Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Pontus de Tyard, un prélat humaniste de la Renaissance par Jacques Fréville

Publié le par Jean-Yves Alt

Mes chers cousins (et vous aussi, mes chères cousines, « car c'est à vous que ce discours s'adresse », comme disait Chrysale).
 
Écoutez-vous, de temps à autre, la Radiodiffusion Française ? Pour ma part, je ne vous le cèlerai pas plus avant, j'en fais mes choux gras quotidiens. Et, plus singulièrement, il est sur toutes autres une émission de ce foyer culturel qui fait ma dilection première : celle qu'à treize heures, le dimanche comme en semaine, dispense le poste dit « Paris-Inter », ou mieux : « France I », et qui s'intitule « mille nouveaux francs par jour ». Cela consiste en un petit jeu par lequel des inconnus – auteurs de questions amoureusement mijotées – télé-torturent d'autres inconnus qui, sous cette action maligne, réagissent en secrétant des réponses alambiquées.
 
L'audition de ces échanges quotidiens culturels, qui tiennent à la fois du sadisme intellectuel (chez les questionneurs) et du masochisme, cérébral (chez les « candidats » bénévoles) vaut généralement son besant d'or (ou pesant du même, puisque l'un ou l'autre, etc.).
 
Mais là n'est pas le seul intérêt de cette exhibition de gymnastique mentale et verbale : elle apprend à tous quelque chose, toujours. A ceux qui connaissent déjà la réponse, elle peut apprendre – et c'est réconfortant – que d'autres l'ignorent. Et puis, çà et là, de pittoresques fantaisies se glissent dans l'engrenage du jeu, qui donnent aux réponses l'allure de canulars « héneaurmes » et « bien de chez nous ».
 
Par exemple, récemment, l'organisateur de ces hautes festivités intellectuelles demandait à un « candidat » de lui nommer deux – je dis bien : deux – des sept poètes de la Pléiade. Il fallut au pauvre torturé le secours de deux valeureux « renforts » pour nommer, au vif soulagement d'un public qui, de confiance, commença immédiatement d'applaudir : Apollinaire et... Victor Hugo (ou je ne sais qui d'approchant...).
 
Cessons de brocarder, et reconnaissons que le nom de Ronsard, celui de du Bellay ne sauraient fleurir sur toutes les lèvres : où serait alors le plaisir de ceux qui, au détour de telle ou telle période de leur vie, découvrent soudain un frère dans le chantre des « Amours », ou un consolateur chez l'auteur des « Regrets » ?
 
Mais qu'il soit tout de même permis de rêver, une seconde, aux flots de cocasseries qu'eussent charriés les ondes radiophoniques, si, au lieu de deux noms, l'auteur de la question en eût demandé sept !...
 
C'est de l'un des cinq autres, que, précisément, je veux vous parler ce soir, chers cousins, d'un poète qui, avouons-le, n'est guère plus qu'un nom, assez curieux d'ailleurs, dont la pompe sent un peu la poussière, somnolent, en note et en bas de page de manuels d'histoire littéraire eux-mêmes bien oubliés dans nos arrière-mémoires : Pontus de Tyard.
 
Mon maître, le Larousse en deux volumes, lui consacre cinq lignes et trois dates. C'est peu. Il est vrai que cette vie fut simple, et que nulle anecdote capable de l'enrichir d'une piquante parenthèse ne l'orna.
 
Et j'avoue que je préfère ça. Cette vie sans heurt, de « prélat épicurien » (magister dixit), je la préfère à une existence turbulente dont les remous expliqueraient trop aisément une tolérance doctrinale. Ici, rien de tel. C'est par les voies de l'esprit que Pontus de Tyard est arrivé à un humanisme souriant, ouvert, compréhensif, par les seules voies de l'esprit.
 
Né en 1521 au château de Bissy, dans le Mâconnais, voué dès son enfance, par ses parents (et semble-t-il, à son malgré), à la carrière ecclésiastique, il en suivit le cours tout uniment, sans intrigues comme sans emphase, et, s'il n'accéda pas à la pourpre, il fut tour à tour chanoine de la cathédrale de Mâcon, protonotaire apostolique, aumônier de Henri III, puis évêque de Chalon-sur-Saône. De 1553, date de son élévation au protonotariat, jusqu'à 1570, il vécut dans son château de Bissy, en grand seigneur lettré, ne connaissant, ainsi que l'écrit M. Albert-Marie Schmidt dans sa notice des « Poètes du XVIe siècle » aux éditions Gallimard (collection de la Pléiade, p. 368), « dans son opulente retraite que les silencieuses orgies de la méditation ».
 
