Tout cela est très admissible dans le style du *théâtre brutal », mais il n'est pas question de véritable homosexualité dans la pièce.
De même, Sérieuse accusation, de Philip King, utilise une accusation d'homosexualité comme principal ressort de l'action : un jeune délinquant se venge d'un prêtre en l'accusant d'avoir voulu le violer, mais la pièce roule essentiellement sur la façon dont le prêtre s'y prend pour se disculper. L'Heure enfantine de Lilian Hellman est plus tragique : on y voit comment l'amitié de deux femmes, professeurs dans une école de filles, est détruite par une accusation de lesbianisme, et une des deux malheureuses se suicide. C'est une bonne pièce, et l'élément homosexuel y est un peu plus réel que dans Sérieuse accusation, car à la fin la survivante en vient à se demander si cette amitié n'était pas, en effet, plus que de l'amitié.
Quant à la pièce légèrement « sensationnelle » de Robert Anderson, Thé et Sympathie (5), qui se passe dans un collège de garçons américains, elle met en scène un garçon que ses camarades taxent d'effémination parce qu'il préfère la musique aux jeux de plein air et qu'il a été l'ami d'un « ancien » renvoyé pour une affaire de mœurs. Son professeur, qui est un bigot musclé, partage l'opinion générale, mais non sa femme, et c'est elle qui, dans une grande scène célèbre et artificielle, s'offre au garçon persécuté pour lui permettre de prouver sa virilité. Le rideau descend au milieu d'une vague, d'émotion provoquée par le tendre sacrifice de cette nouvelle Florence Nightingale. La pièce se situe à un niveau très superficiel, et une fois de plus l'élément réellement homosexuel fait défaut en ce qui concerne le garçon, bien qu'à vrai dire le professeur intolérant finisse par être lui-même accusé à son tour d'homosexualité.
Le pionnier, dans le domaine des pièces traitant de l'homosexualité « scolaire », fut Travers Otway, l'auteur des Années cachées (The Hidden Years). Dans cette pièce, écrite d'un point de vue qui pourrait être celui d'un professeur libéral, il était question d'une amitié entre un « grand » et un « petit », brisée par la tyrannie puritaine d'un proviseur plutôt que par les moqueries des autres élèves ; les deux garçons étaient simplement présentés comme les héros d'un amour contrarié, et n'allaient pas plus loin que de se tenir par la main et de se réciter un peu de poésie. Tout cela était extrêmement chaste, et je ne sais pas ce que Mr. Otway aurait pensé, quelques années plus tard, de ma propre pièce Curieux Honneur (6), où la lecture de Shakespeare sert, sans équivoque, de prélude aux jeux les moins innocents. Mais, bien qu'il soit plein de comportements homosexuels, Curieux Honneur n'a nullement la prétention d'être une pièce « sur l'homosexualité » ; ce que j'ai eu soin d'y exprimer le plus clairement possible, c'est que n'importe quel garçon en bonne santé est fatalement amené à l'homosexualité si on l'enferme avec d'autres garçons, à un âge où la sexualité est très vigoureuse. De sorte qu'en définitive, les pièces dont l'action se passe dans les collèges ne concernent pas davantage notre sujet que les pièces sur la «fausse homosexualité ».
Que nous reste-t-il donc après enquête ?
D'abord, quelques pièces tristes, sentimentales et dignes, qu'il n'y a pas lieu d'énumérer ici, et qui surgissent à intervalles réguliers, œuvres d'apologistes bien intentionnés, mais dépourvus de la vitalité qui seule pourrait les élever au-dessus des « pièces à thèse ».
Plus intéressantes et plus significatives sont les timides incursions de l'homosexualité dans le « West End commercial ». On l'a vue lever la tête un instant, par exemple, à la fin d'Exercice sur cinq doigts (Fine Finger Exorcise), de Peter Shaffer, où la mère, dans un élan de furie vengeresse, accuse son fils d'éprouver une passion homosexuelle pour le jeune précepteur allemand dont elle est elle-même entichée. En réalité, l'affection du fils pour le précepteur était évidente, mais rien ne permettait de dire si elle était de nature sexuelle ou non ; le garçon, il est vrai, n'éprouvait aucun intérêt pour les filles, mais on a l'impression que cette accusation lancée par la mère a surtout pour but de permettre quelques dernières répliques à effet avant la chute du rideau.
