La moitié qui survivait cherchait une autre moitié par Platon
Dans le texte ci-après, Aristophane tient compte des trois préférences sexuelles, homosexualité masculine, hétérosexualité et homosexualité féminine, qu'il met fondamentalement sur le même pied. La reconnaissance claire et sans tabou des comportements sexuels – caractéristique de l'esprit grec – montre que l'homosexualité n'apparaît jamais comme une déviation de l'hétérosexualité.
« Oui, il y avait alors trois catégories d'êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une troisième qui participait des deux autres, dont le nom subsiste aujourd'hui, mais qui, elle, a disparu. En ce temps-là en effet il y avait l'androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. [...]
Cela dit, leur vigueur et leur force étaient redoutables, et leur orgueil était immense. Ils s'en prirent aux dieux. [...] C'est alors que Zeus et les autres divinités délibérèrent pour savoir ce qu'il fallait en faire. [...] Après s'être fatigué à réfléchir, Zeus déclara : « [...] je vais sur-le-champ les couper chacun en deux. » [...] Quand donc l'être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s'unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l'un de l'autre, ils s'enlaçaient mutuellement, parce qu'ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et de l'inaction causée par leur refus de rien faire l'un sans l'autre. Et, quand il arrivait que l'une des moitiés était morte tandis que l'autre survivait, la moitié qui survivait cherchait une autre moitié, et elle s'enlaçait à elle, qu'elle rencontrât la moitié d'une femme entière, ladite moitié étant bien sûr ce que maintenant nous appelons une « femme », ou qu'elle trouvât la moitié d'un « homme ». Ainsi l'espèce s'éteignait.
Mais, pris de pitié, Zeus s'avise d'un autre expédient : il transporte les organes sexuels sur le devant du corps de ces êtres humains. Jusqu'alors en effet, ils avaient ces organes eux aussi sur la face extérieure de leur corps [...]. Il transporta donc leurs organes sexuels à la place où nous les voyons, sur le devant, et ce faisant il rendit possible un engendrement mutuel, l'organe mâle pouvant pénétrer dans l'organe femelle. Le but de Zeus était le suivant. Si, dans l'accouplement, un homme rencontrait une femme, il y aurait génération et l'espèce se perpétuerait ; en revanche, si un homme tombait sur un homme, les deux êtres trouveraient de toute façon la satiété dans leur rapport, ils se calmeraient, ils se tourneraient vers l'action et ils se préoccuperaient d'autre chose dans l'existence.
C'est donc d'une époque aussi lointaine que date l'implantation dans les êtres humains de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n'en faire qu'un seul pour ainsi guérir la nature humaine. Chacun d'entre nous est donc la moitié complémentaire d'un être humain, puisqu'il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire. Aussi tous ceux des mâles qui sont une coupure de ce composé qui était alors appelé « androgyne » recherchent-ils l'amour des femmes [...], et pareillement toutes les femmes qui recherchent l'amour des hommes [...]. Tous ceux enfin qui sont une coupure de mâle recherchent aussi l'amour des mâles [...]. Certaines personnes bien sûr disent que ce sont des impudiques, mais elles ont tort. Ce n'est pas par impudicité qu'ils se comportent ainsi [...]. Lorsqu'ils sont devenus des hommes faits, ce sont de jeunes garçons qu'ils aiment et ils ne s'intéressent guère par nature au mariage et à la procréation d'enfants, mais la règle les y contraint ; ils trouveraient plutôt leur compte dans le fait de passer leur vie côte à côte en y renonçant.
Chaque fois donc que le hasard met sur le chemin de chacun la partie qui est la moitié de lui-même, tout être humain, et pas seulement celui qui cherche un jeune garçon pour amant, est alors frappé par un extraordinaire sentiment d'affection, d'apparentement et d'amour ; l'un et l'autre refusent, pour ainsi dire, d'être séparés, ne fût-ce que pour un peu de temps... »
Platon
Œuvres complètes, Mythe d’Aristophane, Le Banquet, 189D-192E, traduction Luc Brisson, Flammarion, 2008