Les « blousons noirs », aspect historique par Marc Daniel
Par « blousons noirs » on a pris, en France, l'habitude de désigner un phénomène dont, tout à l'heure, MM. Jean Boullet et André-Claude Desmon vont tenter de dégager les caractéristiques sur le plan psychologique et sur le plan sociologique, envisagées, bien entendu, dans la mesure du possible sous l'angle de l'homosexualité, qui est le commun dénominateur de nos cercles d'études arcadiens.
On m'a demandé, quant à moi, d'en évoquer les antécédents historiques. Or cette requête soulève une curieuse, mais intéressante question de méthode.
Lorsqu'un historien étudie, par exemple, « l'utilisation du cheval à travers les âges » ou « la marine à voile du XVIe siècle à nos jours », on encore « le mariage monogamique dans l'Orient ancien », etc. il sait très exactement sur quoi porte son enquête : le cheval, la marine à voile, le mariage monogamique, sont des objets bien définis, sur lesquels tout le monde est d'accord.
Mais les « blousons noirs » ? Le terme lui-même est récent, de même que ceux qui désignent le même phénomène dans d'autres langues à l'heure actuelle, « hooligans », « teddy boys », etc.
Pour pouvoir rechercher à travers les époques révolues l'équivalent des « blousons noirs », nous serons donc obligés de recourir à une curieuse méthode, que j'appellerai la « pétition de principe », et qui s'apparente à ce que les mathématiciens désignent sous le nom d'extrapolation : nous supposerons l'inconnu connu, et nous verrons, au bout de l'enquête, si les résultats obtenus permettent de justifier les définitions adoptées au départ à titre d'hypothèses de travail.
Tout d'abord, il est bien entendu, je crois (et ce sont, peut-être les deux seuls éléments de définition vraiment solides) que les « blousons noirs » sont des adolescents, je dirai même de jeunes adolescents, à peine pubères le plus souvent, et que ces très jeunes gens se groupent en « bandes » dans lesquelles les adultes ne sont pas admis, ce qui implique pour le moins une attitude de « refus » vis-à-vis de la société des adultes.
Un tel phénomène – « bandes » exclusivement composées d'adolescents – a-t-il déjà existé au cours de l'histoire ?
Dans beaucoup de peuplades primitives, en Afrique, en Indonésie, en Amérique, les jeunes garçons ne sont admis à participer à la vie de la tribu qu'après une initiation, de nature à la fois sexuelle et religieuse, qui fait d'eux des « hommes » au plein sens du terme, et qui se situe à l'époque de la puberté. Les rites de cette initiation varient beaucoup d'une peuplade à une autre, mais dans la plupart des cas les garçons sont, pendant une période variable, séparés du reste de la tribu, « ségrégués » dans des cases spéciales, et forment, pendant ce temps, comme une communauté « en marge », avec leurs propres règles de vie et leur organisation sociale à part. (Si l'on veut, un souvenir de cette coutume subsiste encore dans nos pays, sous la forme de la « retraite » qu'accomplissent les jeunes gens qui se préparent à leur première communion.)
Donc : groupe « clos » de jeunes adolescents en marge de l'organisation sociale. Mais là se borne la ressemblance avec nos « blousons noirs ». En effet :
1°) il s'agit, chez les peuples primitifs, d'un rite auquel nul ne peut se soustraire et qui s'intègre dans le schéma de la société ;
2°) cette « mise en marge » est provisoire et s'effectue sous le contrôle des adultes de la tribu. Elle n'est donc nullement dirigée contre l'organisation sociale dont elle est au contraire un des rouages ;
3°) cette ségrégation provisoire s'accompagne d'une initiation religieuse et revêt par conséquent un aspect essentiellement constructif.
Nous trouvons, d'autre part, à plusieurs époques de l'histoire, trace de « groupes » ou « bandes » de jeunes garçons, généralement à des époques de troubles sociaux et de misère matérielle. Mais (à part la fameuse Croisade des Enfants et les Milices enfantines de Savonarole dont je parlerai dans un moment), il s'agit toujours de bandes spécialement destinées au pillage et au vol pour subsister : nous avons connu cela, en Italie, en Grèce, en Allemagne, juste après la dernière guerre. Ces bandes ne sont rien d'autre que des « gangs » infantiles et j'imagine qu'aucun pays et aucune époque n'en ont été exempts en temps de guerre, de famine, d'épidémie, etc. Pour la France, nous avons des témoignages de telles bandes pour l'époque de la Peste Noire (XIVe s.), pour celle de la fin de la Guerre de Cent Ans (XVe s.), pour celle des Guerres de religion (XVIe s.). Dans l'Allemagne et la France de l'Est, la Guerre de Trente Ans (XVIIe s.) a provoqué le même phénomène. Mais il y a, entre ces bandes et les « blousons noirs » d'aujourd'hui, une différence essentielle : ce sont des groupes de pillage, parfois fort bien organisés certes, avec des chefs, des lois internes, etc., mais qui ne s'opposent à la « société » que parce que celle-ci est incapable d'assurer la subsistance de ses membres. Juste avant l'instauration du régime socialiste en Chine, de tels gangs d'enfants existaient dans les grandes villes chinoises, Chang-Haï, Pékin, Hang-Tchéou, Canton, et se livraient entre eux de sévères batailles pour la possession d'une boite à ordures pleine de détritus. Il paraît que de telles choses se voyaient à Calcutta il n'y a pas tellement longtemps. De toute évidence, il s'agit là d'enfants abandonnés, orphelins, etc., et leur « révolte » est d'ordre purement alimentaire. Ce n'est donc pas là que nous trouverons les antécédents historiques de nos « blousons noirs », dont les exploits commencent après un copieux repas pris en famille ou en sortant du cinéma de quartier.