Le monde de Tennessee Williams, grouillant de toutes les passions avouées ou secrètes, devrait être, semble-t-il, un bouillon de culture idéal pour l'homosexualité ; pourtant la récolte est maigre. Dans Un Tramway nommé Désir, il n'y a guère qu'un flashback sur le mariage de Blanche. De même dans Camino Real, la scène « baron de Charles » est marginale. Puis vient, dans Une chose inavouée, le troublant petit dialogue entre la formidable Cornelia Scott et sa petite compagne timide, Grace Lancaster : lorsque Cornelia échoue dans son ambition d'être élue Présidente des « Confederate Daughters », ses relations avec Grace en arrivent au point de rupture. « Je sens qu'il y a entre nous une chose inavouée qu'il faut finir par dire. Pourquoi me regardez-vous ainsi ?» « Comment est-ce que je vous regarde ? » « Avec une véritable terreur ! » « Cornelia ! » Grace ne peut pas dire, et ne dira pas, la chose inavouée, mais elle verra avec une apparence de satisfaction la défaite de Cornelia : le sujet est esquissé en teintes douces, mais il est au centre du drame. Dans Soudain l'été dernier, au contraire, il est à nouveau traité en couleurs vives mais reste marginal : c'est le hideux mystère de ce qui s'est passé dans le bûcher, le fait dramatique auquel il est fait allusion et devant lequel on bronche et qui ne sera finalement révélé que dans la dernière scène, la mort de Sebastian Venable déchiré et mutilé par les garçons affamés qu'il poursuivait de ses désirs ; ce qui, tout compte fait, n'est que du Grand-Guignol maladif. La seule pièce dans laquelle Tennessee Williams soit réellement aux prises avec un personnage homosexuel est La chatte sur un toit brûlant, où Bricks, l'ancien chroniqueur sportif alcoolique, ne boit, de toute évidence, que pour oublier ce qui ne va pas dans son ménage. Il ne couche plus depuis longtemps avec sa femme Maggie, et dans la scène centrale son père va jusqu'au cœur du problème en demandant à Bricks pourquoi il se saoule. « Pour tuer mon dégoût », répond Bricks ; dégoût du « mensonge », des tromperies et des faux-semblants. Mais le père insiste : « Tu t'es mis à boire quand ton ami Skipper est mort. » Bricks réagit avec une indignation terrifiée et éclate en cris hystériques : « Alors tu crois ça aussi ? Tu crois ça aussi ? Tu crois que Skipper et moi on a, on a, on a couché ensemble ? Et, comme son père essaie vainement de le calmer : « Tu me dégoûtes ! Parler si légèrement ! d'une chose comme ça... — Tu ne sais donc pas ce que les gens pensent de ça ? Combien ils sont dégoûtés par ça ? » Et il continue : « Pourquoi une amitié, une vraie, vraie, profonde, profonde amitié entre deux hommes ne peut-elle pas être respectée comme quelque chose de propre et de décent sans être traité de… » « Mais si, mais si, pour l'amour du Ciel ! » « — de tantouze-rie... ! » Puis vient la réplique commerciale : « Skipper et moi, c'était une chose propre, une chose vraie entre nous !... Normale ? Non ! c'était trop rare pour être normal... » C'est du bon théâtre (si on arrive à se dépêtrer de l'excentrique ponctuation) et, comme l'observe assez verbeusement Williams dans une indication scénique, « nous mesurons, dans l'hystérie de Bricks, à quel point il a été marqué par les préjugés conventionnels du milieu où il avait reçu ses précoces lauriers ». L'auto-illusion de Bricks est plus grotesque que les mensonges de son père.
