Max Jacob par André Calas
Au mois d'avril 1942, un policier nazi en civil pénètre dans la basilique de Saint-Benoist-sur-Loire et avise un petit groupe de visiteurs que conduit un guide amateur. Il s'approche de lui et lui dit d'une voix sèche :
— Vous vous appelez Max Jacob. Vous êtes Juif.
Le curé Albert Fleureau accourt :
— Mais c'est un excellent paroissien. Il assiste à la messe, la sert et communie tous les matins.
L'homme de la Gestapo tranche.
— Il ne s'agit pas de religion. C'est la race qui compte !
Ce jour-là on n'arrêta pas Max Jacob.
L'intervention du maire de Saint-Benoist fut sans doute efficace. Il avait dit « Ne touchez pas à cet homme. C'est un érudit. C'est un poète ». La barbarie respecterait-elle le génie ?
Le 24 février 1944, vers la fin de la matinée, le sursis que le Destin, que Dieu avait donné à Max Jacob et dont il n'avait pas voulu profiter pour s'enfuir sous un nom d'emprunt, prit fin. Une voiture noire s'arrêta sur la place, trois hommes en descendirent. Ils venaient arrêter le poète, cette fois pour de bon. Ses amis accoururent, ne purent rien faire. Sa logeuse eut ce cri :
— Vous voyez, ça vous a bien servi de tant prier !
De la prison d'Orléans au camp de Drancy, les gendarmes français qui le « transféraient », lui permirent d'écrire quelques lettres à ses amis, à Jean Cocteau, à André Salmon, à Sacha Guitry. Toutes se terminaient à peu près par ces mots : « J'ai confiance en Dieu et en mes amis. Je le remercie du martyre qui commence ».
Son martyre fut bref. Débarquant le 24 février 1944 à Drancy, Max Jacob y mourut cinq jours plus tard d'une double pneumonie. A Drancy trois de ses compagnons, convertis, comme lui, récitèrent en cachette la messe des morts. L'un d'eux, Julien J. London, dit aux hommes qui emportaient son corps vers le cimetière d'Ivry :
— Savez-vous que vous allez enterrer Max Jacob, un grand poète.
L'un d'eux haussa les épaules :
— Jacob, Jacob, il doit rester bien d'autres Jacob ici.
Et pourtant il était unique. Il repose aujourd'hui au cimetière de Saint-Benoist où une rue porte son nom. Le Musée d'Orléans possède une salle Max Jacob et ses « Amis » se rendent régulièrement en pèlerinage sur sa tombe.
Un grand amour : Picasso
De son vivant, au milieu de cette bohème moqueuse et libertine, on a souvent douté de la sincérité de sa foi. « C'est du théâtre », disait-on. Parce qu'il était fantaisiste, qu'il aimait les calembours, les bons mots, la comédie. Pourtant les nombreuses années qu'il passa à l'abbaye et sa mort ne laissent pas de doute sur sa sincérité.
On discerne deux périodes dans sa vie : l'une d'amusements et de folies, l'autre austère et pieuse ; les deux se sont mêlées parfois. Max Jacob était mal à l'aise dans sa peau ; il ne s'aimait pas. Son humilité touchait au masochisme. Il n'aimait ni sa race ni sa religion d'origine, ni sa famille. Il est vrai que celle-ci ne comprenait rien à ses goûts. Il se sentait de tout son être différent des autres, en marge, en révolte. Un lecteur lui écrivit un jour de la Jamaïque avec cette simple adresse « M. Max Jacob, poète et peintre, Paris ». La lettre alla au rebut mais un employé des postes, passionné de peinture, la remarqua et la lui fit parvenir, après avoir découvert son adresse précise. Ravi, Max Jacob le remercia et entama avec lui une correspondance. Comme finalement, ils voulaient se rencontrer, Max l'avertit à l'avance : Je suis un petit vieux (il n'avait que 45 ans) avec une petite figure rougeaude, de grands pieds. Je suis chauve, bête, distrait, méchant, pieux, larmoyant, conteur, bavard... je suis sale, mal habillé, prétentieux, bonasse, jaloux mais assez aimable et poli ».
Tant d'acharnement contre soi-même frise le dérangement mental. Et comme cette tendance à s'humilier reparaît dans beaucoup de ses lettres, jusqu'à la fin de sa vie, on est forcé d'admettre qu'elle n'est pas feinte. La psychanalyse y verrait un profond sentiment d'infériorité, doublé d'une volonté quasi obsessionnelle d'autopunition. Et cela explique en partie sa conversion au catholicisme ; cela explique également pourquoi Max Jacob n'a pas voulu durant l'Occupation se sauver, éviter l'arrestation alors que toute sa famille avait été déjà déportée. On peut même imaginer qu'il porta l'Etoile jaune sans déplaisir.
Ainsi s'expliquent ces vers :
Je suis la honte. Je suis la boue.
Je suis la vidange et la crotte.
Mon œil est un péché.
