La maison du pont, Aidan Chambers
« Je veux être seul, me lancer un défi, vivre ma vie avant de découvrir celle des autres » (p. 15) lance Jan à ses parents.
À 17 ans, Jan, le narrateur, qui a déjà subi de nombreux moments de « vagalame », décide de tout arrêter : les études, la relation avec sa copine Gill, la vie confortable chez ses parents pour prendre un poste de gardien d'un pont à péage : il est logé dans une maisonnette au confort rudimentaire où il reçoit à certains moments, Tess Norris, la fille de son employeur. L'arrivée inopinée d'Adam va-t-elle fragiliser l'équilibre que recherche le jeune homme ?
Jan n'aime pas abuser des gens ; il déteste qu'une personne fasse quelque chose pour lui uniquement parce qu'elle y est obligée ou parce qu'on l'a manipulée :
« J'ai toujours beaucoup aimé Mme Norris. Elle a le don d'être gentille sans qu'on ait l'impression d'être redevable ou bénéficiaire d'un geste charitable. » (p. 118)
« La maison du pont » n'est pas un roman de la recherche d'une identité contre la férule du conformisme omniprésent. Le personnage principal, Piers/Jan/Janus (très beaux glissements des patronymes), refuse seulement le mode d'emploi imposé par la société, en comprimant ses jours dans le périmètre de la maison péage. Sa démarche a à voir avec un symbolisme de la démesure : le savoir des hommes ne donne pas de réponses aux vraies questions, il s'accumule sur les bords du trou où se déversent les défaites.
Jan refuse que l'autre soit conçu uniquement comme objet ; d'où l'accent mis sur la fugue plutôt que le rapt par les autres (sa mère, son amie Gill…) :
« Ne m'assaille pas de souvenirs s'il te plait. Je m'en fous des souvenirs. Je ne veux pas en entendre parler. Tu dis que les lettres sont souvent mal interprétées. Tu as raison. Mais les souvenirs le sont encore plus. Les gens en font ce qu'ils veulent. Ils en tirent les significations qu'ils veulent. Moi je veux vivre uniquement dans le présent. C'est là que je suis. » (p. 42)
Ce que Chambers décrit, dans la fuite de Jan, c'est l'abêtissement systématique qui réduit chacun à accepter d'être son propre bourreau... :
« Je bouillais de désir, transpirais de jalousie, priais Janus de me libérer, grognais de frustration et de dépit. J'étais pareil à un spectateur qui, seul, enfermé dans un cinéma vide, est obligé de regarder un film destiné à le réduire à un état douloureux d'agitation lubrique. Et ce qu'il y a de vraiment ridicule dans des moments pareils, ce dont je rigole toujours après coup, c'est qu'on s'inflige cet état à soi-même. On est son propre geôlier, son propre réalisateur de film, son propre bourreau. Les chimères sont les nôtres. C'est notre propre imagination qui les invente, notre propre volonté qui les laisse advenir, et notre propre esprit qui met en scène le spectacle. On pourrait l'arrêter dès le début si on voulait, mais ce n'est pas le cas, parce qu'il nous procure une espèce de satisfaction malsaine. Et j'ai la conviction qu'une part de nous, humains, adore patauger dans ce genre de boue. Parfois on aime y être plongé jusqu'au cou. Parfois il arrive même que les gens se noient dans leur propre merde psychique. » (pp. 212/213)
La narration de Jan est entrecoupée de commentaires et de lettres des autres personnages :
« Cette histoire avec l'agent immobilier, par exemple. Ce qui l'a foutu en rogne au même titre que le reste, c'est que B.-G. [Bronzé-Gras] était un connard patenté, un connard patenté pas très futé, qui plus est, et que malgré tout les gens se laissaient bluffer, à la grande consternation de Jan. Il n'arrive pas à comprendre que les gens admirent les B.-G. parce que tous les B.-G. du monde sont dotés d'une intelligence dont Jan est dépourvu – celle de la ruse et de la confiance en soi –, et qu'ils maîtrisent l'art de manipuler les caprices et les lubies des gens. Ils utilisent leurs faiblesses. Ils savent que nombre d'entre eux sont impressionnés par les belles bagnoles, les fringues griffées, les voyages exotiques et tous les signes flagrants de fric et de pouvoir. » (p. 259)
Jan peut se sentir détaché de ce qui lui arrive. Même au sujet de la sexualité. Il peut regarder ses/les organes génitaux comme un territoire étranger.
