Le secret de Jules Verne par René Soral
La lecture des livres de Jules Verne doit-elle être interdite aux moins de seize ans ? C'est ainsi qu'est rédigée la bande publicitaire qui entoure le livre de M. Marcel Moré, paru à la N.R.F. sous le titre « Le très curieux Jules Verne ».
La comtesse de Ségur avait déjà fait l'objet de doctes études psychanalytiques faisant ressortir l'aspect sadique de son œuvre. Voici que Jules Verne est maintenant sur la sellette, et le livre de M. Moré ouvre aux Arcadiens de troublantes perspectives sur l'illustre écrivain. On peut se demander quels seront les livres que l'on pourra désormais faire lire aux jeunes gens.
Quel est pourtant celui d'entre nous qui n'a pas, dans son enfance, dévoré L'île mystérieuse, Michel Strogoff et tant d'autres volumes passionnants qui nous faisaient vivre des aventures extraordinaires et réaliser de merveilleux voyages. Bien des vocations de savant ou d'explorateur ont été suscitées par la lecture des livres de Jules Verne.
Bien peu d'explorateurs cependant ont songé à fouiller les replis secrets de sa vie et de son œuvre. Quelques psychanalystes l'ont fait, puis M. Moré qui dévoile dans un premier livre (car il nous en promet d'autres) divers aspects pour le moins curieux présentés par cet écrivain, demeuré d'autant plus inconnu qu'il est célèbre.
M. Moré montre que Jules Verne n'a pas seulement écrit ses « voyages extraordinaires » pour l'éducation et le divertissement de la jeunesse, mais aussi pour y confesser ses secrets les plus intimes et y révéler, malgré lui, certains aspects de son caractère mystérieux.
L'enfance de Jules Verne a du reste été marquée par un épisode mouvementé qui aura une influence sur toute sa vie et son œuvre.
A l'âge de onze ans, en 1839, il quitta la maison de son père, l'austère avoué Pierre Verne, aux environs de Nantes, pour s'embarquer comme mousse sur un trois mâts, la Coralie, qui devait lever l'ancre pour les Indes. Mais un marinier, qui connaissait l'enfant, l'avait aperçu et en avisa les parents. L'avoué réussit à rattraper le bateau à l'escale suivante, et, après avoir ramené son fils à la maison familiale, lui administra, en publie, une solide raclée.
L'enfant en conçut probablement un violent ressentiment contre son père, dont il se détacha et qui restera pour lui un étranger. Par ailleurs, les voyages qu'il n'a pu faire dans la réalité, Jules Verne les fera en imagination, car même lorsque le succès et la fortune viendront, il ne verra jamais la plupart des pays qu'il décrit dans ses livres. Cet auteur qui a décrit tant de chasses extraordinaires, était un si piètre chasseur, qu'un jour, croyant tirer un lièvre, il troua le bicorne d'un gendarme !
Après avoir fait son droit et mené joyeuse vie à Paris, où il écrira des pièces de théâtre, il se range, se marie à vingt-neuf ans, et achète une part d'agent de change.
Il présente alors tous les aspects extérieurs d'un bon bourgeois sérieux, père de famille. Mais un démon le tient, et chaque jour, il se lève à cinq heures du matin, s'enferme et noircit des feuilles de papier.
Il se décide, une belle matinée de 1862, à rendre visite à l'éditeur Hetzel et à lui apporter le manuscrit de Cinq semaines en ballon. Hetzel, dans sa chambre somptueusement décorée de tapisserie, le reçoit alors qu'il est encore au lit, car il se couche toujours tard. Il fait apporter quelques corrections au manuscrit, s'enthousiasme et fait aussitôt signer un contrat à Jules Verne, qui devra écrire deux volumes par an pendant vingt ans et recevra 10.000 francs or par volume.
