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La trace, Christine Féret-Fleury

Publié le par Jean-Yves Alt

« La trace » est un roman des trahisons et des amours bafoués, où les personnages tentent de revivre, dans leur cœur déchiré, les nostalgies de leur jeunesse, tout en maintenant leurs ailes déployées vers l'avenir.

Sarah LeFebvre est une jeune américaine de Nouvelle Angleterre qui s'apprête à se marier avec Adrian. Sa famille est particulièrement snob et souhaite organiser la cérémonie dans les règles traditionnelles.

Au début du roman, Sarah prend plaisir à créer des bijoux fantaisies. Elle s'imagine déjà à la tête d'une boutique à New York.

La mère de Sarah a invité une cousine française de sa fille pour être une des demoiselles d'honneur : Rébecca Lefèvre. Son nom a été francisé dans le passé…

Plusieurs faits semblent annoncer des difficultés à venir :

• Rébecca est aussi amoureuse du futur mari, tandis qu'un ami d'Adrian, Garrett, s'est depuis l'enfance consumé d'amour pour Sarah.

• Juste avant le départ pour rejoindre l'église, Sarah reçoit un bouquet de roses noires. En l'ouvrant, elle se coupe : des lames de rasoir étaient cachées à l'intérieur.

• Sarah, à 15 ans, a été amoureuse de Lewis, un garçon de sa classe ; un soir, celui-ci est tombé d'un pont qui surplombait une voie ferrée et a été percuté par un train. Les parents de Sarah n'ont pas permis à leur fille de rencontrer les parents de Lewis.

• Si Sarah est douée dans tous les domaines, son frère Jonathan n'a pas tant de facilités. Il est secret sur sa vie et n'a jamais invité sa sœur dans le studio qu'il occupe. Comme il ne regarde jamais les filles, sa sœur pense qu'il est gay. Il a aussi tendance à sermonner sa sœur quand il juge son comportement inacceptable à ses yeux.

• Sarah apprend enfin que Rébecca descendrait en ligne directe d'une certaine Sarah LeFebvre, pendues pour sorcellerie à la fin du XVIIe siècle.

Au cours de la cérémonie, alors que Sarah rentre dans l'église au bras de son père, elle fait subitement demi-tour et se sauve à toute vitesse. Dehors, elle monte dans sa voiture ; Rébecca et Lavinia la rejoignent.

Les trois femmes prennent la route 66 et avalent les kilomètres vers la Californie. En cours de route, elles prennent en stop une jeune fille, Dwight.

Chacune des femmes a une raison de partir :

— Sarah parce qu'elle veut fuir son passé : « Jusqu'au jour de mon mariage, j'avais avancé dans ma vie en somnambule, une somnambule heureuse devant qui toute difficulté avait été soigneusement aplanie. J'avais grandi dans une bulle où les bruits du monde ne parvenaient que filtrés, et plus tard, j'avais tourné le dos à ce monde, ou plutôt j'avais choisi de ne voir que sa beauté en marge, ces minuscules merveilles, verre, bois, cailloux polis par le temps, morceaux de métal où la soudure avait laissé des traces d'un bleu intense, que je ramassais pour créer mes bijoux. J'avais fréquenté les musées et les salles des ventes, j'avais arpenté les plages, les champs, les friches, les rues, mais je n'avais rien vu ni su du monde. Le monde m'avait rattrapée. Il me serrait entre ses mâchoires de chien fou, il me hurlait sa colère, sa frustration, sa soif de vengeance. Et j'étais incapable de lui tenir tête. » (p. 108)

— Rébecca veut découvrir ce qui se cache derrière son apparent effacement puisque jamais personne ne la remarque.

— Lavinia souhaite retrouver un amour passé dont personne, dans la famille, ne se doute : « Lavinia, toujours tirée à quatre épingles, toujours douce et polie, toujours discrète, et laissant son mari, puis ma mère, la gouverner à sa fantaisie » (p. 78) était « méconnaissable. Elle portait une chemise blanche, une chemise d'homme, un peu trop grande, aux manches roulées sur les avant-bras, et des Converse grises. Un gros sac de sport était posé sur le sol, à côté d'elle. » (p. 86)

Les femmes comprennent qu'elles sont suivies et que quelqu'un en veut à leur vie. Est-ce Adrian par colère ? D'autant que Sarah avait observé que son futur mari pouvait avoir des attitudes étouffantes et dévorantes. Il ne l'avait jamais menacée mais il voulait toujours tout savoir de ce qu'elle faisait et pensait. Ou est-ce en liaison avec les « sorcières de Salem » ?

Dwight va permettre à Lavinia de se montrer telle qu'elle est :

— Que veux-tu dire, Dwight ? a-t-elle demandé d'une voix neutre.

— Je crois que tu le sais très bien.

Elle a écrasé le joint sous son talon, avec soin, puis l'a ramassé et l'a glissé dans sa poche.

