Le péché philosophique ou de l'homosexualité au XVIIIe siècle par Pierre Nouveau
Pourquoi intituler cette étude de mœurs : « le Péché philosophique » ? C'est l'expression courante au XVIIIe siècle pour désigner l'homosexualité masculine ; par commodité, ce terme a été retenu, ce qui n'empêchera pas, au fil des lignes, de parler du lesbianisme, ou, comme on disait, du « tribadisme ».
On pourrait penser que, comme l'idée que se font les hétérosexuels de l'homosexualité est dérangeante, que cela correspond à ce que l'on pense alors des Philosophes du Siècle des Lumières, qu'ils dérangent ; or cette expression se trouve dès octobre 1726 dans le Journal de Barbier :
« On me contait, ces jours-ci, en parlant du Maréchal d'Uxelles, qu'il avait toujours été entiché du péché philosophique (ce vice n'a pas laissé d'avoir de grands hommes pour amis). »
Et l'on ne parle de parti philosophique qu'après 1750... (Nous verrons plus loin ce que les « Philosophes » pensent de cette forme d'amour). De plus, Montesquieu, qui voyage en Italie en 1728, écrit à cette date :
« A Rome, les femmes ne montent pas sur le théâtre ce sont des castrati habillés en femmes Cela fait un très mauvais effet sur les mœurs, car rien n'inspire plus (que je sache) l'amour philosophique aux Romains. »
Il faut donc que l'expression « Péché philosophique » se réfère aux philosophes antiques, et en particulier à Socrate. Ainsi Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, traite-t-il de l' « Amour socratique », comme nous le verrons plus loin
Notons enfin quelques remarques de vocabulaire :
— En 1732, le Dictionnaire de Trévoux observe « Quelques-uns appellent l'amour des garçons le péché de non-conformité. »
— Les homosexuels sont couramment appelés bougres (et ce, depuis longtemps), mais aussi chevaliers de la manchette, arracheurs de palissades, batteurs de fausse monnaie, ou guèbres (1).
L'homosexualité n'est pas absente, loin de là, dans les faits, ni dans les pensées, au XVIIIe siècle ; d'où vient alors la difficulté de documentation sur le sujet ?
Les disparitions « ordinaires » de textes sont trop connues pour qu'on insiste : vieux livres vendus à l'épicier qui en emballe ses marchandises, incendies nombreux, blocus à partir de 1805 qui fait que des bateaux quittent les ports français chargés de la contre-valeur (théorique) des produits étrangers en productions françaises : si les porcelaines, les passementeries trouvaient des acquéreurs en Grande-Bretagne, il n'en était pas de même pour les vieux habits ou les vieux livres qu'on jetait par-dessus bord dès que le navire s'éloignait des côtes. Les sujets scabreux pouvaient mener leurs auteurs en prison, et de tels écrits, imprimés clandestinement, circulaient de même ; en 1803, le Premier Consul ordonna « que tous les livres obscènes que l'on trouverait en possession des filles de joie fussent saisis et anéantis. Un seul exemplaire de chaque livre serait déposé à la Bibliothèque Nationale » (2).
Par ailleurs, si l'homme moyen aime parfois la paillardise, le libertin préfère les actes aux écrits, et tâche de ne pas se faire connaître : car la condamnation est rude, et même infamante ; l'opprobre se porte sur l'entourage : au lendemain de l'exécution de Damiens (28 mars 1757), on condamna sa femme et sa fille à être bannies et ses frères à changer de nom. Cela s'explique :
« Dans un Etat où la considération suit la naissance, le rang, le crédit et les richesses, tous moyens d'impunité, une famille qui ne peut soustraire à la justice un parent coupable est convaincue de n'avoir aucune considération, et par conséquent est méprisée ; le préjugé doit donc subsister » (3).
Sur la rudesse de la condamnation, deux extraits seront sans doute suffisants pour édifier le lecteur ; ils sont tirés du Traité des Crimes et de leurs Peines (4) de Muyart de Vouglans, publié en 1757 ; leur rigueur n'est pas une exception.
« (De la Sodomie).
La peine d'un si grand crime ne peut être moindre que celle de la mort. La vengeance terrible que la Justice Divine a tirée de ces villes impies, où ce crime était familier, fait assez voir qu'on ne peut le punir par des supplices trop rigoureux, et surtout lorsqu'il est commis entre deux personnes du même sexe, cette peine est portée expressément par le chapitre XX du Lévitique en ces termes : Qui dormierit cum masculo coitu fœmineo, uterque operatus est nefas, morte moriatur, sit sanguis eorum super eos (5).
Par rapport à la dernière espèce de ce crime, qui se commet sur soi-même, la peine de ceux qui y tombent, lorsqu'ils sont découverts (ce qui est extrêmement rare), est celle des galères ou du bannissement, suivant les circonstances de scandale qu'ils ont causé. »
(1) En France, ce dernier terme évoque d'une manière approximative les mœurs qu'on prête alors aux Orientaux. En fait, ce terme générique désigne les Persans restés fidèles à la religion de Zoroastre, et réfugiés en Inde lors de l'islamisation de leur pays. La tragédie de Voltaire : les Guèbres (1769) n'a ni de près ni de loin de rapport avec l'homosexualité.
(2) A.J.B. Parent-Duchâtelet : De la prostitution dans la Ville de Paris.
(3) Charles Duclos : Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et Louis XV – 2, 28.
(4) Titre III, chapitre X : « de la Sodomie », pp. 509-510. A propos de la condamnation et du supplice du jeune chevalier de La Barre (1766) cet auteur, avocat au Parlement de Paris, n'hésite pas à écrire que « cet arrêt est le meilleur modèle que l'on pût proposer aux juges en cette affaire ». S'il ne s'agit que de la forme, c'est inique ; s'il s'agit du fond, c'est odieux.
(5) Lévitique : XX-13 : « L'homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c'est une abomination qu'ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux. » Traduction de H. Cazelles, P.S.S. ; in la Bible de Jérusalem, Club Français du Livre, 1955, I-p. 328.
Arcadie n°254-255-257-258-259/260-262, Pierre Nouveau, février-mars-mai-juin-juillet/août-octobre 1975
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