Dans le théâtre français moderne, l'œuvre de Jean Genet, le « saint Genet » de Sartre, pédéraste et repris de justice, est étonnamment peu éclairante. Bien qu'il y ait bon nombre d'implications lesbiennes dans Les Bonnes, le thème en est la relation maître-serviteur et la nature des apparences. Le Balcon met en scène presque toutes les variétés sexuelles à l'exception de l'homosexualité, et s'il est vrai que l'obsession personnelle de Genet est au centre de Haute-Surveillance, qui se passe en prison, il faut reconnaître que c'est une pièce morne et terne, pâle reflet de ses remarquables livres.
André Roussin, dans Les Œufs de l'autruche, a décrit, dans une scène charmante, un père bourgeois découvrant que son fils est homosexuel ; à Londres, la version édulcorée de cette pièce, intitulée Hippo Dancing, était beaucoup moins drôle que l'original.
Une des plus belles pièces françaises bâties sur un thème homosexuel est Sud, de Julien Green. C'est une œuvre riche d'atmosphère, lourde de signification, d'un style parfois un peu trop monumental pour mon goût, mais puissante, énergique et mordante. Le héros tragique, Jan Wiczewski, consumé d'un amour soudain pour le jeune officier sudiste MacClure à la veille de la Guerre de Sécession, est l' « étranger » par excellence : polonais, nordiste et homosexuel. Regina, la seule autre Nordiste de cette maison sudiste, aime Wiczewski, mais quelque chose en lui la repousse. Jusqu'à quel point Wiczewski est lui-même conscient de sa différence d'avec les autres hommes, jusqu'à l'arrivée de MacClure, l'ange de la pureté et de la colère ? Ce n'est pas du tout clair. A partir de ce moment il est condamné ; MacClure le fascine ; il se sent obligé de parler de lui, sous des prétextes détournés, avec des filles ; au cours d'une longue et trouble conversation avec le jeune Jimmy, il va même jusqu'à avouer sa passion sans espoir, mais, encore une fois, de façon si oblique que le garçon pense qu'il s'agit de sa sœur. Il est évident, dès lors, que Wiczewski est attiré irrésistiblement vers sa propre ruine ; dans la scène centrale du drame, il essaie de se déclarer à MacClure, mais le fait en termes si voilés et si vagues que MacClure, à son tour, se trompe sur le sens de sa confession et croit que Wiczewski hésite entre le Nord et le Sud dans le conflit qui vient. « Si je ne sentais que vous êtes troublé, malheureux peut-être », dit-il au Polonais, « j'aurais quitté cette pièce, car presque rien de ce que vous me dites depuis un moment ne m'est intelligible. J'ai l'impression que tous ces mots dont vous vous servez dissimulent ce que vous n'osez dire ». MacClure n'a que trop raison. Mais, lorsqu'il comprend enfin qu'il s'agit d'une question d'amour, il avoue à son tour qu'il est amoureux, sans espoir, d'une personne qui se trouve dans la maison. Wiczewski est doublement bouleversé quand MacClure lui prend la main et dit : « Lieutenant Wiczewski, quelque chose m'attire vers vous, que je ne saurais bien m'expliquer moi-même... », et quand il enchaîne en racontant la touchante histoire de l'affection similaire qu'il éprouvait jadis pour un camarade d'école (« Nous échangeâmes nos livres de prières. Tout cela paraît un peu ridicule aujourd'hui... »). L'ironie de cette scène finit par devenir presque électrique et Wiczewski ne voit qu'un seul moyen d'en sortir. Il accuse MacClure d'être trop poltron, trop innocent, trop hypocrite pour oser déclarer son amour, et finalement il le frappe au visage. MacClure est obligé de le provoquer en duel sur-le-champ. Wiczewski accepte avec empressement : « Je veux ta mort... Je ne puis pas plus attendre que l'amoureux qui court à son rendez-vous. Ce sera cette nuit, sous les arbres. » Et ce n'est pas là une métaphore : il pense vraiment ce qu'il dit. Ils se battent, et après avoir sauvagement attaqué au début, Wiczewski cesse de se garder et laisse MacClure le tuer. Finita la commedia.