En 1573, il édite l'ensemble de ses Œuvres Poétiques. Le 16 juin 1578, il accède au trône épiscopal de Chalon-sur-Saône.
 
Et M. Schmidt, dans le texte que je citais à l'instant, résume ainsi son pontificat : « Ce prudent, à la vie précautionneuse, devient un très sage évêque qui, abhorrant le relâchement des mœurs du clergé, prend à cœur de bien administrer son diocèse et de veiller au salut de ses ouailles. »
 
Malgré quoi, les passions du temps vinrent l'attaquer. Cet humaniste délicat, ce prélat gentilhomme de la meilleure tradition fut chassé de son évêché par les ligueurs, et vit piller son château de Bissy. Accablé par la sottise et la hargne, il quitte alors les honneurs. Le 29 juillet 1589, il résigne son évêché en faveur de son neveu, Cyrus de Thiard (ou Tyard) ; il se retire dans ses terres de Bragny-sur-Saône. C'est là qu'il mourra, âgé de quatre-vingt-quatre ans, le 23 septembre 1605.
 
J'avoue que cette vie, droite et nette, cette vie consacrée à faire le bien, à aimer le beau et à tenter de le faire aimer, cette vie d'humaniste, de poète, de prélat et de gentilhomme amis des Lettres, des Arts, toute vouée à l'étude, à la méditation, au culte de la sagesse, j'avoue que cette vie me séduit beaucoup. Et il me plait que ce soit d'un tel homme que nous vienne la leçon de sagesse qui fait mon propos de ce soir.
 
C'est surtout par ses « Erreurs Amoureuses » que reste connu Pontus de Tyard. Mais il a également publié, dans son « Recueil des nouvelles œuvres poétiques », moins connu, une Elégie (la deuxième qui s'intitule « Elégie pour une dame énamourée d'une autre dame »), et dont je vais vous donner les passages les plus importants :
 
(Pléiade, op. cit., p. 403 sq.) C'est l'une des deux dames qui parle, et elle commence de la sorte :
 
« J'avais tousjours pensé que d'Amour et d'honneur,
 
Les deux seulles ardeurs qui me bruslent le cœur,
 
Se pouvait allumer une si belle flame
 
Que plus belle clarté ne luisait dedans l'Ame
 
Mais je ne me pouvais en l'Esprit imprimer
 
Comme ensemble on devait ces deux feux allumer...
 
(...)
 
Hélas, beauté d'Amour, te choisiray-je aux hommes !
 
Ha, non : je cognais trop le siècle auquel nous sommes.
 
L'homme aime la beauté et de l'honneur se rit,
 
Plus la beauté luy plait, plus tost l'honneur périt,
 
Ainsi du seul honneur chèrement curieuse,
 
Libre je desdaignois toute flame amoureuse,
 
Quand de ma liberté Amour trop offensé
 
Un aguet me tendit subtilement pensé.
 
Il t'enrichit l'Esprit : il te sucre la bouche
 
Et le parler disert : En tes yeux il se couche,
 
En tes cheveux il lace an noeud non jamais vue,
 
Dont il m'estreint à toy : il fait ardoir un feu
 
Hélas ! qui me croira ! – de si nouvelle flame
 
Que femme, il m'en amoure, hélas, d'une autre femme. »
 
Après ces deux magnifiques vers, dont le beau cri est de tous les temps, dont le feu reste aussi ardent qu'au siècle où le poussa la femme à qui notre prélat-poète prêta sa voix, l'élégie se poursuit, avec des intonations blessées, plaintives, comme déjà parfois raciniennes :
 
« Jamais plus mollement Amour n'avait glissé
 
Dedans un autre cœur : car l'honneur non blessé
 
Retenait sa beauté nullement entamée,
 
Et l'Amant jouissait de la beauté aimée
 
En un même sujet, ô quel contentement !
 