D'autres groupes, ou plutôt « organisations » de jeunes gens et d'enfants, auxquels j'ai déjà fait allusion, s'écartent encore davantage de nos « blousons noirs » : je veux parler des « mouvements de jeunesse », chers à toutes les dictatures et à tous les régimes totalitaires. Les Romains ont connu cela, et les Nazis et les fascistes italiens des années 1930 (Hitlerjugend et balillas), avec, à leur suite, les « Jeunes du Maréchal » et les Jeunesses phalangistes en France et en Espagne qui ressortissent au même schéma. L'Eglise catholique, toujours prompte à assimiler les méthodes totalitaires, a emboîté le pas, avec ses scouts (il est vrai que le scoutisme est d'invention protestante et anglo-saxonne, avec une forte nuance de « kiplingisme » à l'origine) et ses divers « patronages » et « équipes de jeunes ». Parfois, la propagande (ce qu'on appelle aujourd'hui la « mystique ») arrive à fanatiser ces groupes d'enfants de façon si durable qu'il se crée ainsi de véritables corps d'armée ou de véritables milices politico-policières : ainsi en 1212, la « Croisade des enfants », qui jeta sur les routes de l'Orient trente mille enfants, sous la conduite d'un jeune fou mystique nommé Etienne, et qui se termina par la capture des malheureux par les Turcs. Ainsi encore, au début du XVIe siècle, dans Florence survoltée, le moine mystique et névrosé. Savonarole constitua une milice d'enfants fanatisés qui jouèrent le rôle d'espions, allant jusqu'à dénoncer leurs propres parents et faisant régner la terreur dans la ville. Des phénomènes du même ordre ont été relevés dans presque toutes les périodes révolutionnaires et sous presque tous les régimes totalitaires. Mais nous sommes loin des « blousons noirs », car il s'agit ici de mouvements créés et dirigés par les adultes, et qui s'insèrent dans le schéma social, loin de le combattre ou de le nier.
Enfin, l'enquête historique nous révèle d'assez nombreux exemples de jeunes gens désœuvrés qui se sont livrés à diverses sortes de jeux sauvages, destructions « pour le plaisir », rixes sans motifs apparents, etc. La Grèce classique n'a pas ignoré ce phénomène ; les jeunes gens du genre d'Alcibiade eurent plus d'une fois affaire avec la police, sinon avec la justice. A Rome, les excès nocturnes des jeunes gens de l'aristocratie étaient célèbres. Les voyous qui composaient l'équipe politique de Catilina, et dont beaucoup étaient très jeunes, volaient et violaient sans retenue. Plus tard, des adolescents de famille impériale comme Néron ou Caligula agirent de même. A d'autres époques et sous d'autres cieux le même phénomène se reproduit : les exploits douteux de certains jeunes aristocrates amenèrent, sous Louis XIV, de vigoureuses réactions de la part du roi. Ceux qui ont lu Lorenzaccio ont à la fois une idée des divertissements d'un jeune prince sous la Renaissance italienne et des imaginations d'un jeune écrivain désœuvré à l'époque romantique. Mais il manque, à ces genres de jeux, un élément essentiel pour que nous puissions les assimiler pleinement aux activités des « blousons noirs » : ils ne sont pas l'œuvre de « groupes », de « bandes » constituées, mais d'individus séparés ou, tout au plus, de ce que nous appellerions des « bandes de fêtards », réunis par le désir de se divertir en commun, mais ne possédant nullement l'impression de former une communauté à part et moins encore d'être en révolte contre la société. D'ailleurs, il s'agit toujours de jeunes gens de familles riches, donc de désœuvrés, d'inutiles sur le plan social, alors que les « blousons noirs » (les vrais, pas ceux que le cinéma a mis à la mode) sont, je crois, essentiellement des garçons de milieux très modestes.
