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Lectures abyssales du travesti par Antoine Pickels

Publié le par Jean-Yves Alt

« Je suis un mensonge, donc je suis la vérité. »

Car, peut-être justement parce que le travesti se donne d'emblée pour une image fausse, une apparence sans profondeur, l'on s'acharne à vouloir lui trouver du sens. C'est qu'on a quelque mal, dans nos contrées, à se satisfaire intellectuellement de la seule surface. Si, lorsqu'on nous donne l'apparence de la profondeur, nous donnons volontiers notre aval sans creuser plus avant (assez de philosophes de supermarché nous en administrent quotidiennement la preuve), nous avons plus de mal à nous résoudre à laisser en l'état des choses qui s'affirment comme superficielles, supposant toujours qu'il doit y avoir anguille sous roche. Aussi le travesti suscite-t-il bien des lectures sur son au-delà, lectures différentes selon le genre et la sexualité, lectures ouvrant sur des abysses forcément insondables : car les sens trouvés ne sont jamais univoques, et se contredisent pour la plupart.

Il y a des lectures compassionnelles – celles que font en général ceux qui « détestent » les travestis – qui invoquent le « malheur » de ceux-ci. Le travesti est un être pitoyable, qui n'est pas « bien dans sa peau », un « malade », pourvu d'une identité « sexuelle » opposée à celle que la nature lui a donnée. Le spectacle qu'il donne est tragique (et d'autant plus tragique que le travesti est comique) parce qu'il révèle cette inadéquation fondamentale. S'il se donne en spectacle, c'est pour pouvoir dépasser, ne serait-ce qu'un court moment, ce dilemme. Cette interprétation, qui ne fait pas le détail entre genre et sexualité, entre transsexualisme, homosexualité et travesti proprement dit (n'oublions pas qu'il existe des travestis « hétérosexuels », même s'ils ne forment pas le gros des troupes), stigmatise parallèlement la laideur, la vulgarité, la grossièreté du genre, comme «preuves» » de ce qu'elle avance. Pour rétrogrades qu'elles puissent paraître, ces lectures ne sont pas hors circulation, loin de là ; doux mélange d'homophobie tenace, de conceptions médicales héritées du XIXe siècle et de bon goût, elles continuent à véhiculer la haine de la différence.

Il y a des lectures archétypales, le plus souvent émerveillées – et cultivées. Là, les trop fidèles (donc mauvais) lecteurs de Jung, d'Eliade et de Bachelard expliquent leur fascination par une remontée new age aux « sources de l'humain ». Dans le fabricat proposé sur scène, qui pour le coup n'a plus rien de vulgaire, ils projettent Platon, les ancêtres sphériques, une multitude d'anges plus ou moins gnostiques et quelques anecdotes levistraussiennes, pour faire global. Le « sexe surnaturel de la beauté » (1) apparaîtrait alors (mais uniquement à ceux suffisamment initiés pour le reconnaître, cela va sans dire).

Il y a des lectures psychanalytiques, où Maman danse avec les loups, où le corps de Papa est transpercé par les talons aiguilles (almodovariens, of course), où l'angoisse de la castration se résout dans la compression des organes génitaux sous la robe, et où Narcisse fait des ablutions rituelles dans son image. Malgré le triste état de la psychanalyse, ces lectures perdurent, mieux en tous cas que leurs remises en cause des années soixante-dix (2).

Il y a des lectures centrées sur la condition des spectateurs hétérosexuels, qui expliquent le confort des spectateurs mâles, face à un homme personnifiant une femme, par le fait que ces hommes, s'ils l'emmenaient au lit, proclameraient aux yeux du monde extérieur leur rôle « actif » ; face à une femme personnifiant un homme, par le défi que représenterait pour eux le fait de montrer à cette « sale gouine » ce qu'est un homme, un vrai (car, après les avoir connus, elle virerait de bord, c'est évident) ; et pour les spectatrices femelles, dans le premier cas, par le plaisir de voir un mâle ravalé à leur état ; dans le second, par solidarité féminine primaire. Les cas des spectateurs femelles et des spectatrices mâles ne sont pas envisagés dans ces lectures.