Si – légère – il t'eust plu n'aimer légèrement:
 
Mais le cruel Amour m'ayant au vif blessée
 
S'est tout poussé dans moy, et vuide il t'a laissée
 
>Autant vuide d'Amour, vuide d'affection,
 
Comme il remplit mon cœur de triste passion,
 
">Et de juste dépit, qu'il faut que je te prie,
 
Ingrate, et que de moy ta liberté se rie.
 
Où est ta foy promise et tes sermens prestez ?
 
Où sont de tes discours les beaux mots inventez ? »
 
(...)
 
Et le ton monte, se fait plus ample, plus prenant, comme enveloppant ; il atteint à une véritable perfection :
 
« Hélas! que j'ay en vain espanché mes discours !
 
Que j'ay fuy en vain tous les autres Amours !
 
Qu'en vain seule je t'ay – dédaigneuse – choisie
 
Pour l'unique plaisir de ma plus douce vie !
 
Qu'en vain j'avais pensé que le temps à venir
 
Nous devrait pour miracle en longs siècles tenir
 
Et que d'un seul exemple, en la française histoire,
 
>Nostre amour servirait d'éternelle mémoire,
 
Pour prouver que l'Amour de femme à femme épris
 
Sur les mâles Amours emporterait le prix. »
 
Après cette strophe digne des chefs de la Pléiade, dont l'ardeur est sœur de celle d'un Ronsard, dont la mélancolie est sœur de celle d'un Bellay, Pontus de Tyard énumère les amours célèbres des annales de l'homophilie, pour souligner la rareté des liaisons saphiques :
 
« Un Daman à Pythie, un Enée à Achate,
 
Un Hercule à Nestor, Cherephon à Socrate,
 
Un Hoppie à Rimante ont seurement montré
 
Que l'Amour d'homme à homme entier s'est rencontré ;
 
De l'Amour d'homme à femme est la preuve si ample
 
Qu'il ne m'est jà besoin d'en alléguer l'exemple.
 
Mais d'une femme à femme, il ne se trouve encor
 
Souz l'Empire d'Amour un si riche thrésor,
 
Et ne se peut trouver, ô trop et trop légère,
 
Puis qu'à ma foi la tienne est faite mensongère... »
 
Fièvre, colère, succèdent alors aux langoureux préludes, aux raisonnements accumulés pour séduire la rétive, pour convaincre l'obstinée, pour adoucir la cruelle ; et voici la péroraison de cette élégie :
 
« Hélas, que le despit loing de moy me transporte !
 
Ouvre à l'Amour, ingrate ! Ouvre à l'Amour la porte
 
Souffre que le doux traict, qui nos tueurs a percé,
 
R'entame de nouveau le tien trop peu blessé,
 
Recherche en tes discours l'affection passée
 
Resserre les doux nœuds dont était enlacée
 
L'affection commune et à toy et à moy,
 
Et rejoignons ces mains qui jurèrent la foy
 
La foy dans mon esprit tellement asseurée,
 
Qu'elle ne sera point par la mort parjurée.
 
«Mais si nouvel Amour t'embrase une autre ardeur,
 
Je supply Contr'Amour, Contr'Amour, dieu vengeur !
 
Qu'avant que la douleur dedans mon cœur enclose
 
Me puisse transformer, et me faire autre chose
 
Que ce qu'ores je suis, soit que ma triste voix
 
Reste seule de moy errante par ce bois,
 
Ou soit qu'en peu de temps ma larmoyante peine
 
Me distille en mi fleuve, ou m'escoule en fonteine,
 
Et pendant que je dy et aux Cerfs et aux Daims,
 
Seule en ce bois touffu, ingrate, tes dédains,
 
Tu puisses, d'un suject indigne consumée,
 
Aimer languissamment, et n'estre point aimée ! »
 
Il n'y a rien, mes cousins, il n'y a rien, mes cousines, à dire après cela, qu'à se taire et à écouter l'écho de ces beaux accents mourir longuement, ce soir, au fond de nos cœurs, ou renaître, demain, pour calmer nos chagrins.
 
Et là-dessus, laissez-moi vous dire le bonsoir, car mon chat Auguste et ma chatte Tibère, qui sentent par trop l'arrivée du printemps, exigent que je les mette dehors. Le clair de lune les appelle.
 
Dieu vous garde longtemps bonne mine.
 
Votre cousin de Béotie,
 
Jacques Fréville
 
Arcadie n°90, Jacques Fréville, juin 1961
 
 
 
Commenter cet article