Dès le début, le succès est foudroyant, et bientôt Jules Verne quitte sa charge d'agent de change pour se consacrer à la littérature. Il se prend d'une affection profonde pour Hetzel qui l'a lancé et qu'il appellera son « père spirituel », par opposition au « père naturel ». Hetzel, qui avait quatorze ans de plus que l'écrivain, lui apporta son expérience et sut tirer le meilleur parti de son talent. Il -lui apporta en outre une amitié, solide, sans être envahissante, car il ne cherchera jamais à étouffer la personnalité de son « cher enfant ».
Hetzel apparaît dans un livre fameux de Jules Verne sous les traits du capitaine Nemo. Il est du reste curieux de constater que dans beaucoup de ses livres apparaissent deux personnages : un jeune garçon, beau, vigoureux, plein d'ardeur, et un homme plus âgé, posé, qui apporte au jeune homme son expérience, modère ses impulsions ; il se noue alors entre les deux personnages une profonde et chaste affection, qui rappelle celle de l'amant et de l'aimé de l'Antiquité grecque.
Les exemples en sont trop nombreux pour les citer tous, le plus typique est cependant celui des Enfants du Capitaine Grant, où Lord Glenavan part avec le jeune Robert Grant accomplir un périlleux voyage à la recherche du Capitaine Grant. Un Drame en Livonie, passionnant roman policier, montre également l'affection de Wladimir pour Nicolef.
Un autre exemple de « père spirituel », plus mystérieux et imposant, est donné par le capitaine Nemo, ce révolté sublime.
Jules Verne, qui s'était beaucoup attaché à son frère, Paul Verne, a également décrit l'amour fraternel avec d'extraordinaires accents (notamment dans Les Frères Kip).
Plus tard, Jules Verne s'attachera à des garçons plus jeunes que lui, et il jouera alors le rôle de père spirituel. Nous verrons plus loin le drame qui en résultera.
Il est à ce sujet fort curieux de constater la profonde amitié qui unit Jules Verne, âgé alors de cinquante ans, et le jeune Aristide Briand, alors que le futur homme politique n'avait que seize ans. Mais il possédait déjà ce charme et cette culture qui firent de lui l'une des plus attachantes figures de la IIIe République.
Georges Suarez, dans son ouvrage en cinq volumes sur Aristide Briand, écrit que le jeune homme « ne tarda pas à exercer sa séduction » sur Jules Verne, que « cette rencontre de 1878 pesa fortement sur le futur homme politique » et que « l'amour de l'océan unit bientôt l'écrivain et le lycéen ».
Jules Verne va chercher le garçon au lycée et sera son correspondant lorsque Briand fera son Droit à Paris. Les relations entre les deux hommes durèrent très longtemps, et il est bien dommage que leur correspondance n'ait pu être retrouvée.
L'influence politique de Briand fut du reste probablement déterminante sur la résolution prise par Jules Verne de poser sa candidature en 1888 à Amiens, dans une liste ultra-rouge, au grand scandale de sa famille.
Quoi qu'il en soit M. Moré écrit lui-même que l'énorme différence d'âge entre les deux hommes suffit « pour que leurs relations amicales prennent aussitôt un aspect quelque peu énigmatique ».
Jules Verne, qui aime introduire dans ses livres, non seulement sa propre personnalité, mais aussi celle de ses amis, fera figurer le personnage de Briand dans Deux ans de vacances, sous le nom de Briant.
A ce sujet, M. Moré fait ressortir la passion de Jules Verne pour les jeux de mots, les anagrammes, les messages secrets décodés à l'aide de grilles.
Ce goût du secret, de la mystification, est un trait dominant du caractère de Jules Verne : c'est dans son œuvre qu'il se trahit et se « défoule ».
C'est ce qui lui permet de mener une vie d'apparence exemplaire et rangée, minutieusement chronométrée, comme celle de Philéas Fogg, dans le premier chapitre du Tour du Monde en 80 jours.