Il y a des lectures féministes intégristes qui stigmatisent la misogynie à l'œuvre chez tout homme travesti en femme et la soumission à l'œuvre chez toute femme travestie en homme (3).

Il y a des lectures libératrices homosexuelles, qui rejoignent par bien des aspects les lectures compassionnelles homophobes, et qui voient dans le travesti un cri adressé au monde sur la difficulté de la situation des homosexuels, un dépassement de la honte (4), une sortie virtuelle du placard. Dans ces lectures, Notre-Dame des Fleurs et Divine portent l'étendard du martyre libérateur, mais Charlus et Corydon ne sont jamais bien loin, pour rappeler qu'ils n'ont rien à voir avec ces gens-là.

Il y a des lectures subversives où le travesti est le lieu du brouillage des identités sexuelles ou de genre imposées par l'ordre social, la transgression de « l'ultime interdit » (le franchissement de la frontière entre les deux parties du monde), et un manifeste queer (5) à soi tout seul. C'était notamment l'interprétation de Judith Butler dans Gender Trouble (6). Depuis, celle-ci a nuancé son propos, mais ses théories continuent d'alimenter ce type d'interprétations où « l'efféminé » et la butch, véritables transgresseurs, s'opposeraient au « clone » macho (homosexuel hyperviril) et à la fem (lesbienne « féminine »), qui ne feraient que reproduire les rôles assignés.

Il y a, à ces lectures, des contre-lectures, comme le rappelle Leo Bersani dans Homos (7), qui, à l'inverse, insistent sur le fait que le travesti peut aussi représenter un acte d'allégeance au système, ou que sa « resignification » de la culture dominante débouche sur le renforcement de la domination de cette culture. Dans ce cas, le travesti ne serait pas plus (ou moins) « perturbateur » pour la société hétérosexuelle que ne l'est le macho cuir, par exemple.

Il y a des lectures esthétiques (dont il faut peut-être rapprocher celle-ci), qui analysent le travesti uniquement en fonction des critères du camp, en le détachant de son contexte social et lui donnant le statut d'icône de la « sensibilité gay » — dont Oscar Wilde et Christopher Isherwood seraient les devins. Le mérite de ces lectures est d'accorder aux travestis le statut d'artistes qu'ils méritent. Leur défaut est de les juger avec des critères culturels dont, la plupart du temps, ils se contrefichent.

En fait, aucune de ces lectures n'est totalement fausse — c'est peut-être là le problème —, pas même les lectures « compassionnelles » homophobes. Les travestis peuvent être malheureux, pitoyables et vulgaires, renvoyer à des images archétypales, souffrir de problèmes psychologiques, conforter des hétérosexuels dans leurs rôles, heurter par leur misogynie, être des formes d'aveu d'une identité mal vécue ou de dépassement d'une vie sociale étriquée, chatouiller les identités de manière subversive, se conformer à l'image qu'on attend d'un « homo », être des objets esthétiques rares — et ils peuvent, bien entendu, être le contraire, parfois simultanément, sans parler des multiples contradictions entre toutes ces interprétations. Mais toutes ces lectures supposent un « au-delà » du travesti, basé sur le fait que si les signes du mensonge nous sont ainsi proposés, cela doit forcément dissimuler une vérité — une vérité plus « profonde » que celle, banale, qui consiste à dire « je ne suis pas ce que l'on croit » en arrachant sa perruque.

Antoine Pickels

« Je suis un mensonge, donc je suis la vérité », Le Labyrinthe des Apparences, sous la direction de Jacques Sojcher, éditions Complexe, Revue de l'Université de Bruxelles, 2000, ISBN : 2870278152, pp. 138 à 141 pour l'extrait cité.


