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Le voyage en ganymédie (Supplément au Tiers Livre composé par François Rabelais)

Publié le par Jean-Yves Alt

Supplément au Tiers Livre composé par François Rabelais

Docteur en médecine et calloier des isles hieres.

Petite note liminaire pour les lecteurs d'Arcadie

Un archiviste de nos amis a fait récemment une heureuse trouvaille en dépouillant un lot de manuscrits anciens qui n'avaient pas été inventoriés à la bibliothèque provenant du château de Chambord. Il a découvert le document curieux, mais un peu mutilé, que nous publions ci-dessous et qui, comme on le verra, se compose de chapitres qui prendraient place dans le Pantagruel de Rabelais s'ils pouvaient être authentifiés comme étant l'œuvre de cet illustre génie de la Renaissance.

Les érudits que nous avons consultés pensent, pour la plupart, qu'il s'agit d'un pastiche. Divers éléments de la langue et de la syntaxe sont invoqués à l'appui de cette opinion. On remarque aussi des mouvements poétiques et une atmosphère générale qu'on ne relève nulle part dans les ouvrages de Rabelais.

Quand nous avons demandé à des spécialistes s'il serait possible de préciser l'âge probable de ce pastiche, ils nous ont assuré, d'après des détails de calligraphie, d'encre et d'ancienneté du papier, qu'il faudrait dater le document du milieu du XVIIe siècle, soit environ cent ans après la mort de l'immortel auteur de Gargantua. Mais peut-être ne s'agit-il que d'une copie faite sur un manuscrit plus ancien, ce qui laisse place au doute.

Si, contre l'opinion de ces spécialistes, quelques esprits critiques proposaient d'assigner à l'auteur du manuscrit une existence beaucoup plus récente, parce qu'à moins d'un don de prévision quasi divinatoire, il n'aurait pu imaginer les progrès de la science, tels que les diagnostics objectifs, les analyses et l'insémination artificielle, nous leur rappellerions que Rabelais en son Quart Livre, au chapitre LVI, prophétisa l'invention des disques de phonographes sous la forme de « paroles et cris des hommes » qui, après avoir été gelés, fondaient et se pouvaient ouïr sitôt « la rigueur de l'hiver passée ».

Eugène Dyor

COMMENT PANTAGRUEL ABORDA UN ARCHIPEL MERVEILLEUX

Nous navigasmes six jours et six nuicts sans qu'oncques n'aperçut moindre terre. La mer en pleine léthargie et somnolence ne bougeoit mie et les voiles pendoient plus flasques que testons de vieille sorcière. Jà, les nauchiers mal contents restoient le cul sus le tillac, maugréant et maschonnant leur ennuy, en grand peur de périr à la parfin. Quand au serain l'air nous sembla un peu moins dormant, une bouffée d'aromaticque senteur de résine et de foin nous advertit que terre et bois estoient proches. Sitost réveillés de leur torpeur, Panurge, Epistemon, frère Jean et les matelots levèrent le nez à l'espoir d'isle, verdoyante en moult ramures et palmes chargées de fruicts.

Le mousse qui estoit au haut du trinquet bientost s'escria :

« Terre, vive Dieu ! Je voys des isles éparses ! »

Le maistre pilot rassemblant l'équipage leur disoit : « Courage, matelots, le port n'est pas loin. Amure babord. Serrez la barre, le cap au dret et si Neptune le veut, nous souperons ce soir sus la plage. »

« Voire, dist Panurge, si les escogriphes, les chats-fourrés ou aultres males bestes du pays nous en baillent licence. »

Fort lentement approchasmes sous brise légère et vismes myriade d'isles de toutes sortes... (lacune) ...au Loing des monts brillans tout cérulés d'azur comme glacier au soleil.

A cette vue, nous estions en grande admiration, cuydant déjà aborder aux isles Fortunées dont Hérodote, Pausanias, Hammon et Pline ont tant vanté, tant décrit les mirificques attraicts. Le bon Pantagruel remercia le Seigneur dans ses prières de nous avoir sortis de la bonache pour nous mener en cestuy lieu si prometteur de réjouissantes choses.