— Inutile de laisser des traces, a-t-elle commenté. Tu es douée pour ça aussi, n'est-ce pas ? Effacer tes traces. Brouiller les pistes.

Comme Lavinia ne répondait pas, elle a enchaîné :

— Pourquoi ne me regardes-tu pas ? Tu es toujours sur la défensive. Raide, fermée, tellement bien élevée, tellement respectable ! Ça doit être épuisant, à la longue. Non ?

Elle a posé ses deux mains à plat sur le mur, de part et d'autre des épaules de Lavinia.

— Repose-toi, a-t-elle chuchoté. Tu en as le droit. Avant de l'embrasser. (pp. 180-181)

« La trace » dévoile l'exclusion des homosexuels (des lesbiennes ici) qui fonctionne dans le double mouvement de la répulsion et de la fascination, l'homme (représenté dans ce livre par le tueur) condamnant violemment ce qui l'attire et le trouble dans le domaine sexuel.

Dwight, qui avait peut-être deviné quelles pensées m'agitaient, poursuivait :

— Tu dois admettre une chose : Lavinia a vécu toute sa vie prisonnière, à l'étroit. Un peu comme si on t'obligeait à porter constamment des chaussures de deux pointures trop petites. Et elle ne savait même pas qu'elle pouvait y échapper. Ne t'inquiète pas, je ne vais pas m'incruster : je lui montre seulement qu'elle peut les quitter et marcher pieds nus, que ça ne fera de mal à personne. Tu comprends ?

Un demi-sourire jouait sur ses lèvres, rêveur, presque attendri, comme si elle évoquait un enfant têtu, mais plein de promesses.

— Tu es amoureuse d'elle ?

Je n'aurais pas dû poser cette question, je le savais. Dwight a haussé les sourcils, puis m'a tapoté la joue.

— Tu es mignonne. Lavinia a quarante ans de plus que moi, Frenchie. Ce serait une très mauvaise idée. Disons que je l'aime assez pour m'éclipser quand ce sera le bon moment. Ça te va ?

Bien sûr que non, ça ne m'allait pas. Je trouvais ça tordu, mais avant que j'aie pu formuler, ni même imaginer la moindre protestation, une petite lampe s'est allumée quelque part dans un coin de ma tête.

— Mais... mais alors, ai-je bégayé, le premier amour de... qui est en train de mourir, en Californie... C'est une femme ? Dwight a éclaté de rire.

— On peut dire que tu n'es pas une rapide, toi. Évidemment que c'est une femme.

— Qui est une femme ?

Sarah revenait vers nous, les clés du break dansant au bout de ses doigts. Ses yeux étaient cernés, ses traits tirés. Une fois de plus, j'aurais dû me taire, mais j'étais encore sous le choc.

— L'amour de jeunesse de Lavinia, ai-je lâché.

J'attendais une exclamation, une protestation. Sarah allait hausser les épaules, m'opposer un rire de dérision, un nom indiscutablement masculin, une preuve irréfutable, une lettre, une photo trouvée dans un tiroir, la vision tragique mais familière d'un vieil homme gisant sur un lit d'hôpital, un goutte-à-goutte chuchotant dans le silence ouaté de la chambre, et à son chevet, une forme féminine entamant l'ultime veille...

Elle a porté son index à sa bouche et l'a mordu, sans serrer, Puis elle a soupiré :

— Je m'en doutais, en fait. (pp. 187-188)

Ce roman montre la désagrégation du monde de Sarah qui ne pouvait imaginer les personnes dans leur étrangeté et leur complexité :

« C'est si confortable de ranger les gens dans de petites boîtes toutes préparées, déjà ornées de leur étiquette : Grand-mère cardiaque, Prince charmant, Père indulgent, Mère tyrannique et obsédée par la réussite sociale, Ami fidèle, Frère rebelle. Je n'avais jamais cherché plus loin. Ma famille, au sens élargi, représentait le cadre immuable de mon enfance : je voulais vivre d'autres expériences, connaître des gens différents, découvrir de lointains horizons, et la retrouver, à mon retour, inchangée. Mais la pyramide des petites boîtes s'était écroulée. » (pp. 105-106)

Ce roman à trois voix (Sarah, Rébecca et la personne qui poursuit les femmes), d'une écriture dynamique et facile à lire, brouille habilement les pistes, ce qui en fait un agréable thriller.

« La trace » est un roman sur les blessures. Les plus belles pages du livre parlent d'amour, de vérité et de fidélité à l'autre, une surprise pour un thriller. Serait bienvenue en épigraphe cette phrase de Gabriel Marcel : « Dire à quelqu'un : "Je t'aime", c'est lui dire : "Tu ne mourras pas". »

■ La trace, Christine Féret-Fleury, Hachette Jeunesse/Black Moon, 252 pages, juin 2012, ISBN : 978-2012023475


Lire aussi la chronique de Lionel Labosse sur son site altersexualite.com

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