L'autre pièce, peut-être plus belle encore, est La Ville dont le prince est un enfant de Montherlant, moins « théâtrale » au sens scénique du mot, mais plus profonde comme analyse du supplice de l'homosexuel. L'action se passe dans un collège catholique en France ; elle raconte comment une amitié sentimentale entre deux garçons est brisée par un jeune prêtre que pousse la jalousie. Le personnage du prêtre, l'abbé de Pradts, est une étude, d'une effrayante vérité, de l'obsession de posséder. Il s'est fait une « mission » particulière d'arracher le plus jeune des deux garçons, Soubrier, à la vie immorale qu'il mène. « Dieu », lui dit-il, « a créé des hommes avec une sorte d'amour qui est plus que l'amour des pères, pour des enfants qui ne sont pas les leurs, et qui sont mal aimés, et il se trouve que vous êtes tombé sur un de ces hommes-là... ». Mais c'est un amour sans scrupules et Soubrier ne tarde pas à en faire l'expérience. Les méthodes délicates ayant échoué, l'abbé provoque un scandale public au sujet des relations entre les deux garçons, de sorte que l'aîné est renvoyé du collège, laissant le plus jeune à la merci de son mentor émotionnel. Du moins le croit-il : mais alors entre en scène le Supérieur du collège, personnage d'une austérité grandiose, qui clôt la pièce par un épuisant et terrible entretien avec l'abbé de Pradts. Il lui reproche la façon hystérique dont il a traité l'incident et l'accuse d'éprouver pour Soubrier des sentiments qui dépassent l'intérêt religieux. En fait, réalisant que cet « amour » est un danger spirituel, aussi bien pour le jeune garçon que pour l'homme, le Supérieur a décidé de renvoyer aussi Soubrier. Il fouaille l'abbé effondré avec une sévérité croissante, lui demande de prier pour Soubrier et lui dit qu'un jour, peut-être, il le retrouvera. « Ce sera trop tard », dit de Pradts. Le Supérieur bondit : « Trop tard ? Que voulez-vous dire ? Et n'aurai-je donc connu de vous que des mouvements qui ne sont pas chrétiens ? Trop tard ! Qu'avez-vous donc aimé ? Vous avez aimé une âme, cela est hors de doute ; mais ne l'avez-vous aimée qu'à cause de son enveloppe charnelle qui avait de la gentillesse et de la grâce ? Et le savez-vous ? Et est-ce cela que vous aimez ? Et était-ce cela votre amour ? » Et, recommandant le prêtre à l'amour de Dieu, il le laisse brisé et sanglotant. Cette pièce, merveilleusement vraie et envoûtante, n'a pas encore été représentée par une troupe professionnelle, car Montherlant juge qu'il ne convient pas à de jeunes garçons de jouer en public ; mais elle a été radiodiffusée en 1960 par le Troisième Programme de la B.B.C., dans l'excellente traduction de Henry Reed, avec une inoubliable composition du rôle de l'abbé de Pradts par Denholm Elliott.
L'archi-apôtre de la pédérastie, André Gide, n'a pas laissé de pièces homosexuelles (7), mais l'Arts Theatre a donné, il y a quelques années, une adaptation de son roman L'Immoraliste. Sur la scène, il faut avouer que cette chronique d'un mariage brisé par les pièges sexuels de l'Algérie s'est révélée une expérience assez morne – morne parce que le mari homosexuel faisait simplement figure d'un de ces infirmes médiocrement intéressant – un de plus.
A l'issue de cette étude, aucune tonalité d'ensemble ne se dégage de cette polyphonie de variations sur le thème homosexuel, et je n'ai pas cherché à en imposer une. Mais je crois qu'on peut dire assez sûrement qu'au stade actuel il ne suffit plus de traiter simplement l'homosexuel comme un invalide pathétique ou comme un amusant grotesque. C'est pour cela que je renâcle devant le style « humain et large d'idées », et que j'apprécie l'attitude de notre jeune Sapho (aucune insinuation d'ordre sexuel dans ce surnom !), Shelagh Delaney, l'auteur de Un goût de miel (8). Dans cette pièce, le garçon homosexuel, Geoffrey, est un personnage réel, un être de chair et de sang, non un symbole sexuel ; et la curiosité de Jo à son sujet (« Je veux savoir ce que tu fais, et pourquoi tu le fais »), aussi bien que son appréciation réaliste de l'intérêt qu'offre Geoffrey à ses yeux (« Je voudrais que tu restes toujours près de moi, parce que tu ne demanderas jamais rien de moi »), reflètent avec exactitude le côté bon et tolérant de la morale des jeunes.