La nuict venue, le faible zéphire pui poussoit la nauf tomba si soudain que nous restasmes à cent encablures du rivage, ancres jetées. Plusieurs des nostres tout la nuict point ne dormirent, tant s'ébahissoient d'apercevoir au fond du golfe une numéreuse flotille de canots, barques, esquifs portant moult lanternes allumées ramer d'isle en isle, se promener ou s'aborder ainsi que lucioles et abeilles font de fleur en fleur. Des chants lointains et suave musique se pouvoient ouïr dessus l'eau. D'aulcuns cuydèrent que c'estoit nuict de feste et se promirent à soy bien s'esbaudir et rigouller quand serions à terre.

Au lever du jour quand voulusmes aborder, des lansquenets armés de piques et aultres acolytes à mine de recors nous firent grand peur à force de cris et menaces furieuses. Pantagruel tenta calmer et amadouer ces trognes aux badigoinces grinçantes comme diables en colère. Point n'y parvint. Obtempérant à leurs aboie-mens et itératives défenses, il nous fallut remonter en nostre navire, sitost suivis d'un officier parlementaire, lequel nous harangua en language archadique (1) à fin nous instruire des édits, ordonnances et règlemens du roy Andréas Ier, prince qui règne sur l'archipel. Lors, apprismes que les dites isles s'appeloient Ganymédiennes, tant inconnues que nous ne pusmes trouver nom, ni position méridienne dessus les cartulaires.

Epistemon qui scayt toutes langues parla avec l'officier et nous apprit qu'il ne nous seroit baillé licence de mettre pied à terre et nous ravitailler avant que de montrer par expérimentales probations que nous estions sains de corps et d'esprit, ni pustuleux, ni vérolés, ni chancreux, ni chaude-pisseux et la peau, la langue et aultres parties nettes et franches des maux dont on se peut gratifier en amoureux exercices. Cela nous ébahit. Le peuple de ces isles redoutant plus que lèpre et que peste la contagion de ces maladies-là rigoureusement veille à ne pas laisser empoisonner ses plaisirs d'amour par crainte d'icelles. Ce pourquoi défense faicte d'aborder aux estrangers qui porteroient les germes et contaminations secrètes de ces affections vénéreiques. De quoi Panurge s'esclaffa et frère Jean, peu sur de son faiet, s'indigna en vaines paroles.

Une barque étant venue nous accoster, une troupe de médicastres plus scavans qu'Hippocrate en son art, montèrent à l'écoutille accompagnés d'une suite d'aydes et d'apothycaires, tant et tant qu'il fallut, malgré qu'on en ait, les recevoir en nostre nauf et nous soumettre tout nuds à leur examen, palpation, exploration, sondage et analyse doctorale comme jamais nous n'avions vu faire aux médicins d'aultres pays. Les uns prenoient gouttelette de sang, les aultres d'urine ou de salive, d'aultres observoient à travers des verres de lunette les dents, les yeux, les ongles pour en extraire par de scavantissimes déductions les plus secrètres symptomates de maladies. C'estoit grande merveille de substantificque science. Le tout se fit très civilement, mais frère Jean qui ne vouloit rebrasser son froc de peur, crioit-il, qu'on le vit bracquemarder publiquement, fit tel tapage et si fort se mutina que le bon Pantagruel lui dist : « Eh quoi, Jean des Entommeures, serois-tu plus preude et pudibond que dévote pucelle ? Ne peux-tu payer droit d'aubaine à ces messieurs comme nous, en leur montrant ton cul, puisqu'ici c'est de coutume ? Si tu n'y consens point, je te le dis, tu ne descendras à terre et de peur que tu n'ailles te farfiler à la nage ou aultrement, les nauchiers t'attacheront en artemon, tel Ulysse quand traversa la mer des Syrènes. »