C'est donc à une conclusion apparemment négative que nous arrivons au terme de cette enquête. Mais ce simple fait, en lui-même, est lourd d'enseignements, et je ne doute pas que Jean Boullet et André-Claude Desmon en feront leur profit. En effet :
1°) Le fait que nous ne connaissons pas d'antécédents historiques à nos « blousons noirs » ne signifie pas obligatoirement qu'ils n'ont pas existé, mais simplement que les chroniqueurs, les annalistes, les historiens n'en ont pas fait mention dans leurs œuvres. Un tel silence ne serait pas absolument surprenant, car par définition les « blousons noirs » ne cherchent pas la publicité, et la mode intellectuelle qui consiste à étaler en première page des journaux la criminalité est une mode relativement récente. Si des bandes de « blousons noirs » avaient existé sous Louis XIV, par exemple, il y a de grandes chances pour que nous n'en trouvions trace que dans les procès-verbaux des tribunaux, qui ne sont pas, pour l'historien, d'un accès aisé. Il y a là, en tout cas, une piste à suivre pour qui veut découvrir du nouveau dans ce domaine ; mais je n'ai pas l'impression qu'elle aille très loin.
2°) Si un phénomène historique est « unique », c'est-à-dire s'il apparaît pour la première fois, à une époque donnée et dans un type de société donné, sans qu'il soit possible d'en trouver trace précédemment, cette apparition spontanée constitue un élément extrêmement précieux pour l'étude de ce type de société.
N'étant pas sociologue, je ne m'aventurerai pas dans ce domaine à propos des « blousons noirs ». Mais je crois effectivement, pour ma part, qu'il s'agit bien là d'un phénomène nouveau, inédit dans l'histoire, et donc qu'il traduit une inadaptation foncière (ou un essai dévié d'adaptation, si l'on préfère) d'une certaine catégorie de jeunes gens à notre organisation sociale, dans la mesure où celle-ci est elle-même « nouvelle » et « inédite » (car, ne l'oublions pas, en histoire, des circonstances identiques produisent toujours des effets identiques, et si le phénomène « blousons noirs » n'a jamais existé jusqu'au XXe siècle, c'est que les circonstances qui lui ont donné naissance n'ont jamais existé non plus).
Je croirais volontiers (mais c'est une opinion personnelle) que, plus que le machinisme, l'automation, l'écrasement de la personnalité individuelle, etc., etc., et autres arguments qu'on met généralement en avant pour expliquer l'inadaptation de la jeunesse au monde actuel, la cause première de ce phénomène est le bouleversement des structures sociales traditionnelles, issu, si l'on veut, du libéralisme philosophique du XVIIIe siècle.
Depuis les origines de l'humanité, la société reposait sur le principe d'autorité : la femme soumise à l'homme, le jeune homme soumis à l'adulte, le fils soumis au père, l'esclave soumis au maître, l'homme libre soumis au roi, le roi soumis au dieu. Or, depuis le XVIIIe siècle, tout cela a été progressivement remis en question. Au début du XXe siècle ç'a été les femmes revendiquant leur liberté contre les hommes. Maintenant, ce sont les « jeunes » revendiquant leur liberté contre les adultes. Et les adultes suivent le mouvement : les « jeunes » (cet adjectif devenu substantif, ce qui est déjà caractéristique) dominent la littérature, le théâtre, le cinéma. Mouvements de jeunes, groupes de jeunes, émissions radiophoniques de jeunes, Jeune Nation, Nouvelle Vague, Tribune des Jeunes, on dirait que le mot « jeune› est devenu un talisman, un mot magique et qu'on a paré un être de toutes les qualités quand on a dit qu'il a était « jeune ›. A mon sens c'est l'absurdité même, car par définition le « jeune » est un être incomplet, à qui manque la « quatrième dimension » humaine : la mémoire, l'expérience, le sens de la relativité.
C'est une statue ébauchée, un dessin esquissé, ce n'est pas une œuvre d'art complète. Feindre de croire que la « jeunesse » est une vertu en soi, j'entends un vertu morale, c'est se condamner à admettre tous les excès d'une jeunesse enivrée de sa propre puissance, et je suis persuadé que les « blousons noirs » sont, d'abord et avant tout, les victimes de cette erreur insensée de perspective, dont les adultes, et d'abord les parents, sont responsables.
On me reprochera, sans doute, de n'avoir pas fait allusion à l'aspect homosexuel des « blousons noirs » dans l'histoire. Qu'on m'en excuse : car, si les jeunes Noirs d'Afrique ou les jeunes Indonésiens se livrent entre eux à des pratiques homosexuelles dans leurs réclusion pré-initiatique ; si les jeunes aristocrates désœuvrés de toutes les époques pimentent parfois leur vie sexuelle par des jeux d'où les femmes sont exclues, et si, enfin, les mouvements genre « scouts », « patronages » et « jeunesses hitlériennes » sont d'excellents bouillons de culture pour l'homosexualité, l'homosexualité ne constitue un élément essentiel d'aucun de ces groupes. Elle en est ce qu'on appelle, je crois, un épiphénomène. Ce n'est pas une part intrinsèque de ces groupements. Jean Boullet et André Desmon nous diront s'il en va différemment pour les « blousons noirs » d'aujourd'hui.
Arcadie n°84, Marc Daniel (Michel Duchein), décembre 1960