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Là où je vais, Fred Paronuzzi

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce petit roman aborde le chemin de quatre adolescents à partir de leurs vécus passés et immédiats. Les récits de chacun s'entremêlent avec parfois un regard sur le vécu d'un/e autre.

Unité de lieu : le lycée. Unité de temps : entre 11h10 et midi. Quant à l'unité d'action, si elle n'est pas vraiment vérifiée puisqu'il n'y a pas une seule action principale, il est possible de dire que les événements sont liés soit par des ressemblances, soit par des regards communs.

Quatre adolescents :

Ilyes, primo-arrivant d'origine maghrébine, a subi de nombreuses moqueries à son arrivée car il ne maîtrisait pas la langue. Grâce à un professeur du lycée, il a pu intégrer un groupe théâtral et se défaire ainsi de son handicap de langage. Peu à peu, Ilyes se fait, de la langue française, une amie. Pourtant, il ressent toujours un malaise vis-à-vis de ses camarades. Il devine que le fond du problème, c'est le décalage entre eux et lui : « On n'est pas du même monde. […] Ma vie me semble toujours tellement étriquée, comparée à la leur. » (p. 67). Néanmoins, Ilyes est épanoui et serein car il a trouvé avec le théâtre, sa liberté, son « infini ». Parce qu'il a trouvé sa ligne de vie, Ilyes entre en résonnance avec Maxime, un élève en souffrance :

« Sans y penser, je pose ma main sur son épaule. Je ne me serais jamais imaginé faire une chose pareille. Cet élan imprévisible. Je me rends compte que je les aime bien, Yohan et lui, au fond, malgré nos différences. Peut-être même à cause d'elles. Sûr que la vie, c'est moins compliqué quand on met les gens à distance, dans des boites avec des étiquettes dessus. » (p. 73)

Clément a perdu le goût de vivre depuis que sa sœur Laurie est morte. Il est suivi très régulièrement par la conseillère principale d'éducation, l'infirmière, le psychologue scolaire : pourtant, rien ne change, il est toujours à la dérive, paumé. Clément est un adolescent docile, jamais contrariant, si bien qu'il serait facile de l'oublier. La proviseur adjointe parle de sa sœur qui – si lui était mort – aurait « dévoré la vie », aurait vécu « deux fois plus fort » (p. 31). Ses paroles résonnent en lui :

« Un uppercut en pleine poitrine. J'en ai le souffle coupé, lacéré, en pièces. Je respire mal. Les yeux me piquent mais pas question que je pleure. Je serre les dents. » (p. 31)

Un conseiller d'orientation lui propose d'intégrer un nouveau lycée pour préparer un diplôme de navigation fluviale. Peut-être est-ce là l'occasion d'un nouveau départ…

Océane est mal dans sa peau. Pour être acceptée par les autres, elle sait qu'elle peut faire le contraire dont ce qu'elle a envie. Elle a des copines et donne l'impression d'être sociable. Pourtant, elle trouve qu'elle vit « à moitié » (p. 26). Un jour, elle se décide à accepter de se rendre à une fête organisée par une de ses copines. Là, la situation tourne mal : elle se fait violer et se confie à la conseillère principale d'éducation car elle possède « un rire qui fait la lumière » (p. 15) :

« On a dansé, encore, puis bu. Guillaume se montrait de plus en plus pressant. Ses mains se baladaient sur moi. La boisson rendait tout un peu flou, incertain, je laissais faire... Puis il m'a proposé d'aller à l'étage. J'étais carrément ivre et un rien me faisait rire. La maison entière oscillait comme une barque. J'ai répondu que je m'amusais bien, ici, c'était cool. Il a insisté, juste un moment ensemble. J'ai dit OK... […] Quand on est tombés sur le lit, j'étais complètement dans la brume... […] Fallait pas, non, pas de cette façon, pas une première fois... et même pas une dixième. Pas si vite. C'était pas moi, ça. C'était pas ce que j'attendais d'une relation, même d'un soir...