Adoncques, tout grognassant, frère Jean se laissa palper selon les règles et préceptes de l'Esculape ganymédien les pertuys, sphinctères et conduicts naturels comme les aultres avaient faict. Le magister des médicins le regardant derrière ses lunettes fronçoit le sourcil et dissoit n'avoir oncques vu membre si ord, cul si brenneux et que le frère ne débarqueroit pas en pareil état ; qu'au surplus, les pouilleux, les pusseux et aultres bectes piquantes ne valoient pas mieux pour la santé d'aultruy que galeux, catarrheux et tous vérolés du diable. Ce dont frère Jean se montra si fort dépité qu'il grommeloit entre ses dents et menaçoit d'envoyer au Cocyte toute la bande de ces doctes épouilleurs de cul. Passant oultre, ce fut aux rires de la compagnie, nostre moine qu'on mit au baquet et malgré ses imprécations, on le lava, frotta, rascla, décrassa, escurra et brossa tant et si bien que sa peau devint doulce et rose comme satin.

Après avoir bien ri, le magister remit à Pantagruel moyennant un carolus d'or un mémoire tabelliforme aussi long et touffu que vrai grimoire de chat-fourré, le tout à l'usance de la prévosté des isles afin qu'elle fut assurée de notre vaillante et virile santé et qu'elle baillat liberté à nostre troupe pérégrine de descendre à terre, s'y ébattre à loisir et mesmement y folatrer en galante compagnie, si tel advenoit au désir de quelques-uns.

Nous estions en grande Impatience de connaistre ce peuple excessivement pointilleux et nous sautasmes promptement en l'esquif pour gagner la terre. Sus le havre trouvasmes foule de pages, damoiseaux, muguets, francs gaultiers, apprentifs et garçons de tout poil tant phantasquement vestus que nous cuydasmes tomber en carnaval.

Les uns portoient au-dessus de la chemise pourpoint mi-parti vert et noir ou mordoré et bleu de drap fin, de satin ou de tafetas brodé et passementé de soye des mesmes couleurs, les manches deschiquetées en barbe d'escrevisse, les aultres avoient des chausses à la martingualle, d'aultres alloient aussi nuds que Diogène en son tonneau et n'avoient pour seul atour que sandalles de cuir ou cothurnes d'argent lacés, ainsi que danseuses antieques, d'aultres vestus de chamarres flottantes, d'aultres portant pour le haut le cazaquin de velours, la ceinture de soye violette ou vert cendré et pour le bas les grègues si étroitement ajustées sus les fesses et les cuisses qu'on eut dit pelage de satyreaux, iceux s'esbattant et ballant sans cesse, d'aultres philophanes montrant énorme braguette parfilée d'or ou d'argent ou bien faicte à broderies de feuilles de houx et de Chesne avec leur gland, d'autres rustiques portoient des grappes d'oignons au bas du torse ou bien d'aubergines, concombres et colocynthes et divers fruicts de leurs isles d'un jaune d'or semblables à des courges bien membrues, d'aulcuns teste nue, d'aultres accoutrés des bonnets les plus variés selon que bon leur sembloit avec bordeure de vair, plumet, ruban ou fleur, certains mesmes empanachés de plumes mignonnement Passementées de fils au bout pendant de rubis, sardoines, grenatz, bérilles, menues clochettes, entoiles de crystal, brimbelinettes buffonicques meslées de paillettes de toutes couleurs et aultres babioles de mosmeries et réjouissances de mascarade.

Tout ce beau monde gay, devisant et fredonnant se pavanoit gorgiasement ainsi que font coquettes pour attirer les regards. De jeunes effrontés rioient et se gabeloient de nostre accoutrement d'hommes de bien. Il fallut que Pantagruel fisc mine de se fascher pour soy dégager de la cohue des badauds. A la parfin nous arrivasmes à la muraille qui entoure la ville et entrasmes à l'intérieur par une porte magnifiquement cloutée d'or, peinte d'annelets deux à deux posés en nombre qui sont les armes de cestuy lieu. Sus le linteau d'icelle porte estoit gravé en grosses lettres la devise que voici : Aime qui vouldras.

(1) Peut-être faudrait-il lire « archaïque » avec une faute de copie qui, par une curieuse rencontre, fait penser à la langue parlée en Arcadie. (Note du transcripteur).

Arcadie n°52, avril 1958


Lire l'article complet publié dans Arcadie n°52 et 53 : Le voyage en Ganymédie : supplément au Tiers Livre composé par François Rabelais

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