« Jan ne comprend pas non plus comment fonctionne le sexe, il ne voit pas que les B.-G. jouent aussi sur ce tableau-là. Chez la plupart des gens, le cerveau ne se situe pas dans la tête mais dans l'entrejambe. Les B.-G. ne sont donc pas des bizarreries de la nature, mais des individus typiques. C'est Jan, la bizarrerie de la nature, voilà la vérité, et s'il est contrarié, énervé, c'est parce qu'il refuse le monde tel qu'il est et qu'il n'arrive pas à comprendre que la plupart des gens s'en fichent, et même que c'est ainsi qu'ils l'apprécient. Ils se délectent de leurs faiblesses, me semble-t-il, et ils admirent ceux qui réussissent en les exploitant. Les leurs et celles des autres. » (p. 260)
Jan est-il gay ? La réponse n'a pas d'importance même si Aidan (1) Chambers sème ça et là quelques indices : Adam traite Jan de « petit enculé » (p. 121) ; « je me suis penché pour l' [Adam] embrasser doucement sur la joue » (p. 295) ; « de l'avis de certains, c'était un homo refoulé » (p. 302) ; « j'ai besoin qu'il soit là » (p. 355) ; « il prit plaisir à la pression de son corps contre le sien » (p. 359) ; « j'ai besoin de démêler ces sentiments tout seul, pour mon bien, et d'en affronter la vérité sans me voiler la face » (p. 364) ; « constante ambivalence, joyeuse ambiguïté » (p. 365). Mais l'auteur permet surtout d'entendre qu'il y a autant d'identités qu'il y a de gens. En ne cadenassant pas une identité, il ne réduit pas les différences.
« Ce qu'il savait, en revanche, c'est que dans sa volonté d'aider Adam, il ne se montrait pas aussi désintéressé. Il y avait, à défaut d'autre chose, une récompense physique. Jusqu'à la nuit précédente, il ignorait tout du pouvoir du corps. Il ne s'agissait pas là de queue, mais de satisfaction charnelle. La chair contre la chair. Et du besoin inimaginable qu'on ressentait jusque dans les entrailles. Il se rappela la dispute qu'il avait eue avec Adam au sujet des cadeaux. [...] Je suis Janus, songeait-il, celui qui surveille le pont, qui attend son heure. Doublement attentif. À l'autre, à moi-même. À l'extérieur, à l'intérieur. À mon il, à mon elle. Constante ambivalence, joyeuse ambiguïté. » (p. 365)
« La maison du pont » est le type même de livre où l'écriture comme fascination devient l'essence de la structure romanesque. Il ne s'agit aucunement d'une mise en mots des obsessions et des manques de chacun des personnages mais d'approcher une expansion de leur être, avec parfois toute la brutalité et les débordements de l'irresponsabilité qui l'accompagnent. La « maison » devient le lieu d'une ascèse qui refuse, avant qu'elles se créent, les frontières imposées par l'action. Cette maison permet, au héros, de rendre également hommage à Adam qu'il n'aurait jamais rencontré sans elle.
« … il cherchait un mot, une expression, qui qualifierait la plus profonde, la plus différente des différences, et trouva : la densité d'être. » (p. 371)
■ La maison du pont (The Toll Bridge - 1992), Aidan Chambers, traduction d'Elodie Leplat, éditions Thierry Magnier, septembre 2010, ISBN : 9782844208569
Du même auteur : La danse du coucou
(1) Une malheureuse coquille sur les pages de la couverture a transformé le prénom de l'auteur en Aiden.