NOTES :

1. Jean Cocteau, auteur de la phrase fameuse et si galvaudée « je suis un mensonge qui dit la vérité », qui a servi de point de départ à cet article, évoquait déjà, dans « Le numéro Barbette », un article sur un travesti célèbre dans les années vingt à Paris, ce signe donné par le trapéziste à la fin de son spectacle, quand il arrachait sa perruque.

2. Sur les rapports entre homosexualité et psychanalyse, qui fondent ces lectures, On lira avec intérêt l'article de Didier Éribon, « L'inconscient des psychanalystes au miroir de l'homosexualité », paru dans le numéro précédent de la Revue de l'Université de Bruxelles : Psychanalyse, que reste-t-il de nos amours?, édité par Francis Martens (Éd. Complexe, 2000) ; pour se rappeler les contestations des années soixante-dix, on lira Le Désir homosexuel, de Guy Hocquenghem, enfin republié (Éd. Fayard, 2000), en particulier le chapitre II, « Honteux, pervers, fou ».

3. Pour un bon survol des tensions entre le féminisme et les us et coutumes gays, dont le travesti, on peut lire Tim Edwards, Erotics & Politics. Gay Male Sexuality, Masculinity and Feminism, Londres et New York, Routledge, 1994.

4. Le concept de « honte » empoisonne, et empoisonnera encore durablement, si l'on en croit des publications récentes (notamment les Réflexions sur la question gay, de Didier Éribon), la pensée homosexuelle, gay ou queer. Depuis Proust au moins, elle habite la majorité des publications sur la question, un peu de la même manière que la Shoah forme l'horizon indépassable de bon nombre de penseurs juifs. Si on peut comprendre, dans un cas comme dans l'autre, la justesse historique de l'argument, on ne peut que regretter que la réflexion s'arrête sur un point qui, pour avoir été majeur dans la réflexion (ou le combat) après l'avoir été historiquement, n'est pas, dans un cas comme dans l'autre, propre uniquement à l'une ou l'autre « communauté ». Sans vouloir mettre toutes les causes minoritaires dans le même sac, le problème ici posé est celui, commun à beaucoup d'autres minorités, de la persistance d'un des effets de la minorisation, élevé au rang de mythe négatif, suppléant trop souvent à des manques ou des incohérences du discours, et empêchant, par le recours (justifié sans doute, mais par certains aspects facile) systématique à la victimisation, l'avènement d'une pensée active. On peut avoir de la mémoire sans forcément la porter comme un fardeau.

5. Le terme queer — initialement insultant — est utilisé à contre-emploi depuis la fin des années quatre-vingt par les pédés, gouines et autres transgenres soucieux de se tenir à égale distance de l« homosexuel », inventé au XIXe siècle par des « hétérosexuels », et du « gay », pratiqué depuis les années soixante-dix, mais volontiers conformiste aujourd'hui. On parle, depuis les années quatre-vingt-dix, de théorie queer et de pratiques queer. Voir infra l'article de Marie-Hélène Sourcier, Beatriz Preciado et Xavier Lemoine pour un bon exemple de queerness et plus de détails sur ce terme.

6. Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990.

7. Leo Bersani, Homos. Repenser l'identité, Paris, Éd. Odile Jacob, 1998.


Antoine Pickels est dramaturge et metteur en scène. Il a publié notamment les textes dramatiques La Ressemblance involontaire (Bruxelles, Groupe Aven, 1992), Abel/Alexina ou le sexe de l'ange (Bruxelles, Thor, 1995), Belgique, scène d'Afrique (Bruxelles, Groupe Aven, 2000) et quelques textes théoriques ayant généralement trait aux arts de la scène. Il est par ailleurs responsable d'édition de la présente revue, pour laquelle il a dirigé, en collaboration avec Jacques Sojcher, le volume Belgique, toujours grande et belle (Éd. Complexe, 1998).

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