De cinq à onze heures, il travaille dans son cabinet. A midi, il déjeune rapidement, puis se rend à la Société industrielle d'Amiens pour dépouiller journaux et revues. Il rencontre alors à l'Hôtel-de-Ville ou au Cercle quelques notables, revient chez lui et, chaque soir, même s'il y a des invités, se couche à dix heures précises. Ce mode de vie lui permet d'écrire deux volumes par an pendant plus de quarante ans.
Il affecte du reste en famille une gaieté un peu forcée, aime organiser jeux et charades ainsi que bals travestis.
Mais cette vie réglée, cette gaieté superficielle, dissimule un drame, longtemps secret, et qui, un jour, éclate à la surface.
Un soir de mars 1886, Jules Verne rentre chez lui. Une silhouette est dissimulée dans l'ombre. Deux claquements secs retentissent, deux coups de revolver. Une balle atteint l'écrivain au tibia. On arrête le meurtrier ; quelle n'est pas la surprise de constater qu'il s'agit du propre neveu de Jules Verne, âgé de vingt-cinq ans.
Les relations entre l'oncle et le neveu étaient profondément affectueuses ; ne pouvant expliquer ce geste, on en conclut que le jeune homme avait été atteint de dérangement cérébral.
L'affaire fut du reste étouffée, on fit taire la presse, et, par la suite, Jules Verne refusa d'évoquer cet incident douloureux, qui le rendit malheureusement infirme pour le restant de ses jours, il ne put marcher qu'avec une canne, il cessa de voyager moralement, il fut très atteint et se replia de plus en plus sur lui-même, se consacrant à son œuvre.
Celle-ci continue à exprimer les thèmes de fuite, de dépaysement, de découverte de pays ou même de mondes nouveaux souvent fantastiques. On y trouve souvent des personnages exceptionnels, à la personnalité puissante (celle qu'il aurait voulu être).
Sont décrites, comme nous l'avons vu, des affections profondes entre deux frères, ou entre un père spirituel et son fils adoptif.
En revanche on trouve dans l'œuvre de Jules Verne bien peu de figures féminines marquées. Il est évident que Jules Verne attachait peu d'importance aux femmes, à commencer par la sienne. Non seulement il cherchera toute sa vie à lui masquer sa véritable personnalité, sans jamais se livrer ou se confier à elle ; mais encore, six semaines avant l'accouchement de Mme Verne, il part avec un ami faire un voyage en Scandinavie. Il n'aime pas non plus les enfants quand ils sont bébés, il ne les apprécie que lorsqu'ils deviennent adolescents !
Par ailleurs les héros de Jules Verne songent peu à l'amour, mais plutôt à l'aventure. Parmi eux se trouvent bien des figures de solides marins, préférant la mer ou leur bateau à tout mariage.
Ajoutons que des psychiatres ont relevé de multiples symboles sexuels (et virils) parfois très apparents dans l'œuvre de Jules Verne.
Tout ceci est assurément troublant. Saurons-nous jamais quel fut le secret que Jules Verne a jalousement gardé dissimulé au plus profond de lui-même ? M. Moré n'a pas voulu prendre à ce sujet une position très nette. Nous pouvons cependant le pressentir d'après certains aspects curieux de sa vie et de ses livres.
Ce secret eut une influence profonde sur son œuvre, nous venons de le voir ; en outre c'est peut-être ce qui lui communique ce charme, ce frémissement de la vie, cette éternelle jeunesse.
Jules Verne a tellement bien réalisé ses rêves et donné vie à des personnages remarquables, que ceux-ci ont pris parfois corps. On raconte, en effet que, le mardi 28 mars 1905, à Amiens, aux funérailles de l'écrivain, apparut un Anglais, raide comme un pieu, en tenue classique de voyage (mac-farlane à carreau, casquette), ému mais digne, qui vint serrer les mains de la famille Verne éplorée, en disant : « Courage, courage, dans la dure épreuve qui vous atteint. »
L'assistance, stupéfaite, murmurait : « Philéas Fogg, c'est Philéas Fogg. »
Arcadie n°87, René Soral (pseudo de René Larose), mars 1961