J'espère que, de cette base de départ, nous arriverons à nous élever plus haut et à jeter, loin de toute sentimentalité, un peu de lumière sur le magma de peurs irrationnelles et de préjugés qu'est l'attitude de la société vis-à-vis de l'homosexualité. L'amour sous toutes ses formes est un sujet très amusant, mais, alors que nous sommes blasés sur la comédie de l'amour hétérosexuel, celle de l'amour homosexuel est à peine explorée. Dans son autobiographie, Stephen Spender raconte la passion qu'il éprouva à Oxford pour un « costaud » assez touchant. Il se donna toutes les peines du monde pour se lier avec lui, s'efforça de partager ses goûts pour le sport et la mécanique, fit une longue promenade à pied avec lui. « Je ne réussis », dit-il, « qu'à l'embarrasser et à l'ennuyer, et je m'ennuyais moi-même avec cette camaraderie artificielle que j'avais fabriquée entre nous ! » Finalement il se décida à précipiter les choses, s'arrangea pour coincer l'objet de son amour et lui exposa ses sentiments. « Quand j'eus fini de parler, il me regarda d'un air stupéfait et il me dit naïvement : Sais-tu, vieux, que c'est la première fois que tu me causes sans me casser les pieds ? »
En substance, c'est ici la même scène qu'entre Wiczewski et MacClure dans Sud, mais l'ironie ici est comique et non tragique. Au fur et à mesure que la compréhension de l'homosexualité s'accroît, les potentialités comiques tendent à l'emporter sur les tragiques : pour le moment, elles sont en position d'équilibre. Il y a encore un côté grave : nous pouvons voir des hommes obsédés, aveuglés et ruinés par des passions dévastatrices, se cramponnant désespérément à des lambeaux d'amitié, sans aucun des utiles ciments que constituent un foyer et des enfants pour leur permettre de maintenir un semblant de cohésion dans leur vie et leur donner l'illusion d'avoir encore quelque chose à quoi tenir ; nous en voyons d'autres qui luttent sans espoir contre des tendances que ni leur éducation, ni leur milieu social, ni leur religion ne leur ont appris à comprendre ou à accepter. Mais l'aspect comique existe aussi, tout aussi réel, tout aussi important, et il sera peut-être plus bienfaisant encore en allégeant l'atmosphère. Ce dont, par-dessus tout, nous avons besoin dans ce domaine, ce n'est pas l'émotion, mais la connaissance et la raison : la chose la plus drôle et, en même temps, la plus émouvante du monde, tout compte fait, c'est la vérité.
(*) Cet article a paru au début de l'année 1961 dans Encore, revue littéraire londonienne consacrée au théâtre. M. Roger Gellert – connu de nos lecteurs comme auteur de Curieux Honneur (cf. Arcadie, n°93, sept. 1961, p. 476) – a bien voulu autoriser la traduction et la publication de ce texte pour Arcadie ; qu'il en soit chaleureusement remercié.
(1) Sur Edouard II de Marlowe, cf. Arcadie, n°7, juillet 1954, p. 43, et n°83, novembre 1960, p. 677
(2) Le théâtre où se jouaient les pièces de Shakespeare à l'époque élisabéthaine
(3) Deuxième moitié du XVIIe siècle
(4) Les Jeux floraux gallois
(5) Cf. Arcadie, n°37 (Thé et sympathie), janvier 1957, p. 103
(6) Cf. Arcadie, n°93 (Curieux Honneur), septembre 1961, p. 476
(7) Mr. Gellert semble oublier de citer ici Saül, qui date de 1904 (N.D.T.)
(8) Cf. Arcadie, n°77 (Un goût de miel), mai 1960, p. 318
Arcadie n°101 et n°102, Roger Gellert (Traduit de l'anglais par Marc Daniel pseudo de Michel Duchein), mai et juin 1962