Né en Bretagne à Quimper le 11 juillet 1876, il vient assez tôt à Paris où il accepte pour vivre de faire toutes sortes de petits métiers, employé de magasin, garde d'enfant, ouvrier menuisier. Il est si pauvre que, pour peindre, il mélange de la cendre de cigarette à la poussière de crayons, de pastel et essaie même de la teinture d'iode. C'est alors qu'il rencontre Pablo Picasso. Ils habitent tous deux dans un atelier misérable 13, rue Ravignan à Montmartre. Picasso n'a que 22 ans, Max, cinq ans de plus mais il est subjugué par la personnalité, l'imagination folle et la volonté dominatrice de son ami. Au physique, Max encore jeune a du charme : des yeux très noirs, perçants avec de longs cheveux d'ébène. C'est Picasso qui le pousse à écrire :
« Que nous avons été heureux, malgré toute notre misère, écrira-t-il plus tard. Picasso me le rappelait : "Tu te souviens Max, quand nous ne pouvions prendre un fiacre ; et maintenant j'ai une voiture de luxe et je m'en fous." »
Dans une lettre à Jean Cocteau, Max a confessé cette passion pour le peintre génial : « Ah, si Picasso avait été comme Maritain, ma vie aurait été un paradis. L'amour-admiration, genre Madeleine, que j'ai pour Picasso est un amour admirable, un hommage rendu à Dieu dans ses créations réussies ».
Lorsque, bien plus tard, Max Jacob fut menacé d'être arrêté sous l'Occupation, André Salmon et plusieurs amis lui proposèrent de le cacher chez eux, il répondit :
— Si je demandais asile à quelqu'un, ce serait à Picasso, comme il est naturel !
Déchiré entre un besoin de pureté – très grand – et ses instincts sexuels – très exigeants – entre le souvenir de son enfance en famille et l'existence bohême qu'il a choisie, entre deux religions, le judaïsme et le christianisme, Max Jacob cherche et apporte un ton nouveau, une conception neuve de la poésie. Finis le vers classique et même le vers libre. Il invente le poème en prose. Il se fait un masque de l'humour ; du burlesque ; du fantasque derrière lesquels il dissimule sa faiblesse, son besoin de tendresse et son angoisse. Ses amis disent qu'il n'est jamais sérieux ; il l'est mais il le cache :
— Je me suis appliqué, dit-il, à saisir en moi les données de l'inconscient, les mots en liberté, les associations hasardeuses des idées, les rêves de la nuit et du jour, les hallucinations.
Cet art nouveau qui va être celui de la poésie moderne, de la peinture, de la musique du XXe siècle, est issu bien évidemment des découvertes de Freud sur les zones cachées de la conscience. Nous sommes loin de la clarté cartésienne. Max Jacob ouvre la voie à toute une cohorte de jeunes poètes, plus ou moins surréalistes qui mêleront les sortilèges du rêve et du fantastique au goût du burlesque, de la drôlerie, de l'humour : Blaise Cendrars, Aragon, Philippe Soupault, Desnos, Michaux, Prévert. Le Cornet à dés, son chef-d'œuvre, est plein de ces trouvailles : « Un incendie est une rose sur la queue ouverte d'un paon ». Ou : « Elle est si lasse que les paupières des renoncules se ferment sur son chapeau ».
Les doigts surchargés de bagues
Sa foi profonde (le 22 septembre 1900), il a une vision du Christ qu'il a décrite longuement) ne l'empêche pas de s'abandonner à ses passions homosexuelles. C'est l'époque où selon André Salmon il s'intéresse à « plusieurs malfaiteurs, à des misérables traqués par la police ». C'était chez lui un acte de charité, payé, récompensé par quelque attendrissement. Un jour il s'est excusé de manquer un rendez-vous en invoquant ce prétexte « je dois recevoir un jeune cambrioleur de mes amis ». Plus tard, il aura une assez longue liaison avec le jeune écrivain Maurice Sachs qui lui fut aussi un peu voleur, un peu dénonciateur.
Max encore jeune est habillé comme un excentrique : talons hauts, chaussettes rouges, capes et chapeau de dandy, cravates de couleurs voyantes qu'il change selon les indications de l'astrologie. Il a les doigts chargés de bagues.
Et soudain en 1921, lassé de ce genre de vie, il quitte Paris pour l'abbaye de Saint-Benoist-sur-Loire sur les conseils d'un jeune prêtre converti comme lui, l'abbé Weill. Désormais, il ne portera qu'un béret, une pauvre pèlerine et des sabots :
— J'ai ma cellule au plâtre blanc, mon lit blanc, sans tapis devant, écrit-il, quelques rayons de planches et un lavabo de bonne.
Il reviendra à Paris vers 1928 pour se retirer définitivement à Saint-Benoist en 1936. Levé dès six heures, il assiste chaque matin à la messe, communie, écrit de nombreuses lettres, retouche des poèmes et peint en s'inspirant de cartes postales. Il reçoit encore de temps en temps quelque jeune admirateur ce qui fait dire à sa logeuse « Encore un qui vient prendre des leçons de poésie ! ».
Mais désormais pour lui l'essentiel n'est plus la poésie, ni l'art, ni l'amour mais la vie mystique. Il se préoccupe de convertir ceux qui viennent le soir. Un médecin qu'il a amené à la religion a dit de lui « Ce mystérieux bonhomme tenait caché sous son ample manteau un gros morceau de soleil dont il m'a donné une miette ».
Que pouvait lui faire alors l'approche de la mort ! Il ne l'a pas évitée. Il l'a attendue avec résignation et sans doute avec joie.
Arcadie n°206, André Calas, février 1971
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