Tu te fous de ma gueule ? Tu crois que tu peux m'allumer comme ça et changer d'avis ? Tu vis sur quelle planète, toi ? Ce sont ses mots, exactement. Jamais je les oublierai. J'ai essayé de le repousser mais il était trop lourd, trop fort. J'ai voulu appeler à l'aide mais sa main s'est plaquée sur ma bouche. Comme une gifle. […] Il y avait cette fissure, au plafond. Je m'y suis raccrochée jusqu'au bout, jusqu'à ce que cette horreur se termine... » (pp. 43-44)

Léa a bien remarqué qu'Océane était absente mais elle n'en connaît pas la raison. Léa s'interroge sur une fille de sa classe qu'elle aime : « Dans [s]a boîte crânienne, c'est le maelström, un grand bordel fait de frustration, de colère, de désir, d'envie et de douleur. Et en même temps, c'est d'un banal : je l'aime à en crever – et elle s'en fout. » (p. 6) « Si ses cheveux sont relevés, j'aperçois son cou, long et très blanc. Sa nuque donne envie d'y poser les lèvres, de la mordre. Sa peau au grain serré donne envie d'y goûter. » (p. 8)

Ses craintes s'avèrent fausses car Julie aime aussi Léa. Toutes deux prétextent un malaise pour quitter la classe et vivre un moment d'intimité avant de montrer leur amour au grand jour : leur premier baiser est fantastique, il électrise leurs corps : « Nos bouches se cherchent à nouveau. Mes mains caressent l'arrondi de ses épaules, sa nuque, la naissance de son dos. Les siennes remontent mes reins, le creux de ma colonne. Jamais je ne me suis sentie aussi pleinement heureuse. Jamais je n'ai éprouvé un tel sentiment pour personne. » (p. 38)

« Nos mains s'enhardissent. Nos bouches se posent sur des morceaux de peau brûlants. Mon sang bat fort dans mes veines. Tant de nouveaux territoires à explorer, de frontières à franchir.

J'ai envie de la voir nue, j'ai envie de me réveiller à côté d'elle, j'ai envie de voir ses cheveux répandus sur un lit, j'ai envie de connaître son odeur de nuit et le goût d'elle le plus secret. J'ai envie qu'on se fasse les promesses les plus folles, les plus déraisonnables. » (p. 53)

« Julie est à mes côtés. Je sens sa douce chaleur à travers nos vêtements. Ses doigts cherchent les miens. Les trouvent. Les effleurent. […] » (pp. 74-75)

Ce lycée n'est pas épargné par les comportements ou les clichés homophobes. Steven, en s'adressant à Ilyes, parle ainsi de ceux qui aiment le théâtre :

— Moi le théâtre, tu vois, c'est pas trop mon kiffe, un bon film d'action, d'accord. Faut dire que toi t'es un intello, dans les bouquins et tout, mais fais gaffe quand même, hein, y a plein de pédés dans ce milieu-là. (pp. 12-13)

Léa, alors qu'elle tient la main de Julie, dans l'allée du self de la cantine, entend un commentaire qui siffle à ses oreilles :

« Ce n'est pas surprenant. Je ne me suis pas montrée trop discrète, ces dernières semaines. Je ne serais pas surprise que mon attirance pour Julie provoque son lot de sarcasmes. Mais je m'en fous. » (p. 63)

Clément, pour sa part, regarde, avec empathie, les deux amoureuses blotties dans un coin sombre d'un escalier du lycée :

« Je suis perdu dans mes pensées et je ne remarque pas immédiatement ces deux filles […]. J'ai un mouvement de surprise et je manque de m'étaler. Ma main gauche agrippe la rampe. C'était moins une. Elles tournent leurs visages vers moi, dans un même geste, leurs deux corps immobiles, l'un contre l'autre. » (p. 61)

« L'image de ces deux filles me poursuit. Je les envie. Cette intensité, entre elles, cette façon de se dévorer des yeux, ce truc tellement fort et unique. Elles s'aiment, quoi. C'est à la fois banal et parfaitement extraordinaire. Elles s'aiment. Et j'espère bien qu'un jour quelqu'un me regardera, moi aussi, avec ce désir, cette gourmandise. » (p. 69)

Ce roman montre que la parole vraie n'a pas sa place qu'aux marges : dans les échanges de mots qui parlent de blessures, il y a la recherche de la vie. Comme si cette vigueur, cette vitalité pouvaient renaître au cours des phrases, par inadvertance.

■ Là où je vais, Fred Paronuzzi, éditions Thierry Magnier, 80 pages, janvier 2013, ISBN : 978-2364742079

Du même auteur : Mon père est américain


Lire aussi la chronique de Lionel Labosse  sur son site